INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Capitalisme, genres et communisme

L’insurrection généralisée qui détruira les hommes et les femmes

 

 

 

 

 

Ce texte présente l’état actuel de nos réflexions sur la question du rapport entre genres et classes. C’est aussi une tentative de synthèse des autres articles et textes de ce numéro d’Incendo. Il n’a donc rien de figé ni de définitif et il est à considérer comme une contribution à un débat nécessaire.

 

 

 

 

QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES

Aux origines1

La sexuation caractérise, semble-t-il, toutes les sociétés existantes ou ayant existé. Elle implique nécessairement une assignation des individus à un rôle social déterminé, mais avec des « degrés » de domination masculine variables.

On ne saurait trop dater ni expliquer l’apparition de cette sexuation, qui remonte sans doute à la préhistoire. La maternité et ses contraintes sont généralement avancées comme explication de l’origine de la sexuation. Selon ces hypothèses, la grossesse et l’allaitement empêchaient les « femmes » de participer pleinement aux autres activités du groupe, par exemple à la chasse. De là, un glissement se serait opéré de la protection des femmes enceintes (vitale pour la survie du groupe) à la « protection » des femmes en raison de leur potentielle capacité reproductrice. Mais cela ne nous apprend rien sur l’apparition du groupe des femmes, ce qui revient à dire que ce groupe serait une entité naturelle. De même, la grossesse est perçue comme un phénomène naturel, et non comme un processus organisé socialement. Présente dans toutes les sociétés connues, la sexuation a pris diverses formes dans les sociétés primitives. Si, dans tous les cas, les hommes détiennent le monopole des armes et du pouvoir politique, cela n’entraîne pas automatiquement une domination masculine totale (celle-ci est parfois contrebalancée par le pouvoir économique des femmes).

Selon Friedrich Engels, dont les thèses ont eu une grande influence sur le mouvement socialiste, la domination masculine trouve son origine dans l’apparition de la propriété privée (la sédentarisation et l’agriculture permettant la constitution de surplus appropriables). Cependant, les découvertes en ethnologie remettent en cause cette vision, car on trouve des formes de domination masculine dans certaines sociétés primitives (y compris chez des chasseurs-cueilleurs), pourtant égalitaires sur le plan économique (c’est-à-dire qui ignorent la richesse et la pauvreté).

Néanmoins, l’émergence de sociétés non égalitaires (d’un point de vue économique) entraîne le renforcement de la domination masculine. Dans certaines sociétés où le pouvoir était (à peu près) partagé, la question est tranchée en faveur des hommes. De l’apparition de la propriété privée découle le besoin d’assurer la transmission du patrimoine et donc la filiation ; d’où la nécessité d’organiser la reproduction par le contrôle du ventre des femmes. Cela se traduit par leur appropriation (tel du bétail) par le père ou le mari via la famille et le mariage. Si la hiérarchie entre hommes et femmes recouvre des degrés variables selon l’organisation de la société, la domination masculine devient très nette avec l’apparition des sociétés de classes.

Au cours des millénaires et dans la majorité des sociétés, cette domination masculine, afin d’assurer perpétuation et stabilité, s’institutionnalise (Etat, droit, religion, politique, etc.), bien que sous des formes différentes. La famille en est un élément essentiel, car elle permet la filiation/descendance et la transmission du patrimoine (longtemps constitué principalement de terres), et donc d’assurer une certaine stabilité sociale2. En ce sens, on peut parler de patriarcat ou de société patriarcale (pouvoir institutionnalisé de l’homme chef de famille).

 

Périodes médiévale et moderne3

Durant cette période, la population est très majoritairement rurale et paysanne. Le foyer (qui correspond à la famille) est alors une unité de production et de reproduction.

Les femmes participent aux activités agricoles, seules (par exemple le potager) ou avec les hommes. Leurs tâches ne sont pas forcément dévalorisées, car elles sont tout autant importantes pour la survie et la production (principalement destinée à la consommation familiale, et à l’entretien de la noblesse et du clergé). Les tâches réalisées par les femmes, et que l’on qualifierait aujourd’hui de « ménagères » (cuisine, lessive, ménage), sont alors très réduites et non distinctes des autres activités. Quant à l’élevage des enfants (notion qui n’apparaît qu’à la fin du XVIIIe siècle4), il était également fort sommaire. Bien que les femmes soient les maîtresses de maison, les hommes sont les chefs de la famille (une famille le plus souvent élargie), sur laquelle ils détiennent un fort pouvoir. La vision d’une période très sombre, notamment marquée par une religion profondément misogyne (les femmes sont des créatures du diable, n’ont pas d’âme ; chasse aux sorcières, etc.), est, semble-t-il, à nuancer5.

A noter que les femmes sont très impliquées (souvent aux premières loges) dans les luttes, émeutes de la subsistance, luttes pour le pain, qui émaillent la période moderne et trouvent leur point culminant dans les années 1789-1795.

 

XIXe siècle6

L’arrivée au pouvoir de bourgeoisie marque tout d’abord un recul pour la situation des femmes. Par la suite, le Code Napoléon (1804) institue leur infériorité ainsi qu’une véritable ségrégation : les femmes n’ont quasi aucun droit, si ce n’est celui d’obéir aux hommes (leur père ou leur mari), et sont considérées comme mineures (et ce jusqu’en 1965 !).

La littérature et la science de l’époque les présentent majoritairement comme des êtres inférieurs, incapables intellectuellement et physiquement de faire autre chose que s’occuper des enfants et du foyer.

Néanmoins, la nouvelle idéologie égalitariste bourgeoise (avec notamment la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) permet d’imaginer une égalité formelle entre hommes et femmes, hypothèse jusqu’alors impossible. L’idéologie de la classe capitaliste (qui va elle-même évoluer) devient très logiquement l’idéologie dominante, lui permettant ainsi d’assurer sa position et de pérenniser le système : liberté, démocratisme, valeur travail, réussite, compétition, individualisme, etc. Le ver capitaliste est dans le fruit patriarcal.

L’industrialisation du XIXe siècle, en dépossédant les travailleurs des moyens de production et de subsistance, crée une réelle séparation entre lieu de production (salariat/usine/hommes) et lieu de reproduction (foyer/femmes). Les sphères publique (masculine) et privée (féminine) apparaissent. C’est une grande nouveauté qui va complètement réorganiser les rapports entre hommes et femmes7.

Le capitalisme, en pleine expansion, s’appuie sur les structures existantes et notamment sur le patriarcat8. Dans un premier temps, la main-d’œuvre féminine et infantile, de faible coût (tout au plus 50 % du salaire d’un homme), est massivement utilisée par les exploiteurs. Mais, au milieu du siècle, les éléments les plus clairvoyants de la classe capitaliste y voient le risque d’une « dégénérescence » physique et morale des futurs prolétaires (les conditions de travail et de vie sont telles que la majorité des jeunes ouvriers sont exemptés de service militaire pour cause de petite taille, de malformations, de maladies, etc.). Une partie des ouvrières est alors renvoyée au foyer pour assurer une réelle reproduction de la force de travail9 (lois réglementant le travail des femmes et des enfants) : c’est la naissance du travail domestique. Il n’est pas surprenant que ce rôle incombe aux femmes, car le capitalisme, tout en les transformant, s’est appuyé sur les modes d’organisation et de domination préexistants, en l’occurrence le patriarcat. Après avoir mis sens dessus dessous la famille traditionnelle et altéré la figure du père (chez les prolétaires par le travail en usine), c’est le modèle bourgeois de la famille qui est mis en avant : apparition de la sphère privée (associée aux femmes), donc de l’intime, renforcement de la notion d’enfant (et de l’amour maternel), du mariage prétendument basé sur l’amour, autorité du chef de famille, intrusion croissante de l’Etat dans le processus de reproduction de la force de travail (éducation, médecine), etc. Autant d’éléments de nouvelles normes sociales alors mis en place qui vont se développer tout au long du XXe siècle.

 

Seconde moitie du XXe siècle10

Tout au long du XXe siècle, le capitalisme transforme avec une vitesse croissante la société et tous les aspects de la vie. C’est dans la seconde moitié du siècle, qui correspond à l’entrée massive des femmes sur le marché du travail et au développement de la société de consommation, que les plus importants changements dans les rapports entre hommes et femmes interviennent.

L’entrée massive et directe des femmes dans le salariat leur permet d’obtenir une certaine indépendance économique (vis-à-vis du mari ou du père) alors que, progressivement, c’est l’égalité formelle qui s’impose11. L’autorité du chef de famille en prend (encore) un coup, mais reste (toujours) très prégnante et les femmes ont (toujours) la charge du travail domestique, c’est-à-dire de la reproduction de la force de travail. Quant à leur salaire, très inférieur à celui des hommes, il n’est qu’un salaire d’appoint. Cette situation apparaît inacceptable pour beaucoup et cela ouvre la voie aux luttes de femmes des années 1970 : Mouvement de libération des femmes (MLF), Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), etc. Comme disait Engels, « Quand il y aura égalité des droits, c’est là que ça va commencer la castagne »12. Les conditions matérielles d’existence des femmes connaissent au cours de cette période de puissants bouleversements ; la légalisation de la contraception et de l’avortement en sont le signe et la conséquence. Si ces mesures sont des coups fatals portés au patriarcat, elles s’inscrivent (tout comme les luttes féministes) dans un processus de modernisation du mode de production capitaliste en France, mais aussi dans les autres pays occidentaux qui connaissent alors des réformes similaires. Le capitalisme ne « libère » pas les femmes pour rien.

Cette entrée massive des femmes dans le salariat signifie aussi leur implication directe et massive dans la lutte des classes, dans les usines mais aussi le secteur tertiaire (grands magasins, banques), non plus en tant que femmes de prolétaires, mais bien comme des femmes prolétaires. Les situer dans le mode de production capitaliste comme prolétaires est insuffisant, il faut aussi préciser qu’elles sont femmes. Les modalités de l’exploitation définissent les modalités de la lutte : les émeutes de subsistance « pour le pain » dans lesquelles les ménagères jouent un rôle central font place aux grèves pour des augmentations de salaire (aujourd’hui, avec euphémisme, pour « l’augmentation du pouvoir d’achat »), voire pour l’égalité salariale avec les hommes ce qui, dans les deux cas, ne réjouit évidemment pas les patrons13. Les années 1970 sont notamment caractérisées par l’apparition de grèves féminines (parfois avec occupation) au cours desquelles émergent des questions de genres généralement occultées dans les luttes mixtes14 (garde des enfants, repas du mari, etc.) ; la sphère privée s’en trouve ébranlée. Les luttes de femmes sont ensuite prises dans le reflux général de l’activité des prolétaires de cette période (crise, chômage, restructuration).

Au début des années 1980, les gouvernements favorisent le développement du travail précaire, du temps partiel, qui touche particulièrement les femmes, parce que plus adapté à l’élevage des enfants (là encore, il n’est pas question d’altruisme, mais de temps partiel forcé15). Ce type de contrats se développe largement dans la décennie suivante et concerne de plus en plus les hommes (cela permet de tirer les salaires et les conditions de travail de tous vers le bas, et de mettre en place flexibilité et précarité).

Par ailleurs, les emplois dans lesquels les femmes se retrouvent majoritaires et majoritairement sont bien spécifiques, et dans le prolongement des constructions genrées (par exemple, dans les entreprises de nettoyage16, soins à la personne, métiers de l’enfance – métiers peu valorisés, et donc peu payés).

De nouveaux problèmes prennent de l’ampleur : double journée de travail, différences de salaires, sexisme et oppression des femmes au travail.

L’idéologie égalitariste avait ouvert la porte à l’idée d’égalité entre hommes et femmes. Cela devient une « possibilité » dans cette période, parce que pour le mode de production capitaliste le genre de celui qui produit la marchandise ne change théoriquement rien à la valeur de la marchandise (travailleur anonyme, travail humain abstrait sexuellement indifférencié). Cependant, le maintien d’une forme de sexuation (réagencée) permet aussi de satisfaire les intérêts immédiats des capitalistes (division supplémentaire des prolétaires, mise en concurrence, différences de salaires, etc.).

Car cette « libération » des femmes par le salariat répond surtout à un besoin de main-d’œuvre à bas coût et de relance de la consommation. Le capitalisme ne libère les femmes du patriarcat que pour mieux les exploiter. Les luttes féministes y sont aussi pour quelque chose, mais s’inscrivent dans ce processus ; ce n’est pas qu’un rapport de force qui a entraîné ces bouleversements : c’est le capital qui a modifié la forme de la sexuation pour l’adapter à ses besoins. Les chaînes changent de formes et de mains, passant de celles des hommes à celles de l’Etat, donc du capitalisme, d’une appropriation individuelle structurante à une appropriation collective17.

 

Aujourd’hui18

On assiste depuis déjà bien des années à une explosion de la famille nucléaire classique, qui n’est plus le seul dispositif permettant la reproduction de la force de travail (augmentation des divorces, familles monoparentales, familles recomposées, reconnaissance sociale des couples homosexuels, adoption, fécondation in vitro, etc.). Le mariage traditionnel est devenu obsolète. Mais le modèle persiste et le couple, qui reste le dispositif indispensable au contrôle des naissances, n’est plus une structure figée et s’est libéralisé. Le turn over dans les relations est beaucoup plus fréquent (la monogamie est généralement remplacée par une monogamie en série). La persistance du couple peut notamment s’expliquer par les difficultés économiques qui poussent à s’associer pour élever un enfant19. Les sociologues peuvent tenter d’expliquer cette situation, mais il est clair que la famille traditionnelle n’est plus aujourd’hui adaptée aux évolutions de la société ; elle est par exemple un frein à la mobilité des travailleurs. Néanmoins, l’Etat a toujours besoin d’une structure de référence pour la reproduction de la force de travail et, durant la période d’élevage, pour la reproduction de l’idéologie dominante (il ne s’agit pas de faire des enfants mais de futurs prolétaires).

Malgré des évolutions depuis les années 1970, ce sont toujours les femmes qui, principalement, ont en charge la reproduction de la force de travail : c’est-à-dire l’effectuation du travail domestique et donc surtout l’élevage des enfants. Le nombre de familles monoparentales (majoritairement des mères assurant seules l’élevage d’enfants) montre que l’homme n’est même plus indispensable à cette tâche20.

Avec la salarisation massive des femmes, c’est aussi la figure de la femme au foyer qui disparaît, remplacée par celle de la travailleuse ou de la chômeuse (qui doivent toujours, mais différemment, effectuer les tâches domestiques).

La persistance des inégalités de salaire (moins flagrantes qu’au XIXe siècle ou dans les années 1970) s’explique entre autres par le fait que le travail des femmes est toujours majoritairement un travail précaire, à temps partiel, non qualifié, souvent cantonné dans des secteurs quasi féminins (entretien, social, santé, métiers de l’enfance, etc.) et que la maternité est un frein à l’évolution des carrières. Certains secteurs se sont largement mixifiés depuis quarante ans alors que d’autres débutent seulement ce processus, non sans difficultés, y compris les bastions masculins qu’étaient la police et l’armée21. On assiste également à une lente, mais semble-t-il inéluctable féminisation des classiques postes de pouvoir ou prestigieux (à noter que les filières universitaires et les grandes écoles ne se sont mixifiées que très lentement depuis les années 1970)22.

D’autres manifestations de la domination masculine persistent : violences faites aux femmes, viol, sexisme, etc. On peut même se demander si, en raison de tous ces changements et la transformation de la sphère publique, on n’assiste pas à un repli (un renforcement) de la domination masculine sur la sphère privée et dans les relations interindividuelles (dans la rue, par exemple). A cette réalité sont, semble-t-il, soumises les femmes de toutes les classes (de la même manière ?). C’est cette réalité qui peut permettre une lecture aclassiste, alors que les genres et la domination masculine ont clairement une utilité pour toute société de classes et que violences et viols sont sans doute bien plus une conséquence de cette domination qu’une cause.

Une tendance marquante de ce début de XXIe siècle est la mixité croissante de la classe capitaliste au sens strict du terme. La bourgeoise n’est plus, comme dans les années 1970, l’épouse du bourgeois, mais celle qui a directement des intérêts dans le capital : femme chef d’entreprise, DRH, cadre sup, etc. Cette tendance semble s’accentuer depuis quelques années, suite à la publication de nombreuses études, analyses et recommandations montrant les profits que peuvent tirer les entreprises de cette mixité (très sensible depuis la crise de 2008, qui a montré que les entreprises dirigées par des femmes auraient moins souffert que les autres)23. Il s’agit bien de ne pas se priver de compétences et d’avantages économiques certains. La fraction la plus « éclairée » de la classe capitaliste a été convaincue du caractère positif de cette mixité, et nombre de grandes entreprises mènent depuis quelques années des politiques visant à féminiser direction et encadrement. Rien à voir avec des questions d’ordre éthique, même si l’image de l’entreprise peut y gagner et que les mentalités des patrons peuvent aussi évoluer24. Bien entendu, être exploité par une femme ne rend pas l’exploitation plus douce…

Idéologie démocratique et égalitaire oblige, les femmes accèdent aussi à des postes de pouvoir politique dans de nombreux pays, et il ne s’agit plus de surprenantes exceptions. C’est une grande nouveauté, car depuis qu’existe la sexuation le pouvoir politique était le monopole des hommes. Si l’on ajoute à cela la massive salarisation des femmes, il est clair que la sphère publique est en cours de transformation et a perdu le caractère masculin qui la caractérisait (ce changement n’a de réel intérêt que pour les femmes bourgeoises). On ne peut en dire autant de la sphère privée qui reste, elle, un domaine féminin25. Car il s’agit aussi d’assurer une reproduction de toutes les classes, de toute la population, et donc des rapports sociaux capitalistes. Les femmes bourgeoises tout comme les femmes prolétaires restent déterminées par leur fonction reproductrice (même si plus elles montent dans la hiérarchie sociale moins elles font d’enfants26). La classe capitaliste a elle aussi besoin d’assurer sa reproduction (ne serait-ce que pour assurer filiation et héritage).

Cette évolution porte un coup sévère à l’« idéologie » patriarcale, sans pour autant remettre en question la sexuation dont politiciennes et patronnes tirent profit : salaires des femmes plus bas, temps partiels, mais aussi reproduction de la force de travail. Leurs intérêts sont par définition contradictoires à ceux des prolétaires, hommes et femmes.

Cette mixité croissante de la classe dominante (femmes, hommes, hétéros, homos27, noirs, blancs, jaunes, etc.) a certes pour conséquence de masquer, partiellement, les oppressions de genres, mais elle est surtout le reflet d’une réalité : la marchandise se fout du genre du prolétaire et encore plus de celui du capitaliste. Ces évolutions ne peuvent, on l’a vu, représenter une avancée pour le groupe des femmes, mais bien pour les femmes bourgeoises seulement, et doit mettre en garde contre une lecture aclassiste de la sexuation. Dans un premier temps, cette tendance à la mixité maintient (renforce ?) les identités genrées ; mais on peut se demander si, à plus long terme, cela pourrait entraîner, si ce n’est une dissolution, du moins une restructuration des identités genrées et de la sexuation.

Les évolutions des rapports de genres depuis le XIXe siècle et le développement du mode de production capitaliste ne peuvent que questionner l’utilisation du terme « patriarcat28 » pour qualifier la domination masculine. A ne pas les prendre en compte on risque de glisser vers la vision anhistorique d’un patriarcat ayant toujours existé (et qui donc existera toujours). Le patriarcat étant une forme d’organisation sociale, politique et juridique fondée sur/pour la perpétuation du pouvoir des hommes (au détriment des femmes), ce terme ne nous paraît pas adéquat pour qualifier notre société où ce sont en majorité des hommes qui détiennent le pouvoir.

En 1998, Paola Tabet, évoquant ces changements, avançait l’hypothèse d’une libération (capitaliste) des femmes, comparable à celle des serfs (qui a entraîné des bouleversements, et notamment le passage à un nouveau mode de production). Avec la fin du patriarcat (mais non de la domination masculine) dans certains pays, le passage d’une appropriation structurellement sur un mode individuel à une appropriation sur un mode collectif, l’évolution de la famille, l’intégration des femmes à la sphère publique et la transformation de celle-ci, on peut se demander si l’on n’assiste pas à une restructuration du rapport entre hommes et femmes. Cette domination/intégration de ce rapport par le capital, sensible dès les débuts du capitalisme, s’est considérablement accentuée et accélérée dans la seconde moitié du XXe siècle, et jusqu’à nos jours où elle est toujours en cours. On peut rapprocher ce processus du passage d’une domination formelle du capital sur le travail à une domination réelle : le passage à la domination réelle du capital sur le rapport entre hommes et femmes (sexuation persistante mais restructurée).

 

Question 1

Quelles peuvent-être les conséquences de la crise économique actuelle ? Les mesures de rigueur et coupes budgétaires contre les services publics et le secteur social au niveau européen touchent souvent les femmes (santé, fermeture d’hôpitaux, mesures familiaristes pour les sortir du marché du travail, etc.), mais surtout les femmes prolétaires (les autres ont les moyens d’avoir recours au secteur privé). Néanmoins, la crise de 1973 a montré que les mesures visant à renvoyer les femmes au foyer n’ont qu’un impact marginal. Au contraire les experts de l’OCDE considèrent que la poursuite et l’accentuation de la salarisation des femmes est la clé de la croissance de demain29.

 

Question 2

Qu’en est-il réellement des luttes de femmes prolétaires aujourd’hui en France ? Dans les années 1970, les grèves de femmes prolétaires étaient encore inhabituelles. Elles pouvaient porter des revendications de type féministe (égalité des salaires), avaient des conséquences sur le foyer (garde des enfants, « et qui c’est qui va laver mes chaussettes ? », etc.) et, dans leur déroulement, entraînaient une opposition flagrante avec les hommes. Aujourd’hui, les grèves de femmes ne paraissent plus exceptionnelles. Il semble qu’elles n’aient plus le caractère flagrant d’une opposition entre hommes et femmes (encadrement patronal et syndical ainsi que main-d’œuvre se sont mixifiés ; les différences de salaires masculins et féminins existent mais ne sont plus autant abyssaux30). Quant aux conséquences sur le foyer, elles sont toujours d’actualité. Le problème de la double journée de travail est une réalité pour toute femme prolétaire et, de fait, la question de l’effectuation du travail domestique se pose dès qu’elle fait grève. En outre, le niveau de la combativité prolétarienne est relativement faible, et les infos sur les grèves ne sont pas abondantes, encore moins sur leurs conséquences sur le rapport de genres (notamment au sein du foyer).

 

 

 

QUE FAIRE ?

Ce qu’en pensent les féministes

« Certaines féministes sont vulgaires, malhonnêtes et haineuses. »

« Et je cherche en vain des raisons de leur donner tort. »

Tag et sa réponse sur un mur de Valence, en 2006.

 

Quelles sont les luttes menées par des groupes féministes aujourd’hui ? Si il n’y a plus de mouvement d’ampleur comme dans les années 1970, quelques organisations, groupes et courants féministes existent tout de même… On ne peut parler de féminisme au singulier. Comme il y a quarante ans, il s’agit plutôt d’un fourmillement d’idées, de pratiques, et de débats contradictoires qui s’enrichissent et qui s’opposent mutuellement. De nombreuses tendances existent, qui semblent bien peu tranchées, très perméables. On ne saurait en rendre compte exhaustivement (l’exposé qui suit pourra donc paraître quelque peu caricatural). Voici donc quelques-unes de leurs positions.

Une approche largement répandue est le militantisme pour la défense des droits des femmes : ligues en tous genres pour la défense des droits des femmes, Chiennes de garde, Ni putes ni soumises, Marche mondiale des femmes et consorts. La domination masculine est perçue comme une série de défauts qu’il suffirait de corriger. Il faut donc en référer à l’Etat, et faire pression sur lui (notamment par des campagnes de lobbying auprès des institutions) pour améliorer la « condition des femmes ». Parmi les principaux axes de bataille, on trouve : la parité, les discriminations à l’embauche, l’égalité salariale, le voile, la défense du droit à l’IVG, l’adoption et le mariage homosexuels, etc. Ces campagnes ont au mieux un effet superficiel sur la domination masculine et sur la sexuation, et encore, elles s’inscrivent dans les évolutions du capitalisme. Elles le renforcent en y aménageant la « condition des femmes », et en prônant la démocratie et l’égalité entre hommes et femmes, ce qui n’ouvre évidemment pas sur une perspective d’abolition des genres. On peut aussi trouver que c’est une aberration, pour une féministe, d’en référer à l’Etat, qui organise et entérine la domination masculine.

Des groupes mènent aussi des campagnes de sensibilisation « à destination du grand public », visant à faire évoluer les mentalités : contre les jouets sexistes, contre le publisexisme, contre le viol et les violences faites aux femmes, pour la contraception… (souvent menées par des associations comme le Mouvement pour le planning familial, et d’autres, moins institutionnelles). Si l’on peut parfois en apprécier le caractère informatif, invitant à la réflexion (voire plus), on ne peut qu’en regretter les limites : ces campagnes ne peuvent toucher qu’une infime minorité de personnes, et ont un impact très réduit. On y retrouve les thèses selon lesquelles le sexisme puise son origine dans l’éducation, les médias, la pub, qui deviennent donc des enjeux : c’est en modifiant l’éducation, en épurant les médias et la pub que l’on pourra abolir le sexisme. Mais l’oppression des femmes repose sur des bases bien plus profondes, et dont l’éducation n’est qu’un vecteur.

Il est parfois reproché aux structures qui organisent ces campagnes de délaisser le « terrain de la lutte » pour agir dans l’urgence, voire de « cogérer aux côtés des hommes et de l’Etat la misère des femmes ». Toutefois, ces campagnes – et les structures qui les organisent – sont davantage qu’un pansement sur une jambe de bois. Certes, que ce soient par exemple les plannings familiaux (accès à la contraception, à l’avortement, soins gynécologiques, etc.), les centres d’accueil d’urgence (pour femmes battues ou autres), les structures d’écoute et de conseil, ce n’est pas toujours la panacée. Mais il existe actuellement bien peu d’autres solutions, et cela permet à beaucoup de femmes de survivre au quotidien ou de se sortir de situations merdiques.

Outre ce militantisme de terrain ou de bureau, nombre de groupes ou personnes non institutionnels (allant de l’anarkaféminisme aux lesbiennes et féministes radicales, matérialistes, etc.) ainsi qu’un important secteur de recherches universitaires, mènent des analyses souvent pertinentes, qui mettent en avant la nécessité de l’abolition de la « société patriarcale » et des genres ; et souvent aussi, l’abolition de toutes les formes d’oppression (au rang desquelles figure parfois l’exploitation capitaliste).

Ces thèses plus radicales (ne bénéficiant pas toujours des mêmes moyens de diffusion), sont moins visibles du grand public, moins ou pas médiatisées. Ces idées et pratiques sont diffusées par le biais de journaux, brochures, émissions de radios, livres, films, affiches et tracts, etc. Les thèses de Christine Delphy des années 1970 ont une grande influence, ainsi que celles de Paola Tabet, Colette Guillaumin, Monique Wittig, et bien d’autres. On rencontre souvent l’idée que le patriarcat est à l’origine du capitalisme (qui est un sytème d’hommes blancs hétéros), et qu’abattre le premier (l’ennemi principal) entraînera nécessairement la fin du second. La vision du rapport entre hommes et femmes comme « exploitation d’une classe par une autre »31 est assez répandue.

Ces réflexions abordent tout autant les mouvements sociaux32 que le quotidien des femmes. Mais on peut remarquer une fréquente confusion entre toutes les formes de dominations (sexisme, racisme, capitalisme, spécisme, validisme, âgisme, etc.), mises sur un pied d’égalité et non envisagées sous l’angle de leurs origines ni de leurs fonctions dans l’époque actuelle.

Parmi les angles de réflexion, on retrouve la critique de l’hétérosexualité définie comme une norme qui organise la sexualité pour la reproduction. La pression à l’hétérosexualité a été violemment critiquée dès les années 1970 par le MLF ou par des groupes homosexuels tels que le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR). Aujourd’hui, bien que l’homosexualité tende de plus en plus à être intégrée par le capital, la critique de l’hétéronorme et de son pendant, la pression à la maternité, ont toujours lieu d’être. Cette critique peut aboutir à la théorie du lesbianisme comme stratégie politique. On ne peut que déplorer que cela aille parfois jusqu’à des tendances séparatistes anti-hommes, dénonçant l’hétérosexualité comme une forme de collaboration avec l’ennemi ou de soumission volontaire. Par cette posture, il s’agit de refuser la domination masculine, mais certainement pas le sexisme, et encore moins les genres…

On assiste aussi, y compris dans les milieux les plus radicaux, à un retour des thèses essentialistes. Tout un pan des réflexions féministes aboutit à une valorisation de « l’être femme », à une défense d’une prétendue « nature » féminine, galvaudée par le patriarcat et le capitalisme, et qu’il s’agirait de retrouver (pour renouer avec une façon « femme » de vivre et d’agir). La néopaganiste américaine Starhawk, qui se revendique comme sorcière, en est l’extrême caricature. Ces théories prônent un « retour au naturel » et défendent l’idée (bien sexiste au demeurant) que les femmes sont beaucoup plus proches de la nature (« des arbres », voire même « des étoiles », et pourquoi pas des animaux ?) que les hommes. La maternité, vue comme « tellement naturelle » et parfois comprise comme une « force », doit donc être valorisée. Ces thèses vont souvent de pair avec une idéalisation des sociétés précapitalistes, et avec la volonté de se réapproprier des techniques et savoirs anciens (genre l’allaitement, les plantes abortives, les langes tellement plus écolo que les couches !)33.

L’idée de se défaire de la norme sociale pour renouer avec sa « nature-femme » est un retour à l’essentialisme. Chez ces féministes, les genres sont perçus et critiqués comme des rôles sociaux imposés, mais c’est au bénéfice d’une identité prétendue « véritable », « naturelle ». On y retrouve l’influence de théories des années 1970, en particulier celles d’Antoinette Fouque et de la revue Sorcières. Il n’y a évidemment aucune perspective de dépassement des genres dans cette optique, bien au contraire, ni de dépassement de quoi que ce soit, d’ailleurs.

Certains de ces discours sont marqués par un refus (une occultation ?) du conflit qui serait spécifiquement masculin. Ceci est relié à l’idée de sororité34, car il s’agit de faire front, malgré les désaccords, face à l’oppresseur. On remarque une volonté de rendre vivante et de valoriser la mémoire des mouvements féministes, démarche qui va parfois jusqu’à en nier les conflits, les erreurs et les contradictions.

Le mot d’ordre de la réappropriation du corps est très présent dans les réflexions féministes. Depuis les années 1970, « mon corps m’appartient » est demeuré un credo. Cela peut concerner autant le « choix » d’être mère ou non, le viol, que les normes esthétiques ou la médecine. Ce mot d’ordre est une réponse à l’appropriation des femmes par les hommes. Aspect que certains théoriciens d’ultragauche ont été incapables de prendre en compte, en reprochant aux féministes de défendre et d’étendre ainsi la notion de propriété privée.

Parmi les différentes pratiques des féministes, la non-mixité est toujours d’actualité et provoque toujours des polémiques, qu’elle soit envisagée comme un moyen ou comme une fin en soi. Les femmes étant isolées les unes des autres (chacune dans son foyer, par exemple), se réunir, se retrouver pour partager expériences et réflexions puis pour s’organiser est fondamental. S’organiser entre opprimées, quoi de plus logique ? Quoi de plus logique aussi que de se réunir sans le camp des oppresseurs ? La non-mixité peut amener tout aussi logiquement des prolétaires et des bourgeoises à s’organiser ensemble, ce qui n’est pas sans poser d’autres problèmes… Cependant, le conflit entre les genres ne peut se résoudre que par la dissolution des catégories hommes et femmes. Il est donc nécessaire que le sujet soit aussi posé en mixité.

Le féminisme manque souvent d’une analyse globale cherchant à comprendre les liens entre les rapports de classes et les rapports de genres. Une vision historique nous montre un système patriarcal fluctuant, ayant connu et connaissant des évolutions perpétuelles, modelé par les modes de production successifs (aujourd’hui le capital, lui-même sans cesse en mouvement). Pourtant, une tendance actuelle base ses réflexions sur une vision anhistorique. Cela entraîne une confusion dans l’analyse du problème, dans les perspectives et dans les pratiques (comme s’il suffisait de reprendre les slogans et les méthodes du MLF d’il y a quarante ans).

 

Note 1 : la déconstruction

La « déconstruction » est une idée (et une pratique) que l’on rencontre actuellement dans une partie du mouvement féministe35. Elle prend comme point de départ l’idée que les genres sont des constructions sociales et que « le privé est politique ». Il s’agit, à partir d’une prise de conscience individuelle (ou en petits groupes), de modifier ses comportements pour corriger ses constructions sexistes et, à terme, faire disparaître le sexisme.

De là, le personnel prend une importance surdimensionnée par rapport au structurel, parfois jusqu’à devenir le seul terrain d’action. « A cause de l’importance démesurée accordée à l’expérience subjective, […] la politique de la subjectivité devint une “ intériorité ”, c’est-à-dire un changement personnel sans changement de la société36. »

Avec l’argument « le privé est politique », on reconnaît que la sphère privée est organisée socialement, qu’elle n’est pas en dehors de la société, et que nos rapports personnels en font partie. Le privé est donc, lui aussi, un lieu de contradictions, de conflits, voire de luttes. Les grèves et mouvements sociaux, dans la sphère publique, où les femmes sont impliquées, ont nécessairement un impact sur la sphère privée (le foyer, la famille : « Qui c’est qui va me faire cuire mon steack ? » « Chérie, où est-ce que tu ranges les draps ? ») En l’absence de tels mouvements, l’activité des militantes se replie sur la sphère privée, et s’y cantonne. Un glissement s’opère : « Le politique, c’est le privé ».

La déconstruction consiste en une remise en cause individuelle et personnelle des genres, vus comme des identités figées, comme un vêtement qu’il suffirait de choisir d’enlever. Or si les genres sont une construction sociale, il n’est pas possible de s’extraire des rapports sociaux dont ils sont la manifestation. On ne peut pas choisir de ne plus être un homme ni une femme, car dans cette société il n’existe que deux cases. A la sécu, on sera toujours soit 1, soit 2.

Autrement dit, il y a une incohérence entre la reconnaissance de structures et rapports sociaux et la volonté de s’en affranchir par une action individuelle. Pendant qu’on fait des efforts pour se déconstruire, cette construction sociale continue d’agir sur des milliards de personnes, y compris sur soi37.

La déconstruction pose le problème du choix dans cette société : peut-on choisir de se déconstruire ? qui peut le faire ? Une femme célibataire sans enfants aura peut-être plus d’énergie à consacrer à sa déconstruction qu’une mère de trois enfants, comme une bourgeoise aura plus le loisir de le faire qu’une smicarde, etc. Malgré un objectif subversif affiché (la disparition des genres), la déconstruction, comme toute alternative, se réduit à la recherche du bonheur individuel dans la société capitaliste.

Dans la pratique, cette prise de conscience bien sympathique entraîne une dérive élitiste, un dénigrement et une culpabilisation de ceux qui ne se déconstruisent pas ; donc une nouvelle norme, par définition sclérosante et contraignante. Nous nous retrouvons face à une nouvelle idéologie38.

Il ne s’agit pas ici de décourager toute tentative personnelle de remise en question de ses comportements. Après tout, c’est ici et maintenant qu’on vit, et il est bien normal d’essayer d’en chier le moins possible et d’essayer de ne pas se comporter comme un salopard… Tout comme il est logique que les opprimées refusent leur condition, individuellement ou collectivement. Ce sont des pratiques de survie. Il est important de remettre en question nos constructions sociales, mais il ne faudrait pas perdre de vue que toute tentative de s’en dégager totalement est vaine tant que cette société perdurera. L’abolition des genres et de la domination masculine ne seront jamais obtenues parla déconstruction.

 

Note 2 : le queer

Pour le queer il s’agit de subvertir les genres, et donc la société, qui va s’en trouver ébranlée. Ce mouvement apparaît notamment en réaction à l’intégration et l’institutionnalisation des mouvements gays et lesbiens. Lesluttes des homos ont eu un caractère révolutionnaire, tant qu’elles n’ont pas été intégrées dans le capital, justement comme une identité.

Ses limites résident dans le caractère personnel du changement, dont peut très bien s’accommoder le capital39 (d’ailleurs la théorie queer ignore les rapports de classes). La dissidence est contenue dans les rapports sociaux, donc elle n’en est pas une40.

Le queer est intéressant en ce qu’il constitue une expérience (bien que nécessairement limitée puisqu’elle a lieu dans et par cette société). Les théories queer montrent que l’on peut penser aujourd’hui l’abolition des genres. Mais en termes de pratiques, de perspectives ou de stratégie, il concentre à lui seul toutes les critiques que nous avons pu faire sur la déconstruction.

 

Marxistes, anarchistes, etc.

Globalement, concernant les questions de genres et de domination masculine, c’est le déni qui domine. C’est-à-dire un refus d’aborder ce sujet. Dans ce désert, tant pratique que théorique, apparaissent tout de même quelques oasis… et beaucoup de mirages. Un petit rappel historique est nécessaire puisque les conceptions des marxistes et des anarchistes n’ont finalement que peu évolué, alors que l’apparition et la diffusion de la théorie des genres auraient dû provoquer un regain de réflexion.

 

Les marxistes

Contrairement à ce que l’on croit généralement, Marx, Engels et certains théoriciens marxistes (Lafargues, Bebel) s’intéressent à la question des rapports entre hommes et femmes et ne nient pas l’oppression de ces dernières, notamment lorsqu’ils abordent le problème de la famille. Pour eux, cette oppression est une conséquence de la formation des sociétés de classes ; avec la disparition du capitalisme, qui est le stade ultime des sociétés de classes, elle ne pourra que disparaître à son tour. Si la modification des conditions d’existence est jugée primordiale dans ce processus, le rôle de l’Etat socialiste est fondamental. Il devra mettre en œuvre des mesures afin de mettre un terme au travail domestique : socialiser l’ensemble des tâches effectuées au foyer par les femmes par la mise en place de cantines collectives, de garderies, etc. Cette vision est reprise au XXe siècle par les féministes marxistes (comme par exemple Alexandra Kollontaï ou Angela Davis). L’exemple de la Révolution russe confirme en partie cette thèse : les rapports entre hommes et femmes se trouvent bouleversés par l’effondrement de l’ancien système, le chaos et la révolution. La collectivisation de certains aspects de la vie (cantines) semble jouer un rôle ; mais ce sont les conditions catastrophiques de survie qui en sont la cause, non l’Etat. D’ailleurs, tout revient vite à la normale puisque le processus révolutionnaire s’interrompt et que l’Etat se réorganise et reprend en main la gestion de la société41. Généralement, au long du XXe siècle, cette question est considérée comme secondaire (à résoudre après la révolution). D’autant plus qu’elle risquerait de « diviser le prolétariat »…

 

Les anarchistes

Pour les anarchistes, il n’y a généralement pas de question féminine en soi, puisque celle-ci est englobée dans le problème plus général de la libération humaine. Par définition, ils s’opposent à toutes les oppressions, plus ou moins perçues comme un tout.

Les anarchistes font une critique théorique sévère des institutions telles que la famille ou le mariage et prônent l’égalité entre hommes et femmes. En ce sens, l’importance de l’éducation et de la propagande est mise en avant (par exemple, la propagande néo-malthusienne et notamment la vasectomie au début du XXe siècle). C’est une démarche individuelle de transformation qui doit mettre un terme à l’oppression des femmes, comme s’il suffisait que tout le monde lise des brochures ou écoute des conférenciers anarchistes… (on peut rapprocher cette démarche de la déconstruction).

Néanmoins, le fort décalage entre la théorie et les pratiques des militants anarchistes est particulièrement frappant (des Milieux libres à la Révolution espagnole) ; la misogynie affichée de certains théoriciens (Proudhon en tête) n’y est sans doute pas pour rien.

 

Aujourd’hui

Une position toujours très répandue est que la question des genres est secondaire et ne mérite pas une lutte en soi : après la révolution, l’oppression des femmes disparaîtra toute seule, comme par un coup de baguette magique (une bonne combine pour ne pas se poser la question dès aujourd’hui… et pour ne pas torcher les gosses, bande de flemmards !).

L’antisexisme est aussi une des facettes de tous les groupes gauchistes, avec l’antiracisme, l’écologie, la libération animale… comme une volonté de bien prendre en compte toutes les oppressions, mais en se contentant de les juxtaposer, dans l’impossibilité de penser l’ensemble, les liens, et d’entrevoir des perspectives. Les réflexions se bornent bien souvent à un bilan-dénonciation de la situation des femmes aujourd’hui. Toutefois, un nombre croissant de journaux, groupes, revues42, traitent de ce sujet dans des articles qui ne sont pas dénués d’intérêt43.

Ces dernières années, il semble donc qu’il y ait un regain d’intérêt pour la question, et notamment une tentative de dépassement théorique dans des groupes d’ultragauche (ou au-delà), longtemps allergiques à ces questions44. Espérons que ça se généralise…

Pourquoi ce regain d’intérêt ? Ou plutôt, pourquoi la question peut-elle être soulevée aujourd’hui dans ces milieux, alors que les féministes s’y consacrent depuis longtemps ? Il y a probablement quelques pistes de réponse, à creuser, dans l’évolution des rapports entre hommes et femmes ces quarante dernières années (fin du patriarcat, mixité encore relative mais croissante de la classe capitaliste, mais persistance de la sexuation et de la domination masculine, etc.) ainsi que dans l’évolution du rapport de classes (fin de l’identité ouvrière, restructuration, atomisation du prolétariat, etc.). Les conditions matérielles changent, et il est nécessaire, dans une perspective communiste, de les prendre en compte.

 

Les luttes des femmes prolétaires

Au-delà du militantisme, des femmes prolétaires s’impliquent dans des luttes, sans revendications féministes affichées, par exemple lors de grèves. Rappelons que l’entrée massive des femmes dans le salariat, et directement dans la lutte des classes, a fait émerger des problématiques qui leur sont propres, entraînant de nouveaux conflits au sein de la sphère privée (foyer, reproduction). Cependant, ces derniers sont généralement invisibilisés par la « prééminence » de la lutte contre l’exploitation, et donc rarement analysés comme « luttes de femmes ».

Le docu-fiction de Marin Karmitz, Coup pour coup45, basé sur des faits réels, le montre bien. Dans les années 1970, des ouvrières d’une fabrique de textile se mettent en grève et occupent l’usine. Dès lors, elles n’assument plus le travail domestique et les répercussions sur les foyers sont immédiates. Les réactions des maris sont éloquentes : perdus, tout seuls à devoir gérer leur foyer, leurs enfants et leur propre reproduction, ils deviennent, de fait, un frein à la lutte. Nombre d’entre eux iront même jusqu’à marquer leur opposition à la grève de leurs compagnes. Les papas incapables de s’occuper de leurs gosses les déposent à l’usine, qui prend alors des allures de crèche. Les ouvrières sortent néanmoins victorieuses face aux patrons, et renforcées par rapport à leurs maris (provisoirement). Les exemples réels ne manquent pas46.

On peut supposer qu’une grève d’ouvrières a autant d’impact sur le foyer, sinon plus, que la propagande féministe. Les grèves de femmes prolétaires rendent publiques les questions privées (par exemple, les usines-crèches remettent en question, pratiquement mais provisoirement, la séparation entre la sphère publique et la sphère privée). Mais quand la grève se termine, tout rentre bien souvent dans le vieil ordre des choses, avec son lot de déceptions et de déprimes.

Les luttes de femmes prolétaires lient, de fait, le capitalisme et la domination masculine, mettant en évidence les questions de genres. Mais elles ne sont pas posées en tant que telles (en pratique). Cela explique l’absence d’informations (et donc d’analyses) sur les répercussions inévitables de telles luttes sur le rapport entre hommes et femmes, et en particulier sur la sphère privée.

 

 

 

CONCLUSIONS ET HYPOTHÈSES

Capitalisme vs patriarcat

On voit coexister à partir du XIXe siècle deux systèmes, le patriarcat (organisation sociale) et le capitalisme (mode de production), distincts mais liés. Liaison ne signifie pas forcément harmonie (chaque système utilisant et renforçant l’autre), et peut aussi impliquer oppositions ou contradictions, voire mêmerupture.

La domination masculine, principalement sous sa forme patriarcale, a toujours été nécessaire et a caractérisé toutes les sociétés de classes. Elle était particulièrement adaptée aux sociétés précapitalistes caractérisées par leur stabilité économique et sociale (ayant pour base la cellule familiale, unité de production etde reproduction).

La sexuation est la toile de fond sur laquelle se sont succédé les différents modes de production ; son évolution n’est pas une dynamique historique. Au contraire, le rapport entre hommes et femmes se trouve modifié à chaque mode de production tout en conservant ses principales caractéristiques (assignation des femmes à l’élevage, pouvoir des hommes).

Le capitalisme a pris racine dans le mode de production féodal mais, rappelons-le, la sexuation y était structurelle, déterminante d’un point de vue économique et social. Le patriarcat a été nécessaire au développement du capitalisme, notamment pour assurer la reproduction de la force de travail (en continuant à structurer la société). Mais, en raison de son caractère révolutionnaire (comme disait Marx), le capitalisme en modifie la donne en modifiant la société tout entière, en permanence. Il a ainsi détruit ou transformé tous les modes de production et d’organisation qui lui préexistaient. Il a fait de même avec le patriarcat.

Dans son évolution, le capitalisme s’est heurté au patriarcat, dont certains aspects fondamentaux ne lui étaient plus adaptés (par exemple, le besoin de main-d’œuvre féminine est en contradiction avec le confinement des femmes à la maison47). Le patriarcat s’en est donc trouvé altéré. Le capitalisme est donc le premier mode de production qui a un problème avec les femmes.

Pendant longtemps, les rênes du capitalisme étaient aux mains d’hommes blancs hétérosexuels (ce qui a pu entraîner des confusions, notamment celle qui consiste à croire que les deux systèmes n’en font qu’un, ou que le capitalisme serait par essence masculin), ce qui n’est plus le cas aujourd’hui48. Le capitalisme n’est donc pas en soi patriarcal, mais il est nécessairement sexué. Sexuation et domination masculine lui sont aujourd’hui indispensables et il ne peut donc, à l’heure actuelle, abolir les genres. Même à très long terme, la réalisation de cette hypothèse nécessiterait d’énormes bouleversements ; les tendances actuelles ne vont pas dans ce sens, bien plutôt dans celui d’une restructuration du rapport entre hommes et femmes.

 

Contrôle des naissances

Les naissances représentent un enjeu dans toutes les sociétés. En assurer le contrôle a été une nécessité pour toute société de classes, en particulier pour le capitalisme, pour qui l’accroissement (ou du moins le renouvellement) du nombre de travailleurs est la condition de l’expansion économique. Cela implique le contrôle des femmes.

Bien plus que pour les modes de production précédents, l’expansion du nombre de travailleurs a été fondamentale pour le capitalisme, particulièrement dans sa phase de domination formelle. D’où (entre autres) d’importantes modifications dans l’organisation de la sexuation. Aujourd’hui, il est impératif pour le capital d’assurer un contrôle rationnel de l’augmentation de la force de travail (ou, au minimum, de son renouvellement). En effet, dans les zones où il est passé en phase de domination réelle, une augmentation démesurée de la force de travail est moins nécessaire qu’une gestion raisonnée du nombre de travailleurs, notamment de travailleurs qualifiés (une part de travailleurs non qualifiés pouvant être fournie par l’immigration). Cela se manifeste dans certains pays par des politiques pro-natalistes, et dans d’autres par des mesures contraires (cela pouvant aller jusqu’à des stérilisations et avortements plus ou moins forcés… des femmes).

 

Appropriation individuelle et collective

Le contrôle sur les femmes passe par l’appropriation de tout le corps et tout l’esprit (entre autres par l’éducation). Jusqu’au XXesiècle, cette appropriation s’est faite sur un mode individuel, principalement par le mariage et la famille. Le mariage permettait le contrôle et plaçait les femmes dans une situation de disponibilité sexuelle et de risque de grossesse maximal (l’époux joue le rôle d’intermédiaire dans ce contrôle et en retire des avantages). C’est une domination directe, personnelle (que l’on peut rapprocher de l’esclavage ou du servage et que certains appellent « sexage »).

Aujourd’hui, cette appropriation se fait majoritairement sur un mode collectif, la domination devient indirecte, impersonnelle. Cela entraîne, comme dans le salariat, une impression de liberté (définitoire du capitalisme).

Le rôle de l’Etat dans ce dispositif, depuis le XIXe siècle, est majeur et croissant49:

•il assure, via la médecine, le contrôle du corps des femmes (contraception, IVG, etc.) ;

•il prend en charge une partie des tâches de reproduction de la force de travail (crèches, éducation, formation, santé, etc.) ;

•il impose l’égalité juridique entre hommes et femmes ;

•il assure un contrôle sur la famille en pénétrant socialement et juridiquement la sphère privée (au détriment du pouvoir du mari) par le biais de différents dispositifs de contrôle social (DASS, AS). Il met en place différentes réglementations concernant par exemple le divorce, l’adoption, la garde des enfants, les violences dans les couples ou le viol conjugal (reconnu au moins sur le papier) ;

•il participe à la reproduction globale de la force de travail (Sécurité sociale, allocations familiales, RSA, etc.).

Aujourd’hui, l’évolution de la société fait que le couple traditionnel n’est plus nécessaire au renouvellement de la force de travail ; une femme peut s’en charger toute seule avec l’aide et le contrôle de l’Etat. Si la fonction du père n’est plus indispensable (son image s’est dégradée depuis le XIXe siècle sans pour autant disparaître), celle de la mère est demeurée constante et essentielle (avec des variations sur la forme, notamment sur la centralité de la maternité dans la vie des femmes).

On se demande si l’appropriation individuelle a complètement disparu pour autant. Est-elle toujours structurelle dans la sexuation et dans la domination masculine ? Est-elle devenue un élément parmi d’autres au service de cette structure ?

Le couple reste toujours le modèle dominant pour la reproduction, même s’il est aujourd’hui caractérisé par un turn over, et qu’il n’est plus hégémonique.

 

Travail domestique

Par travail domestique, il faut entendre le travail « gratuit » effectué par les femmes dans la sphère privée et au bénéfice du foyer. Il est apparu, après quelques tâtonnements, au XIXe siècle, avec la séparation entre lieu de production et lieu de reproduction (auquel les femmes sont assignées). Mais depuis cette époque, le travail domestique a considérablement évolué. Il est cette activité qui définit les femmes, caractérise leur place dans le rapport social hommes/femmes.

Il comprend deux fonctions essentielles :

•la reproduction « générationnelle » de la force de travail (créer de nouveaux prolétaires), et dans une moindre mesure de la classe capitaliste. La reproduction de la « race des travailleurs » est l’élément central du travail domestique ;

•la reproduction « quotidienne » de la force de travail (entretien des prolétaires existants).

On peut remarquer que :

•le travail domestique comprend des tâches indispensables pour la reproduction de la force de travail (tâches qui doivent être effectuées, comme faire à manger et s’occuper des enfants) ;

•un grand nombre de tâches ont été prises en charge par l’Etat ou socialisées (restauration à l’extérieur du foyer, crèches, etc.) au cours du XXe siècle ;

•le travail domestique est infini. Lorsqu’une innovation technologique (ou la socialisation) permet de gagner du temps, une autre tâche apparaît (d’où la considérable évolution depuis ne serait-ce que les années 1950). Les femmes prolétaires ont toujours quelque chose à faire. Cependant, pour une femme salariée ou pour une chômeuse, le nombre d’heures de travail domestique est très inférieur à celui d’une femme au foyer. Cela montre le caractère superflu du nombre de tâches domestiques. Le travail domestique est donc autre chose qu’une liste de tâches. Il est l’activité des femmes au sein du foyer ;

•il est perçu comme « gratuit ». En fait, sa rémunération est incluse dans le salaire du prolétaire, qui n’est pas le paiement du travail effectué mais le coût de la reproduction de la force de travail (du travailleur et de sa famille) ;

•il n’est donc pas reconnu socialement, il est invisible ;

•il n’est pas effectué par les femmes bourgeoises (qui le confient à des femmes prolétaires en échange d’un salaire) ;

•il est un atout pour le capital, puisque l’entretien quotidien des travailleurs permet aussi une baisse du temps de travail nécessaire, donc une baisse de la valeur de la force de travail. Cela permet également, dans une journée, d’augmenter le surtravail (le reste du temps de travail)50. Par exemple, si le travail domestique n’est pas fait par les femmes, le salarié devra aller au pressing et manger des sandwichs. Donc la valeur de sa force de travail aura augmenté ;

•le travail à temps partiel des femmes (imposé) permet d’articuler (plus ou moins bien) production et reproduction.

Question 1 : Peut-on faire un parallèle avec le salariat ?

Les points précédents montrent qu’il est hasardeux de faire un parallèle entre travail domestique et salariat.

De plus, l’une des caractéristiques du salariat est la prétendue liberté de l’individu qui vend sa force de travail. Il n’en est pas de même pour les femmes, qui, malgré la liberté capitaliste, restent appropriées.

D’autre part, le travail domestique n’est justement pas salarié, mais indirectement rémunéré. Il ne produit pas non plus de plus-value, et aucune production n’est mise sur le marché51. Lorsque certaines tâches du foyer ne sont pas réalisées par la mère/l’épouse, mais par une femme salariée, il ne s’agit alors plus de travail domestique.

Travail salarié et travail domestique ne répondent donc pas aux mêmes règles, et sont organisés différemment. Et si le travail domestique profite directement au mari, il profite surtout indirectement au capital52.

 

Question 2 : Une répartition égalitaire des taches ménagères ?

Un récent rapport de l’OCDE53 encourage les États à prendre des mesures, car le travail des femmes serait la clé de la croissance de demain :

•aide (financière) à la garde des enfants ;

• mise en place ou développement de services d’accueil (crèches, etc.) ;

• aménagement du temps de travail pour les parents d’enfants en bas âge ;

• incitation pour les hommes à prendre et partager les congés parentaux, à participer davantage à la garde des enfants et aux « responsabilités domestiques ».

Il s’agit d’améliorer le taux de reprise du travail des femmes à la suite d’un congé maternité (frein à la participation des femmes au marché du travail et à leurs carrières professionnelles)54.

Une répartition égalitaire des tâches ménagères remettrait-elle en question la définition du travail domestique ? Une répartition égalitaire en nombre d’heures est imaginable, mais la fin de toute sexuation des tâches l’est beaucoup moins. Les statistiques montrent que c’est bien sur les tâches relevant de l’élevage des enfants que se situe le problème. Le temps de travail domestique réalisé par les femmes explose avec l’arrivée d’un enfant dans le foyer (alors qu’il est jusque-là équivalent au temps de travail domestique réalisé par des célibataires).

 

Question 3 : Peut-on parler d’une classe des femmes ?

Quelques féministes ont tenté de mêler la critique du capitalisme à celle du patriarcat. Pour certaines, le capitalisme est un fruit du patriarcat. Le sexisme est un des fondements du capitalisme ; on ne peut abattre l’un sans l’autre (mais l’ennemi principal reste le patriarcat).

Les féministes radicales (Delphy) pensent que le patriarcat est un mode de production autonome (avec deux classes, les hommes et les femmes, la première exploitant la seconde), qu’elles nomment « mode de production domestique » ou « patriarcal ». Elles utilisent le terme « classe », car pour elles les femmes ont une place spécifique commune dans un mode de production spécifique où elles sont exploitées par le travail domestique. Néanmoins, il ne nous paraît pas juste de qualifier le travail domestique de « mode de production ». Les femmes constituent un groupe dominé en raison de leurs supposées capacités reproductrices. Mais si toutes, bourgeoises ou prolétaires, subissent à l’heure actuelle la domination masculine, elles ne sont pas toutes soumises aux mêmes conditions matérielles et ont des intérêts contradictoires (il n’y a pas adéquation entre appartenance de genre et appartenance de classe). Les genres se rapportent à une place spécifique dans le processus de reproduction, les classes à une place spécifique dans le processus de production. On ne peut donc parler d’une classe des femmes mais d’un groupe, dont les membres sont assignés à une place spécifique commune. Les genres ne sont pas des classes… mais des genres.

 

 

 

LES GENRES ET LA RÉVOLUTION

Il n’est pas possible de savoir ce que seront la révolution et le communisme en fonction de ce que sont aujourd’hui les prolétaires et de ce qu’ils pensent (nos mentalités actuelles sont forgées par la société actuelle). Néanmoins, en étudiant les périodes révolutionnaires passées, le cours présent de la lutte des classes et l’état actuel du rapport entre hommes et femmes, on peut tenter d’avancer quelques hypothèses.

 

La révolution communiste

Notre vision ne se rattache évidemment pas aux conceptions programmatiques (léniniste ou autre) de la révolution, dans lesquelles le prolétariat doit monter en puissance, s’emparer du pouvoir, de l’Etat, des usines et d’autres saloperies pour ensuite, pendant une période de transition, mettre en place les conditions du communisme. Il ne s’agit pas pour nous de changer radicalement la manière dont est gérée l’économie (il ne s’agit pas de s’approprier les entreprises).

Nous pensons plutôt que la phase de destruction du vieux monde est, dans un même temps, phase de construction du communisme (suppression de l’Etat, de la propriété, de la valeur, de l’argent, de l’échange, du salariat et des classes par l’action du prolétariat55, donc l’auto-négation de ce dernier, etc.). Dans les années 1970, ce processus a été théorisé par plusieurs groupes d’ultragauche qui l’ont qualifié de communisation56.

« Insurrection et communisation sont intimement liées. Il n’y aura pas dans un premier temps l’insurrection et puis ensuite, permise par l’insurrection, la transformation de la réalité sociale. Le processus insurrectionnel tire sa force de la communisation même57. »

Ce processus intégrera inévitablement la question des genres, et entraînera pour nous, à terme, leur abolition (sous peine de sombrer dans la contre-révolution).

Pour cela, pas de décret à rédiger puis à appliquer, mais beaucoup de feux de joie, et surtout des « mesures » communistes58 mettant à bas le système, rendant tout retour en arrière impossible, faisant du passé table rase et dressant en même temps la table du monde nouveau.

Le capitalisme est basé, entre autres, sur un rapport social, le salariat, dont il s’agit de se débarrasser et qui se trouve bloqué au moment de la révolution59. Cette crise a pour cause et conséquence l’irruption du prolétariat prenant la forme de grèves générales, émeutes, insurrection généralisée, emparement de certains moyens de production utiles à la révolution (et l’arrêt/destruction des autres). Rupture brutale, la communisation sera faite d’avancées et de reculs où violences et affrontements seront malheureusement inévitables (face aux flics de tous poils, à l’armée, aux sociétés militaires privées, etc.). Quant aux éléments physiques du capital (pas uniquement les usines) permettant sa perpétuation, ils seront rendus inutiles, inutilisables ou seront détruits : argent, banques, réserves d’or, titres de propriété, études notariales, administrations, sièges d’entreprises, « casernes, cathédrales qui sont pour nous autant d’absurdités », etc., qui sont les cibles plus ou moins traditionnelles de la colère des prolétaires60. La révolution ne se limitera évidemment pas à la prise d’assaut de quelques bâtiments ; les principales armes des insurgés seront les « mesures » communistes mises en œuvre et la création de nouveaux rapports sociaux.

Ce mouvement abolissant définitivement l’ordre des choses existant, c’est-à-dire les rapports sociaux de ce monde de merde (Etat, propriété, capitalisme, exploitation, valeur, argent, salariat, l’échange, les classes, etc.), supprime dans un même temps la nécessité de reproduire la force de travail, la famille et les genres. L’abolition du salariat et l’activité révolutionnaire mettent fin à la distinction entre activité sociale et activité individuelle, entre les diverses séparations (temps de travail, de repos, de loisir, etc.), donc aux bases du travail domestique (la séparation entre sphère privée/reproductive et sphère publique/productive). De nouveaux rapports se mettent en place entre individus immédiatement sociaux, contre toute médiation, appartenance de classe, etc.

 

La révolution qui transforme

Les luttes « classiques » (grèves, occupations, émeutes, insurrections, etc.) transforment ceux qui y participent ; les prolétaires y mènent des actions/réflexions qu’eux-mêmes n’auraient souvent pu imaginer avant. Cela est rendu possible parce que le quotidien chiant, l’activité quotidienne aliénante et abrutissante, les rapports sociaux habituels se trouvent bouleversés et/ou interrompus. De nouveaux rapports se créent ; on a le temps de se rencontrer, de discuter, de réfléchir, etc. Certains diront que « la conscience de classe se forme dans la lutte » (Otto Rühle). Et plus la lutte est intense, plus cette transformation est profonde61.

Jusqu’à présent, ce type de situation a toujours été limité dans le temps et l’espace, et n’a donc, à chaque fois, touché qu’un nombre limité de personnes. Lorsqu’une lutte s’achève, le quotidien, et notamment le travail, reprend son cours, tout retourne à la normale (les « esprits » aussi, mais parfois pas tout à fait). Grâce à la révolution, cette situation n’aura heureusement plus de limites spatio-temporelles.

 

L’auto-négation des femmes prolétaires… et des hommes.

Les grèves de femmes prolétaires (notamment dans les années 1970) mettent, de fait, en évidence, et parfois même en cause, la domination masculine62. La lutte les éloigne du foyer, les réunit, et ce sont autant de moments de partage qui donnent des idées et modifient les pratiques. L’effectuation ou la non-effectuation du travail domestique pose ici un problème (soit il n’est plus fait, soit les femmes s’y trouvent assignées au détriment de la lutte). Cela a un impact direct sur la vie du foyer, du couple, de la famille : elles ne sont plus disponibles pour faire les repas, la lessive, s’occuper des gosses… Le couple, qui s’y trouve confronté, est ainsi mis en crise et c’est la sexuation qui se trouve ébranlée. Les questions de la reproduction (non pas de la force de travail, mais de la survie quotidienne) sont nécessairement et directement intégrées dans la lutte (qui donc ne concerne plus uniquement les questions du salariat). Mais, là encore, lorsque la lutte s’achève, la vie quotidienne reprend ses droits et tout retourne plus ou moins à la normale.

Ces grèves sont des exemples à partir desquels nous pouvons imaginer l’intensité qu’auront ces bouleversements lorsque surviendra une période révolutionnaire. La participation des femmes à l’insurrection sera inéluctable et massive. Cela aura donc un impact important sur la sphère privée (qui, tout comme la sphère publique, disparaîtra), et sur la vie quotidienne. Elles n’interviendront plus en tant que femmes de prolétaires ou ménagères, ce qui était majoritairement le cas dans les épisodes « révolutionnaires » du passé. Elles agiront en tant que prolétaires (remise en cause des classes) et aussi en tant que femmes (apparition des questions liées à la reproduction et aux genres)63.

Des exemples historiques montrent que très souvent, dans les premiers temps d’une période révolutionnaire, les femmes sont actives, prennent les armes, et les rapports sociaux et la division de genres s’en trouvent bouleversés (Paris en 1871, Russie en 191764, Espagne en 1936). On pourra toutefois objecter qu’elles se sont rapidement retrouvées cantonnées aux tâches féminines (infirmerie, cuisine, lessive, etc.), ce qui est vrai. Ce n’est pas tant que le processus révolutionnaire réinstalle la sexuation, mais c’est que celui-ci se trouve enrayé. Les bases du vieux monde étant maintenues (particulièrement le salariat), la gestion d’un ordre social plus ou moins normal devient nécessaire, et les bureaucraties (parti bolchevique ou CNT65) font leur apparition ou montent en puissance. Renvoyer les femmes au foyer ou à la cuisine est aisé, car telle est alors majoritairement leur place dans la société (femmes de prolétaires). Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Durant le processus révolutionnaire, les questions portées par les femmes s’exposeront, exploseront et provoqueront inévitablement des conflits (qui s’occupera des gamins ? de l’infirmerie ? de la cantine ? etc.). Les résoudre entraînera probablement des formes d’auto-organisation des femmes (face aux hommes ?)66, non pour inverser le rapport de domination, mais pour dissoudre la sexuation67. Est-ce juste une possibilité ou une nécessité ? La question reste posée, ainsi que celle du risque de confirmer par là la division en genres. Dans cette hypothèse, si l’auto-organisation des femmes est une étape dans le processus de communisation, le reste (l’abolition des genres) s’effectuera contre elle (l’auto-organisation).

 

Les vecteurs de la construction sociale mis a bas

Les combats et destructions, l’abolition de la propriété, de l’argent, de la valeur, de l’Etat, etc., ébranleront également de fait, dans la vie quotidienne, nombre de vecteurs de la construction sociale des genres, les rendant inopérants, inutilisables, caducs, ou provoqueront leur disparition. Il est impossible d’en faire une liste exhaustive (puisque c’est toute la vie qui sera transformée, bouleversée), mais l’on peut donner quelques exemples : l’industrie pornographique, la publicité, les médias (TV/journaux), les institutions religieuses, l’Education nationale, l’état civil/administration/CAF (fini les mariages, divorces, contrats de mariage, filiations, héritages, etc.68), la prostitution, l’industrie de la mode, les concours Miss France, les boîtes de nuit, Walt Disney, etc.

A ces bouleversements de la vie quotidienne il convient d’ajouter l’impact des nouveaux modes de fonctionnement qui se mettront en place dans la lutte et afin de résoudre les nombreuses difficultés (comme le ravitaillement69) : assemblées multiples et lieux de discussion, cantines collectives, habitats collectifs, éducation et élevage collectifs des enfants (fin de la famille nucléaire), libération sexuelle véritable (disparition des cadres sociaux et moraux sclérosants), etc. (nous reconnaissons ici la faiblesse de notre imagination).

 

Question de temps

Il sera possible de se débarrasser du vieux monde après quelques années d’une lutte effroyable, sanglante et peut-être un peu joyeuse, mais, bien que la lutte transforme ceux qui y participent, il n’en sera peut-être pas de même pour les multiples nuisances à caractère idéologique. Notamment tout ce qui, fruit d’une éducation et d’un environnement que l’on a subi toute sa vie, est ancré au plus profond de chacun et chacune d’entre nous : le sexisme, le racisme, l’individualisme, le besoin/envie d’ordre, de discipline, de hiérarchie, le couple (qui risque d’être l’un des derniers bastions de résistance de la domination masculine70), l’appropriation des enfants, etc. En finir avec tout cela peut paraître aujourd’hui difficile mais, rappelons-le, le processus de communisation mettra sur la table les problèmes de la sexuation, et l’évolution des mentalités sera sans doute beaucoup plus rapide qu’on peut le penser.

 

Le communisme

Abolition des genres ne signifie pas uniformisation, nivellement et tristesse. Il est impossible aujourd’hui d’imaginer ce que seront dans un monde communiste la grossesse, l’élevage des gamins (sans doute collectif), les rapports sentimentaux, corporels et/ou sexuels, les corps, etc. (le vocabulaire à notre disposition n’est d’ailleurs pas adapté).

Avec la révolution, sexuation et genres auront de fait été abolis par les individus immédiatement sociaux. Mais le communisme n’abolira évidemment pas la distinction entre qui porte les enfants et qui ne les porte pas. Cependant, la grossesse n’est pas un phénomène naturel, elle est organisée socialement (différemment selon les époques, les sociétés et les régions71). Aujourd’hui cela implique la constitution du groupe femmes et la domination masculine. La manière dont sera traitée et résolue la question de l’organisation de la grossesse pendant la communisation est cruciale et très problématique. C’est notamment sur cette question, la maternité, que risque de buter l’abolition des genres72, donc la communisation.

Le communisme ne peut être envisagé comme concomitant à l’existence d’une quelconque hiérarchie sociale (et donc à la persistance de la domination masculine) ou de déterminations sociales. Or, bien que l’on rejette l’idée de période de transition (devant permettre d’établir les bases du communisme), on ne peut pour autant dire que l’humanité sera réellement heureuse lorsque le dernier capitaliste aura été pendu. Autrement dit : même s’il s’agit, lors de la communisation, que se mettent en place des rapports communistes (qui seront la principale arme des révolutionnaires), on ne pourra pas encore parler de communisme lorsque le dernier affrontement armé sera terminé… Malgré les bouleversements, les « mentalités » (fruit des rapports sociaux) ne seront pas encore communistes. Si le terme n’était pas si chargé historiquement, on pourrait parler d’une sorte de période de transition (non pas de dépérissement de l’Etat, mais de dépérissement des mentalités capitalistes) vers le communisme.

Le communisme ne sera pas le paradis, il n’abolira pas toutes les possibilités de conflits, mais ceux-ci ne seront plus médiés par le capital ou d’autres formes de domination ; ils trouveront sans doute des formes de résolution inédites. Les conditions expliquant et permettant la domination masculine et de toutes les formes de domination ou d’oppression auront disparu, ce qui est un bon point de départ. Les individus immédiatement sociaux (déjà transformés pendant la communisation) connaîtront des conditions d’existence particulièrement favorables à une évolution « positive ». La génération suivante (qui n’aura connu que le communisme mais subira dans son éducation l’influence des adultes ayant sans doute des « restes ») sera bien moins soumise aux tares du vieux monde… et peut-être plus du tout. On n’ose imaginer ce qu’il en sera dix générations plus tard…

 

 

 

CONCLUSION

Aujourd’hui, sporadiquement, nombre de prolétaires, hommes et femmes, se révoltent, explosent, refusent de se soumettre à l’exploitation et à la domination, participant de fait à ce mouvement réel qui abolira l’ordre des choses existant. Ces luttes ont les limites de leur époque et, en cette période de calme social relatif (tant que tout fonctionne), elles ne peuvent être que partielles, réformistes, etc. Mais une période de crise/insurrection offrira les potentialités d’une rupture radicale et qualitative sans commune mesure avec les luttes actuelles.

Il ne s’agit pas d’attendre ces moments d’effusion collective, mais ce n’est pas nous (les plus ou moins autoproclamés « révolutionnaires ») qui déclenchons les luttes, ni qui décidons des objectifs, ni des angles d’attaque. Nous y prenons part comme tous les prolétaires. Si les démarches personnelles (ou en petit groupe) ne sont évidemment pas à rejeter, il faut être conscient que seule une lutte collective d’ampleur (la révolution) pourra abolir, en un mouvement nécessairement unique, les classes et les genres73.

La participation des femmes aux mouvements de révolte du passé a souvent été perçue comme un indicateur de radicalité. Mais depuis leur entrée massive et directe dans le salariat et donc dans les grèves, leur implication seule fait émerger les questions de la reproduction. La révolution se fera avec les femmes prolétaires, et c’est cette implication qui permettra un saut qualitatif jusqu’alors impossible. De là, l’abolition des sphères publique et privée se posera, en pratique ; de même que la fin des genres et de la sexuation. Dans ce processus conflictuel et problématique, le rôle des femmes sera donc déterminant… ainsi que celui des hommes en réaction. Si l’on ne peut faire l’économie de la question des genres dans une perspective révolutionnaire, il en va de même dans les luttes et la survie quotidiennes.

Soyons optimistes car, chronologiquement parlant, nous n’avons jamais été aussi proches de la révolution communiste !

 

 

A bas le prolétariat ! A bas les hommes ! A bas les femmes !

Vive l’anarchie, vive le communisme !

 

La bande d’Incendo

 

 

1 Pour ce chapitre, voir Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était… Aux origines de l’oppression des femmes, Toulouse, Smolny, 2009, 466 p.

2 Voir, par exemple, Sabine Melchior-Bonnet et Catherine Salles (dir.), Histoire du mariage, Paris, Robert Laffont, 2009, 1229 p.

3 Voir, dans ce numéro, l’article sur le travail domestique, p. 47.

4 Voir Philippe Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1975, 322 p.

5 Voir, par exemple, Jacques Le Goff, « Le christianisme a libéré les femmes » [sic], L’Histoire, n° 245, juillet-août 2000, p. 34-38.

6 A ce sujet, voir l’article sur la reproduction de la force de travail au XIX siècle, p. 73.

7Attention, la sphère publique ne recouvre pas que ce qui touche à la production (par exemple la politique). L’inédite séparation en deux sphères est une condition nécessaire au capitalisme, qui a besoin que le travailleur soit « libre » (contrairement à l’esclave).

8 Ce n’est que par facilité ou par paresse que nous écrivons parfois que « le capitalisme fait ceci ou cela ». Il n’est ni un monstre qui prend des décisions perverses, ni une machine froide dirigée par un comité secret, mais un rapport social. Il faut donc comprendre « le développement du capitalisme entraîne… » ou « a pour conséquences… », etc. Néanmoins, l’Etat est là pour donner les grandes orientations nécessaires au développement du mode de production capitaliste (parfois à l’encontre des intérêts particuliers des capitalistes mais souvent en suivant les indications des plus lucides d’entre eux).

9La reproduction de la force de travail comprend la reproduction quotidienne du travailleur (nourriture, habillement, chauffage, etc.) et la reproduction « générationnelle » de la classe des travailleurs (faire des enfants et les élever).

10 Sur ce chapitre, voir l’article sur le MLF, p. 93.

11 1944, droit de vote pour les femmes ; 1945, notion de salaire féminin supprimée ; 1965, les femmes mariées peuvent avoir une activité professionnelle ou ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari, etc.

12 Ou, selon une autre traduction : « Le caractère particulier de la prédominance de l’homme sur la femme dans la famille moderne, ainsi que la nécessité comme la manière d’établir une véritable égalité sociale entre les deux ne se montreront en pleine lumière qu’une fois que l’homme et la femme auront juridiquement des droits absolument égaux », Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (1884).

13 Voir, par exemple, le film de Nigel Cole, We want sex equality, Grande-Bretagne, 2010, 113 mn.

14 Voir l’article sur les femmes et les luttes, p. 147.

15 Il permet en outre à l’Etat de limiter les coûts des équipements collectifs assurant une partie de la reproduction de la force de travail.

16 Exemple très parlant. Dans ce secteur, les femmes se voient confier l’entretien de l’intérieur des bâtiments alors que les hommes travaillent en extérieur.

17 Sur l’appropriation, voir Paola Tabet, La Construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps, Paris-Montréal, L’Harmattan, 1998, 206 p.

18 Sur ce chapitre, voir l’article sur la famille aujourd’hui, p. 59.

19 Un seul salaire ne permet que difficilement de subsister avec un enfant. Par rapport aux années 1960 et 1970, le salaire des femmes n’est plus un salaire d’appoint mais bien le nécessaire second salaire, généralement inférieur à celui des hommes.

20 C’est en 1970 que l’Etat a mis en place les premières aides financières pour les femmes élevant seules des enfants. Ces mesures se sont ensuite développées avec l’accroissement du nombre de familles monoparentales. L’Etat se substitue en quelque sorte partiellement au parent manquant (généralement au père).

21 Nous n’en sommes qu’aux prémices en France. Les troupes américaines déployées en Irak et en Afghanistan comprenaient 12 % de femmes. Dans ces deux pays, les Marines testent depuis quelques années une unité de combat entièrement féminine dont les résultats sont très appréciés par leur commandement. Nous n’en avons pas fini avec la sexuation…

22 Les secteurs masculins (non mixtes) ont tendance à se réduire à quelques bastions de postes à très haute responsabilité, ce qui peut s’expliquer par la cooptation et la crainte de la concurrence (le nombre de places n’étant pas extensible, les vieux requins de la grande finance ne voient pas d’un bon œil de jeunes requines nager près d’eux…). La lenteur de la féminisation des postes de pouvoir ou prestigieux s’explique aussi par un processus de remplacement des générations : aujourd’hui les femmes sont majoritaires dans de nombreuses écoles et le fameux exemple de l’antagonisme entre chirurgiens hommes et infirmières femmes ne sera bientôt plus de mise. En effet, les femmes représentaient en 1995 16 % des chirurgiens de moins de 35 ans, 36,6 % en 2006, mais aussi 60 % des diplômés en chirurgie en 2006. Chez les juges, la parité a été atteinte en 2001 mais, en 2005, 82 % des futurs magistrats étaient des femmes. Sur ces questions, voir notamment Sylvie Schweitzer, Femmes de pouvoir. Une histoire de l’égalité professionnelle en Europe (XIXe-XXIe siècle), Paris, Payot, 2010, 258 p.

23 Voir, par exemple, « Plus de femmes, plus de profits », Libération, 04/03/2004. La loi de 2010 sur les quotas dans les conseils d’administration dans les grandes entreprises n’a pas une vocation éthique mais économique. Pour atteindre des postes de direction, les femmes doivent faire preuve de bien plus de compétences que les hommes. Ceci explique peut-être cela.

24 « Ce que les chefs d’entreprise ont accepté pour leurs épouses, ils ne le tolèrent plus pour leurs filles », voir Christine Ducros, Marie-Amélie Lombard, « Ces femmes à la conquête des conseils d’administration », 14/10/2010, www.lefigaro.fr

25 Même si l’on peut trouver des exemples de mari restant à la maison pour s’occuper des gosses car il gagne moins que sa femme, il ne s’agit que de rares exceptions. La mixité sociale étant ce qu’elle est, il est plus fréquent de voir un couple de cadres sup parisiens faire effectué le travail domestique par une nounou d’origine africaine (idem pour le couple bourgeois de Shanghaï et leur bonne philippine).

26 On peut arriver à des cas extrêmes où, comme une étude l’a montré, les universitaires allemands choisissent de ne plus faire d’enfants ; entre 60 et 80 % selon les landers. Voir Sylvie Schweitzer, op. cit., p. 170. Les femmes capitalistes n’assureraient-elles plus leur fonction reproductrice ?

27 Dans les années 1970, le FHAR proclame que, par définition, les homosexuels ne perpétuent pas les biens de la bourgeoisie (« l’héritage avec nous, c’est foutu, y en a plus ! ») et sont donc révolutionnaires. Aujourd’hui, le problème se pose aux gays et lesbiennes de la classe bourgeoise, d’où l’évolution en cours de la législation en faveur de l’adoption et du mariage homosexuels. Dans les classes bourgeoises, les possibilités de transgresser les normes sociales sont plus grandes.

28 Il n’y a pas une définition de ce terme. Chaque groupe féministe l’utilise un peu à sa guise, souvent comme équivalent de « domination masculine ». D’où la nécessité, pour l’utiliser, de le définir (voir le lexique, p. 197).

29 OCDE, Assurer le bien-être des familles, 2011, 275 p.

30 Mais des femmes prolétaires peuvent faire grève pour que leurs conditions de travail s’accordent avec leur fonction de mère (par exemple, sortir plus tôt du taf).

31 A vous de deviner qui exploite qui.

32 Par exemple, l’émission LeComplot des cagoles sur la grève des caissières de Carrefour à Marseille en 2008, en écoute sur le site de Basse intensité : http://basseintensite.internetdown.org/spip.php?rubrique235

33 C’est bien ce caractère idéologique que nous critiquons, et non pas le fait de chercher ces anciennes techniques qui peuvent s’avérer utiles dans notre vie quotidienne (et qui nous seront fort utiles après la révolution).

34 Concept forgé par les féministes en contrepoint à la fraternité masculine. Toutes les femmes sont sœurs et doivent développer des rapports de profonde solidarité.

35 Et aussi chez les pro-féministes.

36 Rote Zora, « Chaque cœur est une bombe à retardement », in Anonyme, En Catimini… histoire et communiqués des Rote Zora, 2009, p. 72. Texte paru initialement dans le n° 6 de Revolutionäre Zorn, janvier 1981.

37 Même si l’homme déconstruit n’était plus oppresseur dans son cercle, il serait toujours considéré comme tel par le système, et cette position « par défaut » continuerait à le déterminer par rapport aux autres.

38 On est tenté de rapprocher cette idéologie du lesbianisme politique façon Wittig, qui affirme que « les lesbiennes ne sont pas des femmes » car elles échappent à la domination masculine dans la sphère privée (« La pensée straight », Monique Wittig, Questions féministes,n° 7, février 1980). En réalité, les lesbiennes peuvent échapper à l’appropriation individuelle, mais pas à l’appropriation collective.

39 On peut tout à fait être queer et enseignant dans une grande université, ou directeur de l’Odéon, etc. sans que ces institutions ne s’en trouvent ébranlées. Il est toutefois aujourd’hui plus difficile d’être queer et maçon…

40 Voir encart page suivante.

41 Cette modification des comportements et des relations entre hommes et femmes durant les premiers temps de la Révolution russe est par exemple soulignée par Alexandra Kollontaï (Marxisme et révolution sexuelle, Paris, Maspéro, 1973) et Clara Zetkin (Batailles pour les femmes, Paris, Editions sociales, 1980).

42 Et même Barricata ! (magazine culturel des redskins de Paris). Spéciale dédicace pour leur n° 21, été 2010.

43Comme par exemple, la « Motion antipatriarcale » adoptée par la Coordination des groupes anarchistes en novembre 2011 (au prix de scissions) présente les genres comme un système de catégories sociales, et critique fermement l’essentialisme. Si le constat est pertinent, les solutions proposées sont quelque peu gentillettes.

44 Comme par exemple les groupes/revues Théorie communiste et SIC, revue internationale pour la communisation (voir bibliographie, p. 202). Ils sont presque les seuls, dans les milieux d’ultragauche, à tenter une analyse des genres, et surtout à affirmer qu’on ne peut pas en faire l’économie (évidemment, il faut franchir la barrière de leur très étrange style littéraire). Nous parlons ici de la France, car les réflexions sur les questions de genres semblent moins taboues dans d’autres pays.

45 Marin Karmitz, Coup pour coup, France, 1972, 90 mn.

46 Voir l’article sur les femmes et les luttes, p. 147.

47 Selon les pays et en fonction de son stade de développement, le capital s’organise différemment. Les sociétés que l’on peut justement qualifier de « patriarcales » sont encore nombreuses (au Maghreb, en Asie, etc.). Néanmoins, le développement du mode de production capitaliste entraîne (particulièrement du fait de l’entrée des femmes sur le marché du travail) une inévitable évolution de la sexuation et l’apparition du « problème » des femmes (voir en Chine, au Moyen-Orient, en Argentine, etc.). L’Occident ne peut être délimité géographiquement ; ses catégories s’imposent à la planète à mesure que se déploie et s’approfondit le mode de production capitaliste.

48 Cela n’empêche évidemment pas que, dans les pays occidentaux, les prolétaires noirs, arabes ou femmes subissent davantage de discrimination et d’exploitation. Chaque pays a besoin de travailleurs surexploités et sous-payés, qui varient selon les régions du monde.

49 L’Etat ne peut pourtant assurer entièrement la reproduction de la force de travail, car le travailleur n’aurait alors plus besoin d’aller travailler.

50 Voir, pour ceux qui ont du courage, « Distinction de genres, programmatisme et communisation », Théorie communiste, n° 23, mai 2010, p. 99-128.

51 Si les jeunes prolétaires qui entrent sur le marché du travail n’ont pas tous la même « valeur », c’est (au-delà du capital culturel des parents qui n’a pas grand-chose à voir avec le travail domestique) en raison des études et de la formation qu’ils ont suivies, mises en place par l’Etat. Le foyer n’est pas une usine à force de travail.

52 Les mères célibataires effectuent le travail domestique pour l’unique bénéfice du capital.

53 OCDE, op. cit.

54 En France, par exemple, les femmes sont plus diplômées que les hommes. Education et formation sont un investissement. La maternité est donc un frein au retour sur investissement… pour les classes supérieures.

55 Seuls les prolétaires, en raison de leurs intérêts contradictoires à ceux des capitalistes, peuvent « déclencher » la révolution.

56 Le concept de communisation retrouve depuis quelques années un certain écho au niveau international. Voir bibliographie, p. 193.

57 Quatre millions de jeunes travailleurs, Pour un monde sans argent : le communisme, 1975.

58« Dans le cours de la lutte révolutionnaire, l’abolition de l’Etat, de l’échange, de la division du travail, de toute forme de propriété, l’extension de la gratuité comme unification de l’activité humaine, c’est-à-dire l’abolition des classes, des sphères privée et publique, sont des  mesures  abolissant le capital, imposées par les nécessités même de la lutte contre la classe capitaliste. La révolution est communisation, elle n’a pas le communisme comme projet et résultat. On n’abolit pas le capital pour le communisme, mais par le communisme, plus précisément par sa production. » « Editorial », SIC, n° 1, novembre 2011, p. 6.

59 Il ne peut s’agir d’une révolution « anticapitaliste ». L’Etat n’est par exemple pas, en soi, capitaliste, il n’est qu’un outil au service de la classe dominante. Voir Bernard Lyon, « Nous ne sommes pas Anti », Meeting, n° 2, septembre 2005, p. 4-6.

60 Le groupe Rage against the kebab le chante mélodieusement : « Communiser, c’est détruire »…, mais pas que.

61 Dans une lutte, le prolo le plus beauf, l’étudiant socedem le plus idiot peuvent se transformer. Ceux qui ont participé activement à des luttes d’une certaine ampleur (de Mai 68 au CPE) s’en sont probablement rendu compte. Sinon, quelques centaines de bouquins sur l’histoire de la lutte des classes le mettent en évidence. Evidemment, les capitalistes ne jouant pas dans le même camp ne peuvent bénéficier de cette transformation… D’où le traitement spécial qui leur sera réservé. Quant à ceux qui ne voient dans les prolétaires que des êtres vils, individualistes et égoïstes indécrottables (par nature ?), nous pouvons, par exemple, les renvoyer aux nombreuses études sur les réactions des victimes des grandes catastrophes « naturelles » tant que l’Etat ne s’en mêle pas. Voir par exemple dans Echanges n° 134 (automne 2010, p. 70-73) une note de lecture du livre de Rebecca Solnit, A Paradise Built in Hell : The Extraordinary Communities That Arise in Disaster (Penguin Group, 2009).

62Il serait nécessaire d’étudier plus spécifiquement l’implication des femmes dans les luttes contemporaines (en 2001 en Argentine ou aujourd’hui dans les grèves au Bangladesh, en Chine, en France, etc.).

63Cela pose une question peut-être fondamentale que nous n’avons pas traitée frontalement : quelle serait la réaction des femmes bourgeoises dans la révolution ? Interviendront-elles seulement en tant que bourgeoises (défense de leurs intérêts de classe), ou peut-on imaginer qu’elles interviendraient aussi en tant que femmes ? Quelles formes cela pourrait-il prendre ? Bien que cela paraisse peu probable, peut-on imaginer des « solidarités » entre femmes, au-delà des classes ? Dans les deux sens ? Cela entraîne une autre question non moins épineuse et tout autant fondamentale : y a-t-il une contradiction une contradiction entre les genres ? Autrement dit, existe-t-il une double contradiction (au sein des classes et au sein des genres) ? Gros débat au sein de notre petite équipe…

64 Kollontaï montre par exemple que les nouvelles conditions économiques et sociales du début de la Révolution russe entraînent la dissolution de la famille nucléaire (cantines collectives, etc.) et que « l’Etat communiste n’y peut rien », op. cit., p. 211.

65 La brochure de Michael Seidman, L’Individualisme subversif des femmes à Barcelone dans les années 1930 (https://infokiosques.net) montre la résistance des femmes (grèves, antitravail) à la persistance du vieux monde (ici l’administration CNT-UGT qui cherche à rationaliser l’exploitation, et qui par ailleurs ne prend pas du tout en compte les questions de reproduction).

66 Les hommes devront donc relever leurs manches (et de fait concourront à la fin de la sexuation), ou ils ne le feront pas (et de fait enrayeront le processus révolutionnaire).

67 Un exemple que certains évoquent est celui de la création en 2005 du Movimiento de Mujeres Desocupadas en rupture avec les mouvements piqueteros majoritaires. Voir Bruno Astarian, Le Mouvement des piqueteros. Argentine 1994-2006, Paris, Echanges et Mouvement, 2007, p. 42-43.

68 Il y aura sans doute encore quelques paumés désirant se marier pour, par exemple, « prouver leur amour », mais il n’y aura plus de maire pour le faire, plus d’état civil pour l’enregistrer, plus de loi pour l’encadrer, etc. (dommage pour les homos qui viendront tout juste d’obtenir ce droit !). Il y aura aussi probablement quelques autres ayant « besoin » d’autorité, de discipline, ou ayant le goût du pouvoir… mais, contrairement au monde actuel, plus rien n’existera pour flatter de tels « défauts »…

69« Par rapport aux critères capitalistes, l’abondance communiste sera peut-être assez frugale et sommaire. » Collectif, Histoire critique de l’ultragauche, Marseille, Senonevero, 2009, p. 205.

70 Dans les épisodes russe et espagnol on retrouve fréquemment la figure du révolutionnaire qui, après sa journée de militance, rentre dans son foyer où la domination masculine persiste et où il se comporte donc en mari et sa femme en boniche… Mais dans ce cas les femmes ne participent pas à la lutte et le processus révolutionnaire est déjà enrayé.

71 Voir Paola Tabet, op. cit. : pour compenser la faible fertilité chez l’espèce humaine, il faut que les femmes soient exposées de façon optimale au coït, donc au risque de grossesse. La meilleure technique est le mariage (ou le couple). Ainsi, les femmes ne sont pas « toujours réceptives », mais elles sont « toujours copulables ».

72 Un camarade pense que, quand ce sera le communisme, « on n’aura plus d’enfants, mais [qu’] il y aura des enfants partout ». Un autre, non moins camarade, pense qu’ « on n’en fera plus du  tout ».

73 S’il s’agit de prendre conscience, c’est avant tout de nos limites et de la modestie de nos actions et capacités. Comme le dit l’adage populaire, « ce ne sont pas les révolutionnaires qui feront la révolution, mais la révolution qui fera les révolutionnaires ». Comme quoi, on est peu de chose…

 

 

L’insurrection généralisée qui détruira les hommes et les femmes

 

 

 

 

 

Ce texte présente l’état actuel de nos réflexions sur la question du rapport entre genres et classes. C’est aussi une tentative de synthèse des autres articles et textes de ce numéro d’Incendo. Il n’a donc rien de figé ni de définitif et il est à considérer comme une contribution à un débat nécessaire.

 

 

 

 

 

QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES

Aux origines1

La sexuation caractérise, semble-t-il, toutes les sociétés existantes ou ayant existé. Elle implique nécessairement une assignation des individus à un rôle social déterminé, mais avec des « degrés » de domination masculine variables.

On ne saurait trop dater ni expliquer l’apparition de cette sexuation, qui remonte sans doute à la préhistoire. La maternité et ses contraintes sont généralement avancées comme explication de l’origine de la sexuation. Selon ces hypothèses, la grossesse et l’allaitement empêchaient les « femmes » de participer pleinement aux autres activités du groupe, par exemple à la chasse. De là, un glissement se serait opéré de la protection des femmes enceintes (vitale pour la survie du groupe) à la « protection » des femmes en raison de leur potentielle capacité reproductrice. Mais cela ne nous apprend rien sur l’apparition du groupe des femmes, ce qui revient à dire que ce groupe serait une entité naturelle. De même, la grossesse est perçue comme un phénomène naturel, et non comme un processus organisé socialement. Présente dans toutes les sociétés connues, la sexuation a pris diverses formes dans les sociétés primitives. Si, dans tous les cas, les hommes détiennent le monopole des armes et du pouvoir politique, cela n’entraîne pas automatiquement une domination masculine totale (celle-ci est parfois contrebalancée par le pouvoir économique des femmes).

Selon Friedrich Engels, dont les thèses ont eu une grande influence sur le mouvement socialiste, la domination masculine trouve son origine dans l’apparition de la propriété privée (la sédentarisation et l’agriculture permettant la constitution de surplus appropriables). Cependant, les découvertes en ethnologie remettent en cause cette vision, car on trouve des formes de domination masculine dans certaines sociétés primitives (y compris chez des chasseurs-cueilleurs), pourtant égalitaires sur le plan économique (c’est-à-dire qui ignorent la richesse et la pauvreté).

Néanmoins, l’émergence de sociétés non égalitaires (d’un point de vue économique) entraîne le renforcement de la domination masculine. Dans certaines sociétés où le pouvoir était (à peu près) partagé, la question est tranchée en faveur des hommes. De l’apparition de la propriété privée découle le besoin d’assurer la transmission du patrimoine et donc la filiation ; d’où la nécessité d’organiser la reproduction par le contrôle du ventre des femmes. Cela se traduit par leur appropriation (tel du bétail) par le père ou le mari via la famille et le mariage. Si la hiérarchie entre hommes et femmes recouvre des degrés variables selon l’organisation de la société, la domination masculine devient très nette avec l’apparition des sociétés de classes.

Au cours des millénaires et dans la majorité des sociétés, cette domination masculine, afin d’assurer perpétuation et stabilité, s’institutionnalise (Etat, droit, religion, politique, etc.), bien que sous des formes différentes. La famille en est un élément essentiel, car elle permet la filiation/descendance et la transmission du patrimoine (longtemps constitué principalement de terres), et donc d’assurer une certaine stabilité sociale2. En ce sens, on peut parler de patriarcat ou de société patriarcale (pouvoir institutionnalisé de l’homme chef de famille).

 

Périodes médiévale et moderne3

Durant cette période, la population est très majoritairement rurale et paysanne. Le foyer (qui correspond à la famille) est alors une unité de production et de reproduction.

Les femmes participent aux activités agricoles, seules (par exemple le potager) ou avec les hommes. Leurs tâches ne sont pas forcément dévalorisées, car elles sont tout autant importantes pour la survie et la production (principalement destinée à la consommation familiale, et à l’entretien de la noblesse et du clergé). Les tâches réalisées par les femmes, et que l’on qualifierait aujourd’hui de « ménagères » (cuisine, lessive, ménage), sont alors très réduites et non distinctes des autres activités. Quant à l’élevage des enfants (notion qui n’apparaît qu’à la fin du XVIIIe siècle4), il était également fort sommaire. Bien que les femmes soient les maîtresses de maison, les hommes sont les chefs de la famille (une famille le plus souvent élargie), sur laquelle ils détiennent un fort pouvoir. La vision d’une période très sombre, notamment marquée par une religion profondément misogyne (les femmes sont des créatures du diable, n’ont pas d’âme ; chasse aux sorcières, etc.), est, semble-t-il, à nuancer5.

A noter que les femmes sont très impliquées (souvent aux premières loges) dans les luttes, émeutes de la subsistance, luttes pour le pain, qui émaillent la période moderne et trouvent leur point culminant dans les années 1789-1795.

 

XIXe siècle6

L’arrivée au pouvoir de bourgeoisie marque tout d’abord un recul pour la situation des femmes. Par la suite, le Code Napoléon (1804) institue leur infériorité ainsi qu’une véritable ségrégation : les femmes n’ont quasi aucun droit, si ce n’est celui d’obéir aux hommes (leur père ou leur mari), et sont considérées comme mineures (et ce jusqu’en 1965 !).

La littérature et la science de l’époque les présentent majoritairement comme des êtres inférieurs, incapables intellectuellement et physiquement de faire autre chose que s’occuper des enfants et du foyer.

Néanmoins, la nouvelle idéologie égalitariste bourgeoise (avec notamment la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) permet d’imaginer une égalité formelle entre hommes et femmes, hypothèse jusqu’alors impossible. L’idéologie de la classe capitaliste (qui va elle-même évoluer) devient très logiquement l’idéologie dominante, lui permettant ainsi d’assurer sa position et de pérenniser le système : liberté, démocratisme, valeur travail, réussite, compétition, individualisme, etc. Le ver capitaliste est dans le fruit patriarcal.

L’industrialisation du XIXe siècle, en dépossédant les travailleurs des moyens de production et de subsistance, crée une réelle séparation entre lieu de production (salariat/usine/hommes) et lieu de reproduction (foyer/femmes). Les sphères publique (masculine) et privée (féminine) apparaissent. C’est une grande nouveauté qui va complètement réorganiser les rapports entre hommes et femmes7.

Le capitalisme, en pleine expansion, s’appuie sur les structures existantes et notamment sur le patriarcat8. Dans un premier temps, la main-d’œuvre féminine et infantile, de faible coût (tout au plus 50 % du salaire d’un homme), est massivement utilisée par les exploiteurs. Mais, au milieu du siècle, les éléments les plus clairvoyants de la classe capitaliste y voient le risque d’une « dégénérescence » physique et morale des futurs prolétaires (les conditions de travail et de vie sont telles que la majorité des jeunes ouvriers sont exemptés de service militaire pour cause de petite taille, de malformations, de maladies, etc.). Une partie des ouvrières est alors renvoyée au foyer pour assurer une réelle reproduction de la force de travail9 (lois réglementant le travail des femmes et des enfants) : c’est la naissance du travail domestique. Il n’est pas surprenant que ce rôle incombe aux femmes, car le capitalisme, tout en les transformant, s’est appuyé sur les modes d’organisation et de domination préexistants, en l’occurrence le patriarcat. Après avoir mis sens dessus dessous la famille traditionnelle et altéré la figure du père (chez les prolétaires par le travail en usine), c’est le modèle bourgeois de la famille qui est mis en avant : apparition de la sphère privée (associée aux femmes), donc de l’intime, renforcement de la notion d’enfant (et de l’amour maternel), du mariage prétendument basé sur l’amour, autorité du chef de famille, intrusion croissante de l’Etat dans le processus de reproduction de la force de travail (éducation, médecine), etc. Autant d’éléments de nouvelles normes sociales alors mis en place qui vont se développer tout au long du XXe siècle.

 

Seconde moitie du XXe siècle10

Tout au long du XXe siècle, le capitalisme transforme avec une vitesse croissante la société et tous les aspects de la vie. C’est dans la seconde moitié du siècle, qui correspond à l’entrée massive des femmes sur le marché du travail et au développement de la société de consommation, que les plus importants changements dans les rapports entre hommes et femmes interviennent.

L’entrée massive et directe des femmes dans le salariat leur permet d’obtenir une certaine indépendance économique (vis-à-vis du mari ou du père) alors que, progressivement, c’est l’égalité formelle qui s’impose11. L’autorité du chef de famille en prend (encore) un coup, mais reste (toujours) très prégnante et les femmes ont (toujours) la charge du travail domestique, c’est-à-dire de la reproduction de la force de travail. Quant à leur salaire, très inférieur à celui des hommes, il n’est qu’un salaire d’appoint. Cette situation apparaît inacceptable pour beaucoup et cela ouvre la voie aux luttes de femmes des années 1970 : Mouvement de libération des femmes (MLF), Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), etc. Comme disait Engels, « Quand il y aura égalité des droits, c’est là que ça va commencer la castagne »12. Les conditions matérielles d’existence des femmes connaissent au cours de cette période de puissants bouleversements ; la légalisation de la contraception et de l’avortement en sont le signe et la conséquence. Si ces mesures sont des coups fatals portés au patriarcat, elles s’inscrivent (tout comme les luttes féministes) dans un processus de modernisation du mode de production capitaliste en France, mais aussi dans les autres pays occidentaux qui connaissent alors des réformes similaires. Le capitalisme ne « libère » pas les femmes pour rien.

Cette entrée massive des femmes dans le salariat signifie aussi leur implication directe et massive dans la lutte des classes, dans les usines mais aussi le secteur tertiaire (grands magasins, banques), non plus en tant que femmes de prolétaires, mais bien comme des femmes prolétaires. Les situer dans le mode de production capitaliste comme prolétaires est insuffisant, il faut aussi préciser qu’elles sont femmes. Les modalités de l’exploitation définissent les modalités de la lutte : les émeutes de subsistance « pour le pain » dans lesquelles les ménagères jouent un rôle central font place aux grèves pour des augmentations de salaire (aujourd’hui, avec euphémisme, pour « l’augmentation du pouvoir d’achat »), voire pour l’égalité salariale avec les hommes ce qui, dans les deux cas, ne réjouit évidemment pas les patrons13. Les années 1970 sont notamment caractérisées par l’apparition de grèves féminines (parfois avec occupation) au cours desquelles émergent des questions de genres généralement occultées dans les luttes mixtes14 (garde des enfants, repas du mari, etc.) ; la sphère privée s’en trouve ébranlée. Les luttes de femmes sont ensuite prises dans le reflux général de l’activité des prolétaires de cette période (crise, chômage, restructuration).

Au début des années 1980, les gouvernements favorisent le développement du travail précaire, du temps partiel, qui touche particulièrement les femmes, parce que plus adapté à l’élevage des enfants (là encore, il n’est pas question d’altruisme, mais de temps partiel forcé15). Ce type de contrats se développe largement dans la décennie suivante et concerne de plus en plus les hommes (cela permet de tirer les salaires et les conditions de travail de tous vers le bas, et de mettre en place flexibilité et précarité).

Par ailleurs, les emplois dans lesquels les femmes se retrouvent majoritaires et majoritairement sont bien spécifiques, et dans le prolongement des constructions genrées (par exemple, dans les entreprises de nettoyage16, soins à la personne, métiers de l’enfance – métiers peu valorisés, et donc peu payés).

De nouveaux problèmes prennent de l’ampleur : double journée de travail, différences de salaires, sexisme et oppression des femmes au travail.

L’idéologie égalitariste avait ouvert la porte à l’idée d’égalité entre hommes et femmes. Cela devient une « possibilité » dans cette période, parce que pour le mode de production capitaliste le genre de celui qui produit la marchandise ne change théoriquement rien à la valeur de la marchandise (travailleur anonyme, travail humain abstrait sexuellement indifférencié). Cependant, le maintien d’une forme de sexuation (réagencée) permet aussi de satisfaire les intérêts immédiats des capitalistes (division supplémentaire des prolétaires, mise en concurrence, différences de salaires, etc.).

Car cette « libération » des femmes par le salariat répond surtout à un besoin de main-d’œuvre à bas coût et de relance de la consommation. Le capitalisme ne libère les femmes du patriarcat que pour mieux les exploiter. Les luttes féministes y sont aussi pour quelque chose, mais s’inscrivent dans ce processus ; ce n’est pas qu’un rapport de force qui a entraîné ces bouleversements : c’est le capital qui a modifié la forme de la sexuation pour l’adapter à ses besoins. Les chaînes changent de formes et de mains, passant de celles des hommes à celles de l’Etat, donc du capitalisme, d’une appropriation individuelle structurante à une appropriation collective17.

 

Aujourd’hui18

On assiste depuis déjà bien des années à une explosion de la famille nucléaire classique, qui n’est plus le seul dispositif permettant la reproduction de la force de travail (augmentation des divorces, familles monoparentales, familles recomposées, reconnaissance sociale des couples homosexuels, adoption, fécondation in vitro, etc.). Le mariage traditionnel est devenu obsolète. Mais le modèle persiste et le couple, qui reste le dispositif indispensable au contrôle des naissances, n’est plus une structure figée et s’est libéralisé. Le turn over dans les relations est beaucoup plus fréquent (la monogamie est généralement remplacée par une monogamie en série). La persistance du couple peut notamment s’expliquer par les difficultés économiques qui poussent à s’associer pour élever un enfant19. Les sociologues peuvent tenter d’expliquer cette situation, mais il est clair que la famille traditionnelle n’est plus aujourd’hui adaptée aux évolutions de la société ; elle est par exemple un frein à la mobilité des travailleurs. Néanmoins, l’Etat a toujours besoin d’une structure de référence pour la reproduction de la force de travail et, durant la période d’élevage, pour la reproduction de l’idéologie dominante (il ne s’agit pas de faire des enfants mais de futurs prolétaires).

Malgré des évolutions depuis les années 1970, ce sont toujours les femmes qui, principalement, ont en charge la reproduction de la force de travail : c’est-à-dire l’effectuation du travail domestique et donc surtout l’élevage des enfants. Le nombre de familles monoparentales (majoritairement des mères assurant seules l’élevage d’enfants) montre que l’homme n’est même plus indispensable à cette tâche20.

Avec la salarisation massive des femmes, c’est aussi la figure de la femme au foyer qui disparaît, remplacée par celle de la travailleuse ou de la chômeuse (qui doivent toujours, mais différemment, effectuer les tâches domestiques).

La persistance des inégalités de salaire (moins flagrantes qu’au XIXe siècle ou dans les années 1970) s’explique entre autres par le fait que le travail des femmes est toujours majoritairement un travail précaire, à temps partiel, non qualifié, souvent cantonné dans des secteurs quasi féminins (entretien, social, santé, métiers de l’enfance, etc.) et que la maternité est un frein à l’évolution des carrières. Certains secteurs se sont largement mixifiés depuis quarante ans alors que d’autres débutent seulement ce processus, non sans difficultés, y compris les bastions masculins qu’étaient la police et l’armée21. On assiste également à une lente, mais semble-t-il inéluctable féminisation des classiques postes de pouvoir ou prestigieux (à noter que les filières universitaires et les grandes écoles ne se sont mixifiées que très lentement depuis les années 1970)22.

D’autres manifestations de la domination masculine persistent : violences faites aux femmes, viol, sexisme, etc. On peut même se demander si, en raison de tous ces changements et la transformation de la sphère publique, on n’assiste pas à un repli (un renforcement) de la domination masculine sur la sphère privée et dans les relations interindividuelles (dans la rue, par exemple). A cette réalité sont, semble-t-il, soumises les femmes de toutes les classes (de la même manière ?). C’est cette réalité qui peut permettre une lecture aclassiste, alors que les genres et la domination masculine ont clairement une utilité pour toute société de classes et que violences et viols sont sans doute bien plus une conséquence de cette domination qu’une cause.

Une tendance marquante de ce début de XXIe siècle est la mixité croissante de la classe capitaliste au sens strict du terme. La bourgeoise n’est plus, comme dans les années 1970, l’épouse du bourgeois, mais celle qui a directement des intérêts dans le capital : femme chef d’entreprise, DRH, cadre sup, etc. Cette tendance semble s’accentuer depuis quelques années, suite à la publication de nombreuses études, analyses et recommandations montrant les profits que peuvent tirer les entreprises de cette mixité (très sensible depuis la crise de 2008, qui a montré que les entreprises dirigées par des femmes auraient moins souffert que les autres)23. Il s’agit bien de ne pas se priver de compétences et d’avantages économiques certains. La fraction la plus « éclairée » de la classe capitaliste a été convaincue du caractère positif de cette mixité, et nombre de grandes entreprises mènent depuis quelques années des politiques visant à féminiser direction et encadrement. Rien à voir avec des questions d’ordre éthique, même si l’image de l’entreprise peut y gagner et que les mentalités des patrons peuvent aussi évoluer24. Bien entendu, être exploité par une femme ne rend pas l’exploitation plus douce…

Idéologie démocratique et égalitaire oblige, les femmes accèdent aussi à des postes de pouvoir politique dans de nombreux pays, et il ne s’agit plus de surprenantes exceptions. C’est une grande nouveauté, car depuis qu’existe la sexuation le pouvoir politique était le monopole des hommes. Si l’on ajoute à cela la massive salarisation des femmes, il est clair que la sphère publique est en cours de transformation et a perdu le caractère masculin qui la caractérisait (ce changement n’a de réel intérêt que pour les femmes bourgeoises). On ne peut en dire autant de la sphère privée qui reste, elle, un domaine féminin25. Car il s’agit aussi d’assurer une reproduction de toutes les classes, de toute la population, et donc des rapports sociaux capitalistes. Les femmes bourgeoises tout comme les femmes prolétaires restent déterminées par leur fonction reproductrice (même si plus elles montent dans la hiérarchie sociale moins elles font d’enfants26). La classe capitaliste a elle aussi besoin d’assurer sa reproduction (ne serait-ce que pour assurer filiation et héritage).

Cette évolution porte un coup sévère à l’« idéologie » patriarcale, sans pour autant remettre en question la sexuation dont politiciennes et patronnes tirent profit : salaires des femmes plus bas, temps partiels, mais aussi reproduction de la force de travail. Leurs intérêts sont par définition contradictoires à ceux des prolétaires, hommes et femmes.

Cette mixité croissante de la classe dominante (femmes, hommes, hétéros, homos27, noirs, blancs, jaunes, etc.) a certes pour conséquence de masquer, partiellement, les oppressions de genres, mais elle est surtout le reflet d’une réalité : la marchandise se fout du genre du prolétaire et encore plus de celui du capitaliste. Ces évolutions ne peuvent, on l’a vu, représenter une avancée pour le groupe des femmes, mais bien pour les femmes bourgeoises seulement, et doit mettre en garde contre une lecture aclassiste de la sexuation. Dans un premier temps, cette tendance à la mixité maintient (renforce ?) les identités genrées ; mais on peut se demander si, à plus long terme, cela pourrait entraîner, si ce n’est une dissolution, du moins une restructuration des identités genrées et de la sexuation.

Les évolutions des rapports de genres depuis le XIXe siècle et le développement du mode de production capitaliste ne peuvent que questionner l’utilisation du terme « patriarcat28 » pour qualifier la domination masculine. A ne pas les prendre en compte on risque de glisser vers la vision anhistorique d’un patriarcat ayant toujours existé (et qui donc existera toujours). Le patriarcat étant une forme d’organisation sociale, politique et juridique fondée sur/pour la perpétuation du pouvoir des hommes (au détriment des femmes), ce terme ne nous paraît pas adéquat pour qualifier notre société où ce sont en majorité des hommes qui détiennent le pouvoir.

En 1998, Paola Tabet, évoquant ces changements, avançait l’hypothèse d’une libération (capitaliste) des femmes, comparable à celle des serfs (qui a entraîné des bouleversements, et notamment le passage à un nouveau mode de production). Avec la fin du patriarcat (mais non de la domination masculine) dans certains pays, le passage d’une appropriation structurellement sur un mode individuel à une appropriation sur un mode collectif, l’évolution de la famille, l’intégration des femmes à la sphère publique et la transformation de celle-ci, on peut se demander si l’on n’assiste pas à une restructuration du rapport entre hommes et femmes. Cette domination/intégration de ce rapport par le capital, sensible dès les débuts du capitalisme, s’est considérablement accentuée et accélérée dans la seconde moitié du XXe siècle, et jusqu’à nos jours où elle est toujours en cours. On peut rapprocher ce processus du passage d’une domination formelle du capital sur le travail à une domination réelle : le passage à la domination réelle du capital sur le rapport entre hommes et femmes (sexuation persistante mais restructurée).

 

Question 1

Quelles peuvent-être les conséquences de la crise économique actuelle ? Les mesures de rigueur et coupes budgétaires contre les services publics et le secteur social au niveau européen touchent souvent les femmes (santé, fermeture d’hôpitaux, mesures familiaristes pour les sortir du marché du travail, etc.), mais surtout les femmes prolétaires (les autres ont les moyens d’avoir recours au secteur privé). Néanmoins, la crise de 1973 a montré que les mesures visant à renvoyer les femmes au foyer n’ont qu’un impact marginal. Au contraire les experts de l’OCDE considèrent que la poursuite et l’accentuation de la salarisation des femmes est la clé de la croissance de demain29.

 

Question 2

Qu’en est-il réellement des luttes de femmes prolétaires aujourd’hui en France ? Dans les années 1970, les grèves de femmes prolétaires étaient encore inhabituelles. Elles pouvaient porter des revendications de type féministe (égalité des salaires), avaient des conséquences sur le foyer (garde des enfants, « et qui c’est qui va laver mes chaussettes ? », etc.) et, dans leur déroulement, entraînaient une opposition flagrante avec les hommes. Aujourd’hui, les grèves de femmes ne paraissent plus exceptionnelles. Il semble qu’elles n’aient plus le caractère flagrant d’une opposition entre hommes et femmes (encadrement patronal et syndical ainsi que main-d’œuvre se sont mixifiés ; les différences de salaires masculins et féminins existent mais ne sont plus autant abyssaux30). Quant aux conséquences sur le foyer, elles sont toujours d’actualité. Le problème de la double journée de travail est une réalité pour toute femme prolétaire et, de fait, la question de l’effectuation du travail domestique se pose dès qu’elle fait grève. En outre, le niveau de la combativité prolétarienne est relativement faible, et les infos sur les grèves ne sont pas abondantes, encore moins sur leurs conséquences sur le rapport de genres (notamment au sein du foyer).

 

 

 

QUE FAIRE ?

Ce qu’en pensent les féministes

« Certaines féministes sont vulgaires, malhonnêtes et haineuses. »

« Et je cherche en vain des raisons de leur donner tort. »

Tag et sa réponse sur un mur de Valence, en 2006.

 

Quelles sont les luttes menées par des groupes féministes aujourd’hui ? Si il n’y a plus de mouvement d’ampleur comme dans les années 1970, quelques organisations, groupes et courants féministes existent tout de même… On ne peut parler de féminisme au singulier. Comme il y a quarante ans, il s’agit plutôt d’un fourmillement d’idées, de pratiques, et de débats contradictoires qui s’enrichissent et qui s’opposent mutuellement. De nombreuses tendances existent, qui semblent bien peu tranchées, très perméables. On ne saurait en rendre compte exhaustivement (l’exposé qui suit pourra donc paraître quelque peu caricatural). Voici donc quelques-unes de leurs positions.

Une approche largement répandue est le militantisme pour la défense des droits des femmes : ligues en tous genres pour la défense des droits des femmes, Chiennes de garde, Ni putes ni soumises, Marche mondiale des femmes et consorts. La domination masculine est perçue comme une série de défauts qu’il suffirait de corriger. Il faut donc en référer à l’Etat, et faire pression sur lui (notamment par des campagnes de lobbying auprès des institutions) pour améliorer la « condition des femmes ». Parmi les principaux axes de bataille, on trouve : la parité, les discriminations à l’embauche, l’égalité salariale, le voile, la défense du droit à l’IVG, l’adoption et le mariage homosexuels, etc. Ces campagnes ont au mieux un effet superficiel sur la domination masculine et sur la sexuation, et encore, elles s’inscrivent dans les évolutions du capitalisme. Elles le renforcent en y aménageant la « condition des femmes », et en prônant la démocratie et l’égalité entre hommes et femmes, ce qui n’ouvre évidemment pas sur une perspective d’abolition des genres. On peut aussi trouver que c’est une aberration, pour une féministe, d’en référer à l’Etat, qui organise et entérine la domination masculine.

Des groupes mènent aussi des campagnes de sensibilisation « à destination du grand public », visant à faire évoluer les mentalités : contre les jouets sexistes, contre le publisexisme, contre le viol et les violences faites aux femmes, pour la contraception… (souvent menées par des associations comme le Mouvement pour le planning familial, et d’autres, moins institutionnelles). Si l’on peut parfois en apprécier le caractère informatif, invitant à la réflexion (voire plus), on ne peut qu’en regretter les limites : ces campagnes ne peuvent toucher qu’une infime minorité de personnes, et ont un impact très réduit. On y retrouve les thèses selon lesquelles le sexisme puise son origine dans l’éducation, les médias, la pub, qui deviennent donc des enjeux : c’est en modifiant l’éducation, en épurant les médias et la pub que l’on pourra abolir le sexisme. Mais l’oppression des femmes repose sur des bases bien plus profondes, et dont l’éducation n’est qu’un vecteur.

Il est parfois reproché aux structures qui organisent ces campagnes de délaisser le « terrain de la lutte » pour agir dans l’urgence, voire de « cogérer aux côtés des hommes et de l’Etat la misère des femmes ». Toutefois, ces campagnes – et les structures qui les organisent – sont davantage qu’un pansement sur une jambe de bois. Certes, que ce soient par exemple les plannings familiaux (accès à la contraception, à l’avortement, soins gynécologiques, etc.), les centres d’accueil d’urgence (pour femmes battues ou autres), les structures d’écoute et de conseil, ce n’est pas toujours la panacée. Mais il existe actuellement bien peu d’autres solutions, et cela permet à beaucoup de femmes de survivre au quotidien ou de se sortir de situations merdiques.

Outre ce militantisme de terrain ou de bureau, nombre de groupes ou personnes non institutionnels (allant de l’anarkaféminisme aux lesbiennes et féministes radicales, matérialistes, etc.) ainsi qu’un important secteur de recherches universitaires, mènent des analyses souvent pertinentes, qui mettent en avant la nécessité de l’abolition de la « société patriarcale » et des genres ; et souvent aussi, l’abolition de toutes les formes d’oppression (au rang desquelles figure parfois l’exploitation capitaliste).

Ces thèses plus radicales (ne bénéficiant pas toujours des mêmes moyens de diffusion), sont moins visibles du grand public, moins ou pas médiatisées. Ces idées et pratiques sont diffusées par le biais de journaux, brochures, émissions de radios, livres, films, affiches et tracts, etc. Les thèses de Christine Delphy des années 1970 ont une grande influence, ainsi que celles de Paola Tabet, Colette Guillaumin, Monique Wittig, et bien d’autres. On rencontre souvent l’idée que le patriarcat est à l’origine du capitalisme (qui est un sytème d’hommes blancs hétéros), et qu’abattre le premier (l’ennemi principal) entraînera nécessairement la fin du second. La vision du rapport entre hommes et femmes comme « exploitation d’une classe par une autre »31 est assez répandue.

Ces réflexions abordent tout autant les mouvements sociaux32 que le quotidien des femmes. Mais on peut remarquer une fréquente confusion entre toutes les formes de dominations (sexisme, racisme, capitalisme, spécisme, validisme, âgisme, etc.), mises sur un pied d’égalité et non envisagées sous l’angle de leurs origines ni de leurs fonctions dans l’époque actuelle.

Parmi les angles de réflexion, on retrouve la critique de l’hétérosexualité définie comme une norme qui organise la sexualité pour la reproduction. La pression à l’hétérosexualité a été violemment critiquée dès les années 1970 par le MLF ou par des groupes homosexuels tels que le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR). Aujourd’hui, bien que l’homosexualité tende de plus en plus à être intégrée par le capital, la critique de l’hétéronorme et de son pendant, la pression à la maternité, ont toujours lieu d’être. Cette critique peut aboutir à la théorie du lesbianisme comme stratégie politique. On ne peut que déplorer que cela aille parfois jusqu’à des tendances séparatistes anti-hommes, dénonçant l’hétérosexualité comme une forme de collaboration avec l’ennemi ou de soumission volontaire. Par cette posture, il s’agit de refuser la domination masculine, mais certainement pas le sexisme, et encore moins les genres…

On assiste aussi, y compris dans les milieux les plus radicaux, à un retour des thèses essentialistes. Tout un pan des réflexions féministes aboutit à une valorisation de « l’être femme », à une défense d’une prétendue « nature » féminine, galvaudée par le patriarcat et le capitalisme, et qu’il s’agirait de retrouver (pour renouer avec une façon « femme » de vivre et d’agir). La néopaganiste américaine Starhawk, qui se revendique comme sorcière, en est l’extrême caricature. Ces théories prônent un « retour au naturel » et défendent l’idée (bien sexiste au demeurant) que les femmes sont beaucoup plus proches de la nature (« des arbres », voire même « des étoiles », et pourquoi pas des animaux ?) que les hommes. La maternité, vue comme « tellement naturelle » et parfois comprise comme une « force », doit donc être valorisée. Ces thèses vont souvent de pair avec une idéalisation des sociétés précapitalistes, et avec la volonté de se réapproprier des techniques et savoirs anciens (genre l’allaitement, les plantes abortives, les langes tellement plus écolo que les couches !)33.

L’idée de se défaire de la norme sociale pour renouer avec sa « nature-femme » est un retour à l’essentialisme. Chez ces féministes, les genres sont perçus et critiqués comme des rôles sociaux imposés, mais c’est au bénéfice d’une identité prétendue « véritable », « naturelle ». On y retrouve l’influence de théories des années 1970, en particulier celles d’Antoinette Fouque et de la revue Sorcières. Il n’y a évidemment aucune perspective de dépassement des genres dans cette optique, bien au contraire, ni de dépassement de quoi que ce soit, d’ailleurs.

Certains de ces discours sont marqués par un refus (une occultation ?) du conflit qui serait spécifiquement masculin. Ceci est relié à l’idée de sororité34, car il s’agit de faire front, malgré les désaccords, face à l’oppresseur. On remarque une volonté de rendre vivante et de valoriser la mémoire des mouvements féministes, démarche qui va parfois jusqu’à en nier les conflits, les erreurs et les contradictions.

Le mot d’ordre de la réappropriation du corps est très présent dans les réflexions féministes. Depuis les années 1970, « mon corps m’appartient » est demeuré un credo. Cela peut concerner autant le « choix » d’être mère ou non, le viol, que les normes esthétiques ou la médecine. Ce mot d’ordre est une réponse à l’appropriation des femmes par les hommes. Aspect que certains théoriciens d’ultragauche ont été incapables de prendre en compte, en reprochant aux féministes de défendre et d’étendre ainsi la notion de propriété privée.

Parmi les différentes pratiques des féministes, la non-mixité est toujours d’actualité et provoque toujours des polémiques, qu’elle soit envisagée comme un moyen ou comme une fin en soi. Les femmes étant isolées les unes des autres (chacune dans son foyer, par exemple), se réunir, se retrouver pour partager expériences et réflexions puis pour s’organiser est fondamental. S’organiser entre opprimées, quoi de plus logique ? Quoi de plus logique aussi que de se réunir sans le camp des oppresseurs ? La non-mixité peut amener tout aussi logiquement des prolétaires et des bourgeoises à s’organiser ensemble, ce qui n’est pas sans poser d’autres problèmes… Cependant, le conflit entre les genres ne peut se résoudre que par la dissolution des catégories hommes et femmes. Il est donc nécessaire que le sujet soit aussi posé en mixité.

Le féminisme manque souvent d’une analyse globale cherchant à comprendre les liens entre les rapports de classes et les rapports de genres. Une vision historique nous montre un système patriarcal fluctuant, ayant connu et connaissant des évolutions perpétuelles, modelé par les modes de production successifs (aujourd’hui le capital, lui-même sans cesse en mouvement). Pourtant, une tendance actuelle base ses réflexions sur une vision anhistorique. Cela entraîne une confusion dans l’analyse du problème, dans les perspectives et dans les pratiques (comme s’il suffisait de reprendre les slogans et les méthodes du MLF d’il y a quarante ans).

 

Note 1 : la déconstruction

La « déconstruction » est une idée (et une pratique) que l’on rencontre actuellement dans une partie du mouvement féministe35. Elle prend comme point de départ l’idée que les genres sont des constructions sociales et que « le privé est politique ». Il s’agit, à partir d’une prise de conscience individuelle (ou en petits groupes), de modifier ses comportements pour corriger ses constructions sexistes et, à terme, faire disparaître le sexisme.

De là, le personnel prend une importance surdimensionnée par rapport au structurel, parfois jusqu’à devenir le seul terrain d’action. « A cause de l’importance démesurée accordée à l’expérience subjective, […] la politique de la subjectivité devint une “ intériorité ”, c’est-à-dire un changement personnel sans changement de la société36. »

Avec l’argument « le privé est politique », on reconnaît que la sphère privée est organisée socialement, qu’elle n’est pas en dehors de la société, et que nos rapports personnels en font partie. Le privé est donc, lui aussi, un lieu de contradictions, de conflits, voire de luttes. Les grèves et mouvements sociaux, dans la sphère publique, où les femmes sont impliquées, ont nécessairement un impact sur la sphère privée (le foyer, la famille : « Qui c’est qui va me faire cuire mon steack ? » « Chérie, où est-ce que tu ranges les draps ? ») En l’absence de tels mouvements, l’activité des militantes se replie sur la sphère privée, et s’y cantonne. Un glissement s’opère : « Le politique, c’est le privé ».

La déconstruction consiste en une remise en cause individuelle et personnelle des genres, vus comme des identités figées, comme un vêtement qu’il suffirait de choisir d’enlever. Or si les genres sont une construction sociale, il n’est pas possible de s’extraire des rapports sociaux dont ils sont la manifestation. On ne peut pas choisir de ne plus être un homme ni une femme, car dans cette société il n’existe que deux cases. A la sécu, on sera toujours soit 1, soit 2.

Autrement dit, il y a une incohérence entre la reconnaissance de structures et rapports sociaux et la volonté de s’en affranchir par une action individuelle. Pendant qu’on fait des efforts pour se déconstruire, cette construction sociale continue d’agir sur des milliards de personnes, y compris sur soi37.

La déconstruction pose le problème du choix dans cette société : peut-on choisir de se déconstruire ? qui peut le faire ? Une femme célibataire sans enfants aura peut-être plus d’énergie à consacrer à sa déconstruction qu’une mère de trois enfants, comme une bourgeoise aura plus le loisir de le faire qu’une smicarde, etc. Malgré un objectif subversif affiché (la disparition des genres), la déconstruction, comme toute alternative, se réduit à la recherche du bonheur individuel dans la société capitaliste.

Dans la pratique, cette prise de conscience bien sympathique entraîne une dérive élitiste, un dénigrement et une culpabilisation de ceux qui ne se déconstruisent pas ; donc une nouvelle norme, par définition sclérosante et contraignante. Nous nous retrouvons face à une nouvelle idéologie38.

Il ne s’agit pas ici de décourager toute tentative personnelle de remise en question de ses comportements. Après tout, c’est ici et maintenant qu’on vit, et il est bien normal d’essayer d’en chier le moins possible et d’essayer de ne pas se comporter comme un salopard… Tout comme il est logique que les opprimées refusent leur condition, individuellement ou collectivement. Ce sont des pratiques de survie. Il est important de remettre en question nos constructions sociales, mais il ne faudrait pas perdre de vue que toute tentative de s’en dégager totalement est vaine tant que cette société perdurera. L’abolition des genres et de la domination masculine ne seront jamais obtenues parla déconstruction.

 

Note 2 : le queer

Pour le queer il s’agit de subvertir les genres, et donc la société, qui va s’en trouver ébranlée. Ce mouvement apparaît notamment en réaction à l’intégration et l’institutionnalisation des mouvements gays et lesbiens. Lesluttes des homos ont eu un caractère révolutionnaire, tant qu’elles n’ont pas été intégrées dans le capital, justement comme une identité.

Ses limites résident dans le caractère personnel du changement, dont peut très bien s’accommoder le capital39 (d’ailleurs la théorie queer ignore les rapports de classes). La dissidence est contenue dans les rapports sociaux, donc elle n’en est pas une40.

Le queer est intéressant en ce qu’il constitue une expérience (bien que nécessairement limitée puisqu’elle a lieu dans et par cette société). Les théories queer montrent que l’on peut penser aujourd’hui l’abolition des genres. Mais en termes de pratiques, de perspectives ou de stratégie, il concentre à lui seul toutes les critiques que nous avons pu faire sur la déconstruction.

 

Marxistes, anarchistes, etc.

Globalement, concernant les questions de genres et de domination masculine, c’est le déni qui domine. C’est-à-dire un refus d’aborder ce sujet. Dans ce désert, tant pratique que théorique, apparaissent tout de même quelques oasis… et beaucoup de mirages. Un petit rappel historique est nécessaire puisque les conceptions des marxistes et des anarchistes n’ont finalement que peu évolué, alors que l’apparition et la diffusion de la théorie des genres auraient dû provoquer un regain de réflexion.

 

Les marxistes

Contrairement à ce que l’on croit généralement, Marx, Engels et certains théoriciens marxistes (Lafargues, Bebel) s’intéressent à la question des rapports entre hommes et femmes et ne nient pas l’oppression de ces dernières, notamment lorsqu’ils abordent le problème de la famille. Pour eux, cette oppression est une conséquence de la formation des sociétés de classes ; avec la disparition du capitalisme, qui est le stade ultime des sociétés de classes, elle ne pourra que disparaître à son tour. Si la modification des conditions d’existence est jugée primordiale dans ce processus, le rôle de l’Etat socialiste est fondamental. Il devra mettre en œuvre des mesures afin de mettre un terme au travail domestique : socialiser l’ensemble des tâches effectuées au foyer par les femmes par la mise en place de cantines collectives, de garderies, etc. Cette vision est reprise au XXe siècle par les féministes marxistes (comme par exemple Alexandra Kollontaï ou Angela Davis). L’exemple de la Révolution russe confirme en partie cette thèse : les rapports entre hommes et femmes se trouvent bouleversés par l’effondrement de l’ancien système, le chaos et la révolution. La collectivisation de certains aspects de la vie (cantines) semble jouer un rôle ; mais ce sont les conditions catastrophiques de survie qui en sont la cause, non l’Etat. D’ailleurs, tout revient vite à la normale puisque le processus révolutionnaire s’interrompt et que l’Etat se réorganise et reprend en main la gestion de la société41. Généralement, au long du XXe siècle, cette question est considérée comme secondaire (à résoudre après la révolution). D’autant plus qu’elle risquerait de « diviser le prolétariat »…

 

Les anarchistes

Pour les anarchistes, il n’y a généralement pas de question féminine en soi, puisque celle-ci est englobée dans le problème plus général de la libération humaine. Par définition, ils s’opposent à toutes les oppressions, plus ou moins perçues comme un tout.

Les anarchistes font une critique théorique sévère des institutions telles que la famille ou le mariage et prônent l’égalité entre hommes et femmes. En ce sens, l’importance de l’éducation et de la propagande est mise en avant (par exemple, la propagande néo-malthusienne et notamment la vasectomie au début du XXe siècle). C’est une démarche individuelle de transformation qui doit mettre un terme à l’oppression des femmes, comme s’il suffisait que tout le monde lise des brochures ou écoute des conférenciers anarchistes… (on peut rapprocher cette démarche de la déconstruction).

Néanmoins, le fort décalage entre la théorie et les pratiques des militants anarchistes est particulièrement frappant (des Milieux libres à la Révolution espagnole) ; la misogynie affichée de certains théoriciens (Proudhon en tête) n’y est sans doute pas pour rien.

 

Aujourd’hui

Une position toujours très répandue est que la question des genres est secondaire et ne mérite pas une lutte en soi : après la révolution, l’oppression des femmes disparaîtra toute seule, comme par un coup de baguette magique (une bonne combine pour ne pas se poser la question dès aujourd’hui… et pour ne pas torcher les gosses, bande de flemmards !).

L’antisexisme est aussi une des facettes de tous les groupes gauchistes, avec l’antiracisme, l’écologie, la libération animale… comme une volonté de bien prendre en compte toutes les oppressions, mais en se contentant de les juxtaposer, dans l’impossibilité de penser l’ensemble, les liens, et d’entrevoir des perspectives. Les réflexions se bornent bien souvent à un bilan-dénonciation de la situation des femmes aujourd’hui. Toutefois, un nombre croissant de journaux, groupes, revues42, traitent de ce sujet dans des articles qui ne sont pas dénués d’intérêt43.

Ces dernières années, il semble donc qu’il y ait un regain d’intérêt pour la question, et notamment une tentative de dépassement théorique dans des groupes d’ultragauche (ou au-delà), longtemps allergiques à ces questions44. Espérons que ça se généralise…

Pourquoi ce regain d’intérêt ? Ou plutôt, pourquoi la question peut-elle être soulevée aujourd’hui dans ces milieux, alors que les féministes s’y consacrent depuis longtemps ? Il y a probablement quelques pistes de réponse, à creuser, dans l’évolution des rapports entre hommes et femmes ces quarante dernières années (fin du patriarcat, mixité encore relative mais croissante de la classe capitaliste, mais persistance de la sexuation et de la domination masculine, etc.) ainsi que dans l’évolution du rapport de classes (fin de l’identité ouvrière, restructuration, atomisation du prolétariat, etc.). Les conditions matérielles changent, et il est nécessaire, dans une perspective communiste, de les prendre en compte.

 

Les luttes des femmes prolétaires

Au-delà du militantisme, des femmes prolétaires s’impliquent dans des luttes, sans revendications féministes affichées, par exemple lors de grèves. Rappelons que l’entrée massive des femmes dans le salariat, et directement dans la lutte des classes, a fait émerger des problématiques qui leur sont propres, entraînant de nouveaux conflits au sein de la sphère privée (foyer, reproduction). Cependant, ces derniers sont généralement invisibilisés par la « prééminence » de la lutte contre l’exploitation, et donc rarement analysés comme « luttes de femmes ».

Le docu-fiction de Marin Karmitz, Coup pour coup45, basé sur des faits réels, le montre bien. Dans les années 1970, des ouvrières d’une fabrique de textile se mettent en grève et occupent l’usine. Dès lors, elles n’assument plus le travail domestique et les répercussions sur les foyers sont immédiates. Les réactions des maris sont éloquentes : perdus, tout seuls à devoir gérer leur foyer, leurs enfants et leur propre reproduction, ils deviennent, de fait, un frein à la lutte. Nombre d’entre eux iront même jusqu’à marquer leur opposition à la grève de leurs compagnes. Les papas incapables de s’occuper de leurs gosses les déposent à l’usine, qui prend alors des allures de crèche. Les ouvrières sortent néanmoins victorieuses face aux patrons, et renforcées par rapport à leurs maris (provisoirement). Les exemples réels ne manquent pas46.

On peut supposer qu’une grève d’ouvrières a autant d’impact sur le foyer, sinon plus, que la propagande féministe. Les grèves de femmes prolétaires rendent publiques les questions privées (par exemple, les usines-crèches remettent en question, pratiquement mais provisoirement, la séparation entre la sphère publique et la sphère privée). Mais quand la grève se termine, tout rentre bien souvent dans le vieil ordre des choses, avec son lot de déceptions et de déprimes.

Les luttes de femmes prolétaires lient, de fait, le capitalisme et la domination masculine, mettant en évidence les questions de genres. Mais elles ne sont pas posées en tant que telles (en pratique). Cela explique l’absence d’informations (et donc d’analyses) sur les répercussions inévitables de telles luttes sur le rapport entre hommes et femmes, et en particulier sur la sphère privée.

 

 

 

CONCLUSIONS ET HYPOTHÈSES

Capitalisme vs patriarcat

On voit coexister à partir du XIXe siècle deux systèmes, le patriarcat (organisation sociale) et le capitalisme (mode de production), distincts mais liés. Liaison ne signifie pas forcément harmonie (chaque système utilisant et renforçant l’autre), et peut aussi impliquer oppositions ou contradictions, voire mêmerupture.

La domination masculine, principalement sous sa forme patriarcale, a toujours été nécessaire et a caractérisé toutes les sociétés de classes. Elle était particulièrement adaptée aux sociétés précapitalistes caractérisées par leur stabilité économique et sociale (ayant pour base la cellule familiale, unité de production etde reproduction).

La sexuation est la toile de fond sur laquelle se sont succédé les différents modes de production ; son évolution n’est pas une dynamique historique. Au contraire, le rapport entre hommes et femmes se trouve modifié à chaque mode de production tout en conservant ses principales caractéristiques (assignation des femmes à l’élevage, pouvoir des hommes).

Le capitalisme a pris racine dans le mode de production féodal mais, rappelons-le, la sexuation y était structurelle, déterminante d’un point de vue économique et social. Le patriarcat a été nécessaire au développement du capitalisme, notamment pour assurer la reproduction de la force de travail (en continuant à structurer la société). Mais, en raison de son caractère révolutionnaire (comme disait Marx), le capitalisme en modifie la donne en modifiant la société tout entière, en permanence. Il a ainsi détruit ou transformé tous les modes de production et d’organisation qui lui préexistaient. Il a fait de même avec le patriarcat.

Dans son évolution, le capitalisme s’est heurté au patriarcat, dont certains aspects fondamentaux ne lui étaient plus adaptés (par exemple, le besoin de main-d’œuvre féminine est en contradiction avec le confinement des femmes à la maison47). Le patriarcat s’en est donc trouvé altéré. Le capitalisme est donc le premier mode de production qui a un problème avec les femmes.

Pendant longtemps, les rênes du capitalisme étaient aux mains d’hommes blancs hétérosexuels (ce qui a pu entraîner des confusions, notamment celle qui consiste à croire que les deux systèmes n’en font qu’un, ou que le capitalisme serait par essence masculin), ce qui n’est plus le cas aujourd’hui48. Le capitalisme n’est donc pas en soi patriarcal, mais il est nécessairement sexué. Sexuation et domination masculine lui sont aujourd’hui indispensables et il ne peut donc, à l’heure actuelle, abolir les genres. Même à très long terme, la réalisation de cette hypothèse nécessiterait d’énormes bouleversements ; les tendances actuelles ne vont pas dans ce sens, bien plutôt dans celui d’une restructuration du rapport entre hommes et femmes.

 

Contrôle des naissances

Les naissances représentent un enjeu dans toutes les sociétés. En assurer le contrôle a été une nécessité pour toute société de classes, en particulier pour le capitalisme, pour qui l’accroissement (ou du moins le renouvellement) du nombre de travailleurs est la condition de l’expansion économique. Cela implique le contrôle des femmes.

Bien plus que pour les modes de production précédents, l’expansion du nombre de travailleurs a été fondamentale pour le capitalisme, particulièrement dans sa phase de domination formelle. D’où (entre autres) d’importantes modifications dans l’organisation de la sexuation. Aujourd’hui, il est impératif pour le capital d’assurer un contrôle rationnel de l’augmentation de la force de travail (ou, au minimum, de son renouvellement). En effet, dans les zones où il est passé en phase de domination réelle, une augmentation démesurée de la force de travail est moins nécessaire qu’une gestion raisonnée du nombre de travailleurs, notamment de travailleurs qualifiés (une part de travailleurs non qualifiés pouvant être fournie par l’immigration). Cela se manifeste dans certains pays par des politiques pro-natalistes, et dans d’autres par des mesures contraires (cela pouvant aller jusqu’à des stérilisations et avortements plus ou moins forcés… des femmes).

 

Appropriation individuelle et collective

Le contrôle sur les femmes passe par l’appropriation de tout le corps et tout l’esprit (entre autres par l’éducation). Jusqu’au XXesiècle, cette appropriation s’est faite sur un mode individuel, principalement par le mariage et la famille. Le mariage permettait le contrôle et plaçait les femmes dans une situation de disponibilité sexuelle et de risque de grossesse maximal (l’époux joue le rôle d’intermédiaire dans ce contrôle et en retire des avantages). C’est une domination directe, personnelle (que l’on peut rapprocher de l’esclavage ou du servage et que certains appellent « sexage »).

Aujourd’hui, cette appropriation se fait majoritairement sur un mode collectif, la domination devient indirecte, impersonnelle. Cela entraîne, comme dans le salariat, une impression de liberté (définitoire du capitalisme).

Le rôle de l’Etat dans ce dispositif, depuis le XIXe siècle, est majeur et croissant49:

•il assure, via la médecine, le contrôle du corps des femmes (contraception, IVG, etc.) ;

•il prend en charge une partie des tâches de reproduction de la force de travail (crèches, éducation, formation, santé, etc.) ;

•il impose l’égalité juridique entre hommes et femmes ;

•il assure un contrôle sur la famille en pénétrant socialement et juridiquement la sphère privée (au détriment du pouvoir du mari) par le biais de différents dispositifs de contrôle social (DASS, AS). Il met en place différentes réglementations concernant par exemple le divorce, l’adoption, la garde des enfants, les violences dans les couples ou le viol conjugal (reconnu au moins sur le papier) ;

•il participe à la reproduction globale de la force de travail (Sécurité sociale, allocations familiales, RSA, etc.).

Aujourd’hui, l’évolution de la société fait que le couple traditionnel n’est plus nécessaire au renouvellement de la force de travail ; une femme peut s’en charger toute seule avec l’aide et le contrôle de l’Etat. Si la fonction du père n’est plus indispensable (son image s’est dégradée depuis le XIXe siècle sans pour autant disparaître), celle de la mère est demeurée constante et essentielle (avec des variations sur la forme, notamment sur la centralité de la maternité dans la vie des femmes).

On se demande si l’appropriation individuelle a complètement disparu pour autant. Est-elle toujours structurelle dans la sexuation et dans la domination masculine ? Est-elle devenue un élément parmi d’autres au service de cette structure ?

Le couple reste toujours le modèle dominant pour la reproduction, même s’il est aujourd’hui caractérisé par un turn over, et qu’il n’est plus hégémonique.

 

Travail domestique

Par travail domestique, il faut entendre le travail « gratuit » effectué par les femmes dans la sphère privée et au bénéfice du foyer. Il est apparu, après quelques tâtonnements, au XIXe siècle, avec la séparation entre lieu de production et lieu de reproduction (auquel les femmes sont assignées). Mais depuis cette époque, le travail domestique a considérablement évolué. Il est cette activité qui définit les femmes, caractérise leur place dans le rapport social hommes/femmes.

Il comprend deux fonctions essentielles :

•la reproduction « générationnelle » de la force de travail (créer de nouveaux prolétaires), et dans une moindre mesure de la classe capitaliste. La reproduction de la « race des travailleurs » est l’élément central du travail domestique ;

•la reproduction « quotidienne » de la force de travail (entretien des prolétaires existants).

On peut remarquer que :

•le travail domestique comprend des tâches indispensables pour la reproduction de la force de travail (tâches qui doivent être effectuées, comme faire à manger et s’occuper des enfants) ;

•un grand nombre de tâches ont été prises en charge par l’Etat ou socialisées (restauration à l’extérieur du foyer, crèches, etc.) au cours du XXe siècle ;

•le travail domestique est infini. Lorsqu’une innovation technologique (ou la socialisation) permet de gagner du temps, une autre tâche apparaît (d’où la considérable évolution depuis ne serait-ce que les années 1950). Les femmes prolétaires ont toujours quelque chose à faire. Cependant, pour une femme salariée ou pour une chômeuse, le nombre d’heures de travail domestique est très inférieur à celui d’une femme au foyer. Cela montre le caractère superflu du nombre de tâches domestiques. Le travail domestique est donc autre chose qu’une liste de tâches. Il est l’activité des femmes au sein du foyer ;

•il est perçu comme « gratuit ». En fait, sa rémunération est incluse dans le salaire du prolétaire, qui n’est pas le paiement du travail effectué mais le coût de la reproduction de la force de travail (du travailleur et de sa famille) ;

•il n’est donc pas reconnu socialement, il est invisible ;

•il n’est pas effectué par les femmes bourgeoises (qui le confient à des femmes prolétaires en échange d’un salaire) ;

•il est un atout pour le capital, puisque l’entretien quotidien des travailleurs permet aussi une baisse du temps de travail nécessaire, donc une baisse de la valeur de la force de travail. Cela permet également, dans une journée, d’augmenter le surtravail (le reste du temps de travail)50. Par exemple, si le travail domestique n’est pas fait par les femmes, le salarié devra aller au pressing et manger des sandwichs. Donc la valeur de sa force de travail aura augmenté ;

•le travail à temps partiel des femmes (imposé) permet d’articuler (plus ou moins bien) production et reproduction.

Question 1 : Peut-on faire un parallèle avec le salariat ?

Les points précédents montrent qu’il est hasardeux de faire un parallèle entre travail domestique et salariat.

De plus, l’une des caractéristiques du salariat est la prétendue liberté de l’individu qui vend sa force de travail. Il n’en est pas de même pour les femmes, qui, malgré la liberté capitaliste, restent appropriées.

D’autre part, le travail domestique n’est justement pas salarié, mais indirectement rémunéré. Il ne produit pas non plus de plus-value, et aucune production n’est mise sur le marché51. Lorsque certaines tâches du foyer ne sont pas réalisées par la mère/l’épouse, mais par une femme salariée, il ne s’agit alors plus de travail domestique.

Travail salarié et travail domestique ne répondent donc pas aux mêmes règles, et sont organisés différemment. Et si le travail domestique profite directement au mari, il profite surtout indirectement au capital52.

 

Question 2 : Une répartition égalitaire des taches ménagères ?

Un récent rapport de l’OCDE53 encourage les États à prendre des mesures, car le travail des femmes serait la clé de la croissance de demain :

•aide (financière) à la garde des enfants ;

• mise en place ou développement de services d’accueil (crèches, etc.) ;

• aménagement du temps de travail pour les parents d’enfants en bas âge ;

• incitation pour les hommes à prendre et partager les congés parentaux, à participer davantage à la garde des enfants et aux « responsabilités domestiques ».

Il s’agit d’améliorer le taux de reprise du travail des femmes à la suite d’un congé maternité (frein à la participation des femmes au marché du travail et à leurs carrières professionnelles)54.

Une répartition égalitaire des tâches ménagères remettrait-elle en question la définition du travail domestique ? Une répartition égalitaire en nombre d’heures est imaginable, mais la fin de toute sexuation des tâches l’est beaucoup moins. Les statistiques montrent que c’est bien sur les tâches relevant de l’élevage des enfants que se situe le problème. Le temps de travail domestique réalisé par les femmes explose avec l’arrivée d’un enfant dans le foyer (alors qu’il est jusque-là équivalent au temps de travail domestique réalisé par des célibataires).

 

Question 3 : Peut-on parler d’une classe des femmes ?

Quelques féministes ont tenté de mêler la critique du capitalisme à celle du patriarcat. Pour certaines, le capitalisme est un fruit du patriarcat. Le sexisme est un des fondements du capitalisme ; on ne peut abattre l’un sans l’autre (mais l’ennemi principal reste le patriarcat).

Les féministes radicales (Delphy) pensent que le patriarcat est un mode de production autonome (avec deux classes, les hommes et les femmes, la première exploitant la seconde), qu’elles nomment « mode de production domestique » ou « patriarcal ». Elles utilisent le terme « classe », car pour elles les femmes ont une place spécifique commune dans un mode de production spécifique où elles sont exploitées par le travail domestique. Néanmoins, il ne nous paraît pas juste de qualifier le travail domestique de « mode de production ». Les femmes constituent un groupe dominé en raison de leurs supposées capacités reproductrices. Mais si toutes, bourgeoises ou prolétaires, subissent à l’heure actuelle la domination masculine, elles ne sont pas toutes soumises aux mêmes conditions matérielles et ont des intérêts contradictoires (il n’y a pas adéquation entre appartenance de genre et appartenance de classe). Les genres se rapportent à une place spécifique dans le processus de reproduction, les classes à une place spécifique dans le processus de production. On ne peut donc parler d’une classe des femmes mais d’un groupe, dont les membres sont assignés à une place spécifique commune. Les genres ne sont pas des classes… mais des genres.

 

 

 

LES GENRES ET LA RÉVOLUTION

Il n’est pas possible de savoir ce que seront la révolution et le communisme en fonction de ce que sont aujourd’hui les prolétaires et de ce qu’ils pensent (nos mentalités actuelles sont forgées par la société actuelle). Néanmoins, en étudiant les périodes révolutionnaires passées, le cours présent de la lutte des classes et l’état actuel du rapport entre hommes et femmes, on peut tenter d’avancer quelques hypothèses.

 

La révolution communiste

Notre vision ne se rattache évidemment pas aux conceptions programmatiques (léniniste ou autre) de la révolution, dans lesquelles le prolétariat doit monter en puissance, s’emparer du pouvoir, de l’Etat, des usines et d’autres saloperies pour ensuite, pendant une période de transition, mettre en place les conditions du communisme. Il ne s’agit pas pour nous de changer radicalement la manière dont est gérée l’économie (il ne s’agit pas de s’approprier les entreprises).

Nous pensons plutôt que la phase de destruction du vieux monde est, dans un même temps, phase de construction du communisme (suppression de l’Etat, de la propriété, de la valeur, de l’argent, de l’échange, du salariat et des classes par l’action du prolétariat55, donc l’auto-négation de ce dernier, etc.). Dans les années 1970, ce processus a été théorisé par plusieurs groupes d’ultragauche qui l’ont qualifié de communisation56.

« Insurrection et communisation sont intimement liées. Il n’y aura pas dans un premier temps l’insurrection et puis ensuite, permise par l’insurrection, la transformation de la réalité sociale. Le processus insurrectionnel tire sa force de la communisation même57. »

Ce processus intégrera inévitablement la question des genres, et entraînera pour nous, à terme, leur abolition (sous peine de sombrer dans la contre-révolution).

Pour cela, pas de décret à rédiger puis à appliquer, mais beaucoup de feux de joie, et surtout des « mesures » communistes58 mettant à bas le système, rendant tout retour en arrière impossible, faisant du passé table rase et dressant en même temps la table du monde nouveau.

Le capitalisme est basé, entre autres, sur un rapport social, le salariat, dont il s’agit de se débarrasser et qui se trouve bloqué au moment de la révolution59. Cette crise a pour cause et conséquence l’irruption du prolétariat prenant la forme de grèves générales, émeutes, insurrection généralisée, emparement de certains moyens de production utiles à la révolution (et l’arrêt/destruction des autres). Rupture brutale, la communisation sera faite d’avancées et de reculs où violences et affrontements seront malheureusement inévitables (face aux flics de tous poils, à l’armée, aux sociétés militaires privées, etc.). Quant aux éléments physiques du capital (pas uniquement les usines) permettant sa perpétuation, ils seront rendus inutiles, inutilisables ou seront détruits : argent, banques, réserves d’or, titres de propriété, études notariales, administrations, sièges d’entreprises, « casernes, cathédrales qui sont pour nous autant d’absurdités », etc., qui sont les cibles plus ou moins traditionnelles de la colère des prolétaires60. La révolution ne se limitera évidemment pas à la prise d’assaut de quelques bâtiments ; les principales armes des insurgés seront les « mesures » communistes mises en œuvre et la création de nouveaux rapports sociaux.

Ce mouvement abolissant définitivement l’ordre des choses existant, c’est-à-dire les rapports sociaux de ce monde de merde (Etat, propriété, capitalisme, exploitation, valeur, argent, salariat, l’échange, les classes, etc.), supprime dans un même temps la nécessité de reproduire la force de travail, la famille et les genres. L’abolition du salariat et l’activité révolutionnaire mettent fin à la distinction entre activité sociale et activité individuelle, entre les diverses séparations (temps de travail, de repos, de loisir, etc.), donc aux bases du travail domestique (la séparation entre sphère privée/reproductive et sphère publique/productive). De nouveaux rapports se mettent en place entre individus immédiatement sociaux, contre toute médiation, appartenance de classe, etc.

 

La révolution qui transforme

Les luttes « classiques » (grèves, occupations, émeutes, insurrections, etc.) transforment ceux qui y participent ; les prolétaires y mènent des actions/réflexions qu’eux-mêmes n’auraient souvent pu imaginer avant. Cela est rendu possible parce que le quotidien chiant, l’activité quotidienne aliénante et abrutissante, les rapports sociaux habituels se trouvent bouleversés et/ou interrompus. De nouveaux rapports se créent ; on a le temps de se rencontrer, de discuter, de réfléchir, etc. Certains diront que « la conscience de classe se forme dans la lutte » (Otto Rühle). Et plus la lutte est intense, plus cette transformation est profonde61.

Jusqu’à présent, ce type de situation a toujours été limité dans le temps et l’espace, et n’a donc, à chaque fois, touché qu’un nombre limité de personnes. Lorsqu’une lutte s’achève, le quotidien, et notamment le travail, reprend son cours, tout retourne à la normale (les « esprits » aussi, mais parfois pas tout à fait). Grâce à la révolution, cette situation n’aura heureusement plus de limites spatio-temporelles.

 

L’auto-négation des femmes prolétaires… et des hommes.

Les grèves de femmes prolétaires (notamment dans les années 1970) mettent, de fait, en évidence, et parfois même en cause, la domination masculine62. La lutte les éloigne du foyer, les réunit, et ce sont autant de moments de partage qui donnent des idées et modifient les pratiques. L’effectuation ou la non-effectuation du travail domestique pose ici un problème (soit il n’est plus fait, soit les femmes s’y trouvent assignées au détriment de la lutte). Cela a un impact direct sur la vie du foyer, du couple, de la famille : elles ne sont plus disponibles pour faire les repas, la lessive, s’occuper des gosses… Le couple, qui s’y trouve confronté, est ainsi mis en crise et c’est la sexuation qui se trouve ébranlée. Les questions de la reproduction (non pas de la force de travail, mais de la survie quotidienne) sont nécessairement et directement intégrées dans la lutte (qui donc ne concerne plus uniquement les questions du salariat). Mais, là encore, lorsque la lutte s’achève, la vie quotidienne reprend ses droits et tout retourne plus ou moins à la normale.

Ces grèves sont des exemples à partir desquels nous pouvons imaginer l’intensité qu’auront ces bouleversements lorsque surviendra une période révolutionnaire. La participation des femmes à l’insurrection sera inéluctable et massive. Cela aura donc un impact important sur la sphère privée (qui, tout comme la sphère publique, disparaîtra), et sur la vie quotidienne. Elles n’interviendront plus en tant que femmes de prolétaires ou ménagères, ce qui était majoritairement le cas dans les épisodes « révolutionnaires » du passé. Elles agiront en tant que prolétaires (remise en cause des classes) et aussi en tant que femmes (apparition des questions liées à la reproduction et aux genres)63.

Des exemples historiques montrent que très souvent, dans les premiers temps d’une période révolutionnaire, les femmes sont actives, prennent les armes, et les rapports sociaux et la division de genres s’en trouvent bouleversés (Paris en 1871, Russie en 191764, Espagne en 1936). On pourra toutefois objecter qu’elles se sont rapidement retrouvées cantonnées aux tâches féminines (infirmerie, cuisine, lessive, etc.), ce qui est vrai. Ce n’est pas tant que le processus révolutionnaire réinstalle la sexuation, mais c’est que celui-ci se trouve enrayé. Les bases du vieux monde étant maintenues (particulièrement le salariat), la gestion d’un ordre social plus ou moins normal devient nécessaire, et les bureaucraties (parti bolchevique ou CNT65) font leur apparition ou montent en puissance. Renvoyer les femmes au foyer ou à la cuisine est aisé, car telle est alors majoritairement leur place dans la société (femmes de prolétaires). Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Durant le processus révolutionnaire, les questions portées par les femmes s’exposeront, exploseront et provoqueront inévitablement des conflits (qui s’occupera des gamins ? de l’infirmerie ? de la cantine ? etc.). Les résoudre entraînera probablement des formes d’auto-organisation des femmes (face aux hommes ?)66, non pour inverser le rapport de domination, mais pour dissoudre la sexuation67. Est-ce juste une possibilité ou une nécessité ? La question reste posée, ainsi que celle du risque de confirmer par là la division en genres. Dans cette hypothèse, si l’auto-organisation des femmes est une étape dans le processus de communisation, le reste (l’abolition des genres) s’effectuera contre elle (l’auto-organisation).

 

Les vecteurs de la construction sociale mis a bas

Les combats et destructions, l’abolition de la propriété, de l’argent, de la valeur, de l’Etat, etc., ébranleront également de fait, dans la vie quotidienne, nombre de vecteurs de la construction sociale des genres, les rendant inopérants, inutilisables, caducs, ou provoqueront leur disparition. Il est impossible d’en faire une liste exhaustive (puisque c’est toute la vie qui sera transformée, bouleversée), mais l’on peut donner quelques exemples : l’industrie pornographique, la publicité, les médias (TV/journaux), les institutions religieuses, l’Education nationale, l’état civil/administration/CAF (fini les mariages, divorces, contrats de mariage, filiations, héritages, etc.68), la prostitution, l’industrie de la mode, les concours Miss France, les boîtes de nuit, Walt Disney, etc.

A ces bouleversements de la vie quotidienne il convient d’ajouter l’impact des nouveaux modes de fonctionnement qui se mettront en place dans la lutte et afin de résoudre les nombreuses difficultés (comme le ravitaillement69) : assemblées multiples et lieux de discussion, cantines collectives, habitats collectifs, éducation et élevage collectifs des enfants (fin de la famille nucléaire), libération sexuelle véritable (disparition des cadres sociaux et moraux sclérosants), etc. (nous reconnaissons ici la faiblesse de notre imagination).

 

Question de temps

Il sera possible de se débarrasser du vieux monde après quelques années d’une lutte effroyable, sanglante et peut-être un peu joyeuse, mais, bien que la lutte transforme ceux qui y participent, il n’en sera peut-être pas de même pour les multiples nuisances à caractère idéologique. Notamment tout ce qui, fruit d’une éducation et d’un environnement que l’on a subi toute sa vie, est ancré au plus profond de chacun et chacune d’entre nous : le sexisme, le racisme, l’individualisme, le besoin/envie d’ordre, de discipline, de hiérarchie, le couple (qui risque d’être l’un des derniers bastions de résistance de la domination masculine70), l’appropriation des enfants, etc. En finir avec tout cela peut paraître aujourd’hui difficile mais, rappelons-le, le processus de communisation mettra sur la table les problèmes de la sexuation, et l’évolution des mentalités sera sans doute beaucoup plus rapide qu’on peut le penser.

 

Le communisme

Abolition des genres ne signifie pas uniformisation, nivellement et tristesse. Il est impossible aujourd’hui d’imaginer ce que seront dans un monde communiste la grossesse, l’élevage des gamins (sans doute collectif), les rapports sentimentaux, corporels et/ou sexuels, les corps, etc. (le vocabulaire à notre disposition n’est d’ailleurs pas adapté).

Avec la révolution, sexuation et genres auront de fait été abolis par les individus immédiatement sociaux. Mais le communisme n’abolira évidemment pas la distinction entre qui porte les enfants et qui ne les porte pas. Cependant, la grossesse n’est pas un phénomène naturel, elle est organisée socialement (différemment selon les époques, les sociétés et les régions71). Aujourd’hui cela implique la constitution du groupe femmes et la domination masculine. La manière dont sera traitée et résolue la question de l’organisation de la grossesse pendant la communisation est cruciale et très problématique. C’est notamment sur cette question, la maternité, que risque de buter l’abolition des genres72, donc la communisation.

Le communisme ne peut être envisagé comme concomitant à l’existence d’une quelconque hiérarchie sociale (et donc à la persistance de la domination masculine) ou de déterminations sociales. Or, bien que l’on rejette l’idée de période de transition (devant permettre d’établir les bases du communisme), on ne peut pour autant dire que l’humanité sera réellement heureuse lorsque le dernier capitaliste aura été pendu. Autrement dit : même s’il s’agit, lors de la communisation, que se mettent en place des rapports communistes (qui seront la principale arme des révolutionnaires), on ne pourra pas encore parler de communisme lorsque le dernier affrontement armé sera terminé… Malgré les bouleversements, les « mentalités » (fruit des rapports sociaux) ne seront pas encore communistes. Si le terme n’était pas si chargé historiquement, on pourrait parler d’une sorte de période de transition (non pas de dépérissement de l’Etat, mais de dépérissement des mentalités capitalistes) vers le communisme.

Le communisme ne sera pas le paradis, il n’abolira pas toutes les possibilités de conflits, mais ceux-ci ne seront plus médiés par le capital ou d’autres formes de domination ; ils trouveront sans doute des formes de résolution inédites. Les conditions expliquant et permettant la domination masculine et de toutes les formes de domination ou d’oppression auront disparu, ce qui est un bon point de départ. Les individus immédiatement sociaux (déjà transformés pendant la communisation) connaîtront des conditions d’existence particulièrement favorables à une évolution « positive ». La génération suivante (qui n’aura connu que le communisme mais subira dans son éducation l’influence des adultes ayant sans doute des « restes ») sera bien moins soumise aux tares du vieux monde… et peut-être plus du tout. On n’ose imaginer ce qu’il en sera dix générations plus tard…

 

 

 

CONCLUSION

Aujourd’hui, sporadiquement, nombre de prolétaires, hommes et femmes, se révoltent, explosent, refusent de se soumettre à l’exploitation et à la domination, participant de fait à ce mouvement réel qui abolira l’ordre des choses existant. Ces luttes ont les limites de leur époque et, en cette période de calme social relatif (tant que tout fonctionne), elles ne peuvent être que partielles, réformistes, etc. Mais une période de crise/insurrection offrira les potentialités d’une rupture radicale et qualitative sans commune mesure avec les luttes actuelles.

Il ne s’agit pas d’attendre ces moments d’effusion collective, mais ce n’est pas nous (les plus ou moins autoproclamés « révolutionnaires ») qui déclenchons les luttes, ni qui décidons des objectifs, ni des angles d’attaque. Nous y prenons part comme tous les prolétaires. Si les démarches personnelles (ou en petit groupe) ne sont évidemment pas à rejeter, il faut être conscient que seule une lutte collective d’ampleur (la révolution) pourra abolir, en un mouvement nécessairement unique, les classes et les genres73.

La participation des femmes aux mouvements de révolte du passé a souvent été perçue comme un indicateur de radicalité. Mais depuis leur entrée massive et directe dans le salariat et donc dans les grèves, leur implication seule fait émerger les questions de la reproduction. La révolution se fera avec les femmes prolétaires, et c’est cette implication qui permettra un saut qualitatif jusqu’alors impossible. De là, l’abolition des sphères publique et privée se posera, en pratique ; de même que la fin des genres et de la sexuation. Dans ce processus conflictuel et problématique, le rôle des femmes sera donc déterminant… ainsi que celui des hommes en réaction. Si l’on ne peut faire l’économie de la question des genres dans une perspective révolutionnaire, il en va de même dans les luttes et la survie quotidiennes.

Soyons optimistes car, chronologiquement parlant, nous n’avons jamais été aussi proches de la révolution communiste !

 

 

A bas le prolétariat ! A bas les hommes ! A bas les femmes !

Vive l’anarchie, vive le communisme !

 

La bande d’Incendo

 

 

1 Pour ce chapitre, voir Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était… Aux origines de l’oppression des femmes, Toulouse, Smolny, 2009, 466 p.

2 Voir, par exemple, Sabine Melchior-Bonnet et Catherine Salles (dir.), Histoire du mariage, Paris, Robert Laffont, 2009, 1229 p.

3 Voir, dans ce numéro, l’article sur le travail domestique, p. 47.

4 Voir Philippe Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1975, 322 p.

5 Voir, par exemple, Jacques Le Goff, « Le christianisme a libéré les femmes » [sic], L’Histoire, n° 245, juillet-août 2000, p. 34-38.

6 A ce sujet, voir l’article sur la reproduction de la force de travail au XIX siècle, p. 73.

7Attention, la sphère publique ne recouvre pas que ce qui touche à la production (par exemple la politique). L’inédite séparation en deux sphères est une condition nécessaire au capitalisme, qui a besoin que le travailleur soit « libre » (contrairement à l’esclave).

8 Ce n’est que par facilité ou par paresse que nous écrivons parfois que « le capitalisme fait ceci ou cela ». Il n’est ni un monstre qui prend des décisions perverses, ni une machine froide dirigée par un comité secret, mais un rapport social. Il faut donc comprendre « le développement du capitalisme entraîne… » ou « a pour conséquences… », etc. Néanmoins, l’Etat est là pour donner les grandes orientations nécessaires au développement du mode de production capitaliste (parfois à l’encontre des intérêts particuliers des capitalistes mais souvent en suivant les indications des plus lucides d’entre eux).

9La reproduction de la force de travail comprend la reproduction quotidienne du travailleur (nourriture, habillement, chauffage, etc.) et la reproduction « générationnelle » de la classe des travailleurs (faire des enfants et les élever).

10 Sur ce chapitre, voir l’article sur le MLF, p. 93.

11 1944, droit de vote pour les femmes ; 1945, notion de salaire féminin supprimée ; 1965, les femmes mariées peuvent avoir une activité professionnelle ou ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari, etc.

12 Ou, selon une autre traduction : « Le caractère particulier de la prédominance de l’homme sur la femme dans la famille moderne, ainsi que la nécessité comme la manière d’établir une véritable égalité sociale entre les deux ne se montreront en pleine lumière qu’une fois que l’homme et la femme auront juridiquement des droits absolument égaux », Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (1884).

13 Voir, par exemple, le film de Nigel Cole, We want sex equality, Grande-Bretagne, 2010, 113 mn.

14 Voir l’article sur les femmes et les luttes, p. 147.

15 Il permet en outre à l’Etat de limiter les coûts des équipements collectifs assurant une partie de la reproduction de la force de travail.

16 Exemple très parlant. Dans ce secteur, les femmes se voient confier l’entretien de l’intérieur des bâtiments alors que les hommes travaillent en extérieur.

17 Sur l’appropriation, voir Paola Tabet, La Construction sociale de l’inégalité des sexes. Des outils et des corps, Paris-Montréal, L’Harmattan, 1998, 206 p.

18 Sur ce chapitre, voir l’article sur la famille aujourd’hui, p. 59.

19 Un seul salaire ne permet que difficilement de subsister avec un enfant. Par rapport aux années 1960 et 1970, le salaire des femmes n’est plus un salaire d’appoint mais bien le nécessaire second salaire, généralement inférieur à celui des hommes.

20 C’est en 1970 que l’Etat a mis en place les premières aides financières pour les femmes élevant seules des enfants. Ces mesures se sont ensuite développées avec l’accroissement du nombre de familles monoparentales. L’Etat se substitue en quelque sorte partiellement au parent manquant (généralement au père).

21 Nous n’en sommes qu’aux prémices en France. Les troupes américaines déployées en Irak et en Afghanistan comprenaient 12 % de femmes. Dans ces deux pays, les Marines testent depuis quelques années une unité de combat entièrement féminine dont les résultats sont très appréciés par leur commandement. Nous n’en avons pas fini avec la sexuation…

22 Les secteurs masculins (non mixtes) ont tendance à se réduire à quelques bastions de postes à très haute responsabilité, ce qui peut s’expliquer par la cooptation et la crainte de la concurrence (le nombre de places n’étant pas extensible, les vieux requins de la grande finance ne voient pas d’un bon œil de jeunes requines nager près d’eux…). La lenteur de la féminisation des postes de pouvoir ou prestigieux s’explique aussi par un processus de remplacement des générations : aujourd’hui les femmes sont majoritaires dans de nombreuses écoles et le fameux exemple de l’antagonisme entre chirurgiens hommes et infirmières femmes ne sera bientôt plus de mise. En effet, les femmes représentaient en 1995 16 % des chirurgiens de moins de 35 ans, 36,6 % en 2006, mais aussi 60 % des diplômés en chirurgie en 2006. Chez les juges, la parité a été atteinte en 2001 mais, en 2005, 82 % des futurs magistrats étaient des femmes. Sur ces questions, voir notamment Sylvie Schweitzer, Femmes de pouvoir. Une histoire de l’égalité professionnelle en Europe (XIXe-XXIe siècle), Paris, Payot, 2010, 258 p.

23 Voir, par exemple, « Plus de femmes, plus de profits », Libération, 04/03/2004. La loi de 2010 sur les quotas dans les conseils d’administration dans les grandes entreprises n’a pas une vocation éthique mais économique. Pour atteindre des postes de direction, les femmes doivent faire preuve de bien plus de compétences que les hommes. Ceci explique peut-être cela.

24 « Ce que les chefs d’entreprise ont accepté pour leurs épouses, ils ne le tolèrent plus pour leurs filles », voir Christine Ducros, Marie-Amélie Lombard, « Ces femmes à la conquête des conseils d’administration », 14/10/2010, www.lefigaro.fr

25 Même si l’on peut trouver des exemples de mari restant à la maison pour s’occuper des gosses car il gagne moins que sa femme, il ne s’agit que de rares exceptions. La mixité sociale étant ce qu’elle est, il est plus fréquent de voir un couple de cadres sup parisiens faire effectué le travail domestique par une nounou d’origine africaine (idem pour le couple bourgeois de Shanghaï et leur bonne philippine).

26 On peut arriver à des cas extrêmes où, comme une étude l’a montré, les universitaires allemands choisissent de ne plus faire d’enfants ; entre 60 et 80 % selon les landers. Voir Sylvie Schweitzer, op. cit., p. 170. Les femmes capitalistes n’assureraient-elles plus leur fonction reproductrice ?

27 Dans les années 1970, le FHAR proclame que, par définition, les homosexuels ne perpétuent pas les biens de la bourgeoisie (« l’héritage avec nous, c’est foutu, y en a plus ! ») et sont donc révolutionnaires. Aujourd’hui, le problème se pose aux gays et lesbiennes de la classe bourgeoise, d’où l’évolution en cours de la législation en faveur de l’adoption et du mariage homosexuels. Dans les classes bourgeoises, les possibilités de transgresser les normes sociales sont plus grandes.

28 Il n’y a pas une définition de ce terme. Chaque groupe féministe l’utilise un peu à sa guise, souvent comme équivalent de « domination masculine ». D’où la nécessité, pour l’utiliser, de le définir (voir le lexique, p. 197).

29 OCDE, Assurer le bien-être des familles, 2011, 275 p.

30 Mais des femmes prolétaires peuvent faire grève pour que leurs conditions de travail s’accordent avec leur fonction de mère (par exemple, sortir plus tôt du taf).

31 A vous de deviner qui exploite qui.

32 Par exemple, l’émission LeComplot des cagoles sur la grève des caissières de Carrefour à Marseille en 2008, en écoute sur le site de Basse intensité : http://basseintensite.internetdown.org/spip.php?rubrique235

33 C’est bien ce caractère idéologique que nous critiquons, et non pas le fait de chercher ces anciennes techniques qui peuvent s’avérer utiles dans notre vie quotidienne (et qui nous seront fort utiles après la révolution).

34 Concept forgé par les féministes en contrepoint à la fraternité masculine. Toutes les femmes sont sœurs et doivent développer des rapports de profonde solidarité.

35 Et aussi chez les pro-féministes.

36 Rote Zora, « Chaque cœur est une bombe à retardement », in Anonyme, En Catimini… histoire et communiqués des Rote Zora, 2009, p. 72. Texte paru initialement dans le n° 6 de Revolutionäre Zorn, janvier 1981.

37 Même si l’homme déconstruit n’était plus oppresseur dans son cercle, il serait toujours considéré comme tel par le système, et cette position « par défaut » continuerait à le déterminer par rapport aux autres.

38 On est tenté de rapprocher cette idéologie du lesbianisme politique façon Wittig, qui affirme que « les lesbiennes ne sont pas des femmes » car elles échappent à la domination masculine dans la sphère privée (« La pensée straight », Monique Wittig, Questions féministes,n° 7, février 1980). En réalité, les lesbiennes peuvent échapper à l’appropriation individuelle, mais pas à l’appropriation collective.

39 On peut tout à fait être queer et enseignant dans une grande université, ou directeur de l’Odéon, etc. sans que ces institutions ne s’en trouvent ébranlées. Il est toutefois aujourd’hui plus difficile d’être queer et maçon…

40 Voir encart page suivante.

41 Cette modification des comportements et des relations entre hommes et femmes durant les premiers temps de la Révolution russe est par exemple soulignée par Alexandra Kollontaï (Marxisme et révolution sexuelle, Paris, Maspéro, 1973) et Clara Zetkin (Batailles pour les femmes, Paris, Editions sociales, 1980).

42 Et même Barricata ! (magazine culturel des redskins de Paris). Spéciale dédicace pour leur n° 21, été 2010.

43Comme par exemple, la « Motion antipatriarcale » adoptée par la Coordination des groupes anarchistes en novembre 2011 (au prix de scissions) présente les genres comme un système de catégories sociales, et critique fermement l’essentialisme. Si le constat est pertinent, les solutions proposées sont quelque peu gentillettes.

44 Comme par exemple les groupes/revues Théorie communiste et SIC, revue internationale pour la communisation (voir bibliographie, p. 202). Ils sont presque les seuls, dans les milieux d’ultragauche, à tenter une analyse des genres, et surtout à affirmer qu’on ne peut pas en faire l’économie (évidemment, il faut franchir la barrière de leur très étrange style littéraire). Nous parlons ici de la France, car les réflexions sur les questions de genres semblent moins taboues dans d’autres pays.

45 Marin Karmitz, Coup pour coup, France, 1972, 90 mn.

46 Voir l’article sur les femmes et les luttes, p. 147.

47 Selon les pays et en fonction de son stade de développement, le capital s’organise différemment. Les sociétés que l’on peut justement qualifier de « patriarcales » sont encore nombreuses (au Maghreb, en Asie, etc.). Néanmoins, le développement du mode de production capitaliste entraîne (particulièrement du fait de l’entrée des femmes sur le marché du travail) une inévitable évolution de la sexuation et l’apparition du « problème » des femmes (voir en Chine, au Moyen-Orient, en Argentine, etc.). L’Occident ne peut être délimité géographiquement ; ses catégories s’imposent à la planète à mesure que se déploie et s’approfondit le mode de production capitaliste.

48 Cela n’empêche évidemment pas que, dans les pays occidentaux, les prolétaires noirs, arabes ou femmes subissent davantage de discrimination et d’exploitation. Chaque pays a besoin de travailleurs surexploités et sous-payés, qui varient selon les régions du monde.

49 L’Etat ne peut pourtant assurer entièrement la reproduction de la force de travail, car le travailleur n’aurait alors plus besoin d’aller travailler.

50 Voir, pour ceux qui ont du courage, « Distinction de genres, programmatisme et communisation », Théorie communiste, n° 23, mai 2010, p. 99-128.

51 Si les jeunes prolétaires qui entrent sur le marché du travail n’ont pas tous la même « valeur », c’est (au-delà du capital culturel des parents qui n’a pas grand-chose à voir avec le travail domestique) en raison des études et de la formation qu’ils ont suivies, mises en place par l’Etat. Le foyer n’est pas une usine à force de travail.

52 Les mères célibataires effectuent le travail domestique pour l’unique bénéfice du capital.

53 OCDE, op. cit.

54 En France, par exemple, les femmes sont plus diplômées que les hommes. Education et formation sont un investissement. La maternité est donc un frein au retour sur investissement… pour les classes supérieures.

55 Seuls les prolétaires, en raison de leurs intérêts contradictoires à ceux des capitalistes, peuvent « déclencher » la révolution.

56 Le concept de communisation retrouve depuis quelques années un certain écho au niveau international. Voir bibliographie, p. 193.

57 Quatre millions de jeunes travailleurs, Pour un monde sans argent : le communisme, 1975.

58« Dans le cours de la lutte révolutionnaire, l’abolition de l’Etat, de l’échange, de la division du travail, de toute forme de propriété, l’extension de la gratuité comme unification de l’activité humaine, c’est-à-dire l’abolition des classes, des sphères privée et publique, sont des  mesures  abolissant le capital, imposées par les nécessités même de la lutte contre la classe capitaliste. La révolution est communisation, elle n’a pas le communisme comme projet et résultat. On n’abolit pas le capital pour le communisme, mais par le communisme, plus précisément par sa production. » « Editorial », SIC, n° 1, novembre 2011, p. 6.

59 Il ne peut s’agir d’une révolution « anticapitaliste ». L’Etat n’est par exemple pas, en soi, capitaliste, il n’est qu’un outil au service de la classe dominante. Voir Bernard Lyon, « Nous ne sommes pas Anti », Meeting, n° 2, septembre 2005, p. 4-6.

60 Le groupe Rage against the kebab le chante mélodieusement : « Communiser, c’est détruire »…, mais pas que.

61 Dans une lutte, le prolo le plus beauf, l’étudiant socedem le plus idiot peuvent se transformer. Ceux qui ont participé activement à des luttes d’une certaine ampleur (de Mai 68 au CPE) s’en sont probablement rendu compte. Sinon, quelques centaines de bouquins sur l’histoire de la lutte des classes le mettent en évidence. Evidemment, les capitalistes ne jouant pas dans le même camp ne peuvent bénéficier de cette transformation… D’où le traitement spécial qui leur sera réservé. Quant à ceux qui ne voient dans les prolétaires que des êtres vils, individualistes et égoïstes indécrottables (par nature ?), nous pouvons, par exemple, les renvoyer aux nombreuses études sur les réactions des victimes des grandes catastrophes « naturelles » tant que l’Etat ne s’en mêle pas. Voir par exemple dans Echanges n° 134 (automne 2010, p. 70-73) une note de lecture du livre de Rebecca Solnit, A Paradise Built in Hell : The Extraordinary Communities That Arise in Disaster (Penguin Group, 2009).

62Il serait nécessaire d’étudier plus spécifiquement l’implication des femmes dans les luttes contemporaines (en 2001 en Argentine ou aujourd’hui dans les grèves au Bangladesh, en Chine, en France, etc.).

63Cela pose une question peut-être fondamentale que nous n’avons pas traitée frontalement : quelle serait la réaction des femmes bourgeoises dans la révolution ? Interviendront-elles seulement en tant que bourgeoises (défense de leurs intérêts de classe), ou peut-on imaginer qu’elles interviendraient aussi en tant que femmes ? Quelles formes cela pourrait-il prendre ? Bien que cela paraisse peu probable, peut-on imaginer des « solidarités » entre femmes, au-delà des classes ? Dans les deux sens ? Cela entraîne une autre question non moins épineuse et tout autant fondamentale : y a-t-il une contradiction une contradiction entre les genres ? Autrement dit, existe-t-il une double contradiction (au sein des classes et au sein des genres) ? Gros débat au sein de notre petite équipe…

64 Kollontaï montre par exemple que les nouvelles conditions économiques et sociales du début de la Révolution russe entraînent la dissolution de la famille nucléaire (cantines collectives, etc.) et que « l’Etat communiste n’y peut rien », op. cit., p. 211.

65 La brochure de Michael Seidman, L’Individualisme subversif des femmes à Barcelone dans les années 1930 (https://infokiosques.net) montre la résistance des femmes (grèves, antitravail) à la persistance du vieux monde (ici l’administration CNT-UGT qui cherche à rationaliser l’exploitation, et qui par ailleurs ne prend pas du tout en compte les questions de reproduction).

66 Les hommes devront donc relever leurs manches (et de fait concourront à la fin de la sexuation), ou ils ne le feront pas (et de fait enrayeront le processus révolutionnaire).

67 Un exemple que certains évoquent est celui de la création en 2005 du Movimiento de Mujeres Desocupadas en rupture avec les mouvements piqueteros majoritaires. Voir Bruno Astarian, Le Mouvement des piqueteros. Argentine 1994-2006, Paris, Echanges et Mouvement, 2007, p. 42-43.

68 Il y aura sans doute encore quelques paumés désirant se marier pour, par exemple, « prouver leur amour », mais il n’y aura plus de maire pour le faire, plus d’état civil pour l’enregistrer, plus de loi pour l’encadrer, etc. (dommage pour les homos qui viendront tout juste d’obtenir ce droit !). Il y aura aussi probablement quelques autres ayant « besoin » d’autorité, de discipline, ou ayant le goût du pouvoir… mais, contrairement au monde actuel, plus rien n’existera pour flatter de tels « défauts »…

69« Par rapport aux critères capitalistes, l’abondance communiste sera peut-être assez frugale et sommaire. » Collectif, Histoire critique de l’ultragauche, Marseille, Senonevero, 2009, p. 205.

70 Dans les épisodes russe et espagnol on retrouve fréquemment la figure du révolutionnaire qui, après sa journée de militance, rentre dans son foyer où la domination masculine persiste et où il se comporte donc en mari et sa femme en boniche… Mais dans ce cas les femmes ne participent pas à la lutte et le processus révolutionnaire est déjà enrayé.

71 Voir Paola Tabet, op. cit. : pour compenser la faible fertilité chez l’espèce humaine, il faut que les femmes soient exposées de façon optimale au coït, donc au risque de grossesse. La meilleure technique est le mariage (ou le couple). Ainsi, les femmes ne sont pas « toujours réceptives », mais elles sont « toujours copulables ».

72 Un camarade pense que, quand ce sera le communisme, « on n’aura plus d’enfants, mais [qu’] il y aura des enfants partout ». Un autre, non moins camarade, pense qu’ « on n’en fera plus du  tout ».

73 S’il s’agit de prendre conscience, c’est avant tout de nos limites et de la modestie de nos actions et capacités. Comme le dit l’adage populaire, « ce ne sont pas les révolutionnaires qui feront la révolution, mais la révolution qui fera les révolutionnaires ». Comme quoi, on est peu de chose…