7ème chapitre de Cinq semaines à Moscou de Louise Weiss, paru dans L’Europe nouvelle du 17 décembre 1921. Reproduit sur les site Bataille socialiste.
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Au cours de mes investigations charitables, si je contemplais la mort, je regardais aussi la vie, et j’abordais, avec d’infinies précautions, les plus graves problèmes de l’existence humaine.
De quels fils était tissée, pour les êtres qui m’entouraient, la trame des jours ?
J’ai décrit la misère. Il me faut maintenant peindre le malheur.
– Je lis, tous les soirs, Tolstoï à mes filles pour leur enseigner la société de jadis, me confiait une mère de famille, car, ici, il ne reste rien du monde d’autrefois.
De fait, parfois, au spectacle d’un si prodigieux bouleversement, le vertige me gagnait comme devant une sarabande. J’ouvrais une armoire j’y découvrais un lustre brisé. Je rendais visite à un ouvrier un professeur m’ouvrait la porte. Je demandais du thé la tasse était en porcelaine et la soucoupe en faïence.
J’achetais des cigarettes à une mendiante elle me répondait en une langue de duchesse. J’entrais dans une boutique acheter de la mortadelle on me proposait des souvenirs de Napoléon.
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– Celui de mes maris que je préférais… Ainsi commençait l’histoire d’une sœur journaliste.
Je souriais.
– Mais oui, répondait elle, un tantinet agressive, pourquoi ne les appellerais-je pas tous mes maris ?
Le manque de farine, de lait, de linge, de bois, auquel les chefs essayaient de pallier par des promesses brûlantes de bonheur universel à venir, l’exiguïté des demeures, l’obligation incombant à chacun de travailler dur pour gagner une nourriture insuffisante, la nationalisation des biens, l’avilissement du papier-monnaie qui avait ramené tout le monde à une égale pauvreté, les emprisonnements arbitraires, la fin des traditions, la volonté de donner à la terre entière l’exemple d’un ordre nouveau, l’impuissance de maintenir même les progrès de la vieille civilisation, la perpétuelle transformation des décrets et des lois, créaient dans le pays un ensemble social dont il me paraissait délicat, intrinsèquement ou relativement, de juger la valeur. A Moscou, ville des assiettes dépareillées, des meubles trop grands pour des logements trop petits, des tableaux sans cadre, ville sans jeunesse insouciante, sans superflu, mais énivrée d’indépendance, ville des couples désassortis, et réassortis après d’affreux drames, il n’y a plus rien que la Révolution.
– Et il ne nous reste qu’elle, me disait l’un de ceux qui l’avaient faite.
La hantise d’un désastre me poursuivait.
Je pensais qu’Alexandra Kollontai m’orienterait, en m’indiquant les lois générales qui, quand même, devaient ordonner ces essentiels déplacements et régir l’indispensable morale.
Alexandra Kollontai !
De beaux yeux bleus, un teint coloré, des cheveux grisonnants coupés en frange sur le front, une intelligence de feu, de la grâce dans le sourire avec la force épanouie de celles qui ont vécu, mais qui ne connaissent pas la vieillissé, une conquérante – voilà la femme.
Organisatrice clandestine des ouvrières russes dès le début du siècle, collaboratrice des sociaux-démocrates allemands au cours des années d’exil, participante à la grève des ménagères en août-septembre 1911 à Passy, aux Batignolles, aux Buttes-Chaumont, à Asnières agitatrice aussi en Belgique, en Suède, en Norvège, en Danemark, aux Etats-Unis avant la guerre ; arrêtée en Allemagne dès les premiers jours d’août 1914, et passant en Suède grâce à l’intervention de Karl Liebknecht; expulsée de Suède, surveillée en Danemark, appelée en Amérique par les socialistes d’extrême-gauche et y parlant dans 81 cités contre la guerre nationale, mais pour la guerre civile rentrant en Russie à la chute du tsarisme, adversaire de Kerenski, qui l’enferme, mais n’a pas le loisir d’instruire son procès, commissaire du peuple à l’Assistance publique dès l’avènement du bolchevisme, démissionnaire lors de Brest-Litowsk, faute d’admettre la paix avec les impérialistes allemands chargée, en 1919, de la propagande en Ukraine, à la tête actuellement du mouvement des femmes communistes et en opposition avec « la nouvelle politique de Lénine » voilà la révolutionnaire.
Son entourage ? Pour une part des collaboratrices sérieuses qui mettent leur compétence professionnelle et leur dévouement au service des institutions sociales créées par la réformatrice, pour une autre, des mégères qui, sous couleur d’obéissance à l’idéal nouveau, se livrent aux, pires extravagances ou qui, d’une voix fanatisée niaient la criante détresse d’autrui.
Ses idées ? Quoiqu’elles aient négligé absolument les faits humains, et qu’elles n’aient oublié qu’une chose en voulant transformer la société, à savoir cette société elle-même, il faut les exposer aussi exactement que possible.
Elles relèvent de la conception communiste, radicalement opposée à la philosophie individualiste, et s’inspirent de la plus stricte défense des intérêts de la femme, considérée, ainsi que l’homme, comme une unité de travail.
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En résumé, la femme a le droit et le devoir d’exercer ses facultés de travail, soulagée dans ses fonctions maternelles, précisément par la société reconnaissante qu’elle perpétue en procréant. Les formes de la famille et par conséquent, du mariage, ne sont que les aspects d’une réalité économique, et transitoires comme cette réalité. Avec l’évolution vers le capitalisme d’Etat et, au delà vers le communisme, la famille, recevant de l’extérieur tous les produits qu’elle consomme, se composant de membres qui travaillent en dehors d’elle, tend à devenir inutile, nuisible même par le gaspillage de temps et de matières premières que son organisation suppose. Au terme de cette évolution, la femme, se suffisant à elle-même et prise en charge par la Collectivité dès que l’enfantement l’affaiblit, se libérera complètement des chaînes du mariage et de la famille. La famille, telle que la conçoivent les bourgeoisies européennes, s’oppose à l’avènement du communisme. Il faut la détruire ou, plutôt, la réduire à sa plus simple expression l’union de l’homme et de la femme fondée sur l’amour. Quand cesse l’amour, cesse la vie du couple.
La république des travailleurs ne s’intéresse qu’à l’enfant, unité de travail qui accroît sa force. Elle ne possède aucun droit de regard dans les affaires conjugales, sauf au point de vue de l’hygiène de la race et à celui de l’accroissement ou de la diminution des naissances.
Les ultimes conséquences de ces théories s’aperçoivent. Je les résumerai, sans trahir la pensée de Kollontaï, par une de ses propres formules:
Au lieu de la devise ancienne Tout pour l’aimé, notre éthique écrit Tout pour la communauté. (Thèses sur la morale communiste et le mariage. Brochure en préparation.)
Ainsi, Alexandra Kollontaï, romantique dans son effréné marxisme, avec un dédain superbe des bonheurs sûrs, conquis au cours des âges par le groupe familial et pour l’amour d’une construction sociale, dont l’expérience russe elle-même aurait dû lui prouver l’utopie, balayait le passé.
Je lui opposai le spectacle de la réalité révolutionnaire.
D’abord, comment justifiait-elle le décret autorisant les avortements, elle qui ne rêvait que « de palais de la maternité, où les mères n’auraient qu’à jouir du radieux sourire de leur enfant ? » Elle n’ignorait pas plus que moi que, dans les hôpitaux, les médecins ne suffisaient pas aux opérations de ce genre, et que les maisons clandestines se multipliaient « ayant à leur porte des queues plus interminables que celles qui stationnaient aux boulangeries », prétendaient les mauvaises langues.
– C’est l’affreuse misère qui seule a motivé cette loi. Les femmes ne peuvent pas nourrir leurs enfants. La communauté n’a pas encore les moyens de les élever. Que faire ? Il valait mieux autoriser, provisoirement, ce que nous ne pouvions pas empêcher.
– Et dans la ville, toutes ces unions d’un jour ou d’une semaine, toutes ces femmes qui loin d’obéir au sentiment cèdent à celui qui leur apporte un supplément de nourriture, un morceau de savon, une paire de bas.
– Je sais bien, dit Alexandra Kollontaï, dont tant de véritable générosité animait les paroles, qui, inlassablement, avait sauvé des enfants, qui toute sa vie avait cherché sincèrement une plus haute loi d’amour, mais dont l’obstination à tirer des faits mêmes qui les condamnaient, la justification de ses chimères, me paraissait insensée, je sais bien comment les choses se passent. Les dures nécessités matérielles pèsent lourdement sur les épaules féminines. La femme, en cette période transitoire, n’a pas encore pu acquérir de suffisantes capacités techniques pour lutter à armes égales contre l’homme, et est contrainte de recourir à lui.
– Dès quinze et seize ans, remarquai-je.
– Mais aujourd’hui la femme qui se vend ne se méprise plus elle-même. L’homme qui la prend ne la méprise pas non plus. Tout le monde a trop souffert. Tout le monde comprend.
Fallait-il que le malheur fût absolu, pour inspirer aux uns une telle compréhension des autres ! Mais déjà, Alexandra Kollontaï, non sans finesse, esquissait la psychologie de certains couples révolutionnaires. Elle raconta comment l’absence du moindre superflu rendait difficiles les anciennes fantaisies, comment la vie de parti absorbant les forces vives de l’élite l’empêchait de sacrifier au sentiment, comment les jeunes femmes, sans goût aux occupations ménagères, s’accordaient les mêmes libertés que les hommes de leur âge, et la tendance délibérée du plus grand nombre à ne pas essayer d’obtenir du même être les joies complexes dont il est pourtant permis à un seul, de rêver.
Pour ma part, j’avais déjà reçu beaucoup de confidences.
L’humanité est à nu en temps de famine et ceci me frappait :
La disparition absolue des conventions du monde laissait à chacun une inimaginable liberté. La tolérance, en matière de morale individuelle, n’existait plus, car elle eût supposé l’intolérance. Mais, aussi, les accaparantes obligations de l’existence quotidienne empêchaient les savantes constructions intellectuelles que Stendhal indique à l’origine des passions, et pour lesquelles, vraiment, il ne restait pas de temps.
Le monde d’autrefois mourait. Celui de demain, en dépit d’Alexandra Kollontaï, de ses amis ou de ses adversaires, ne vivait pas encore. Divisée à l’extrême, morcelée à l’infini, décomposée, la palpitante masse sociale attendait… Quoi ?… Des espérances confuses, je dois le reconnaître, fermentaient. Et, en cette période qui malgré les apparences n’appartenait pas au communisme, les personnalités s’affirmaient avec éclat.
Quelles tragédies des amours qui se brisaient, des désespoirs de vieillards qui sentaient la jeunesse les renier, des lâchetés, des colères, des héroïsmes ! Et en marge du malheur, quels déchaînements ! Journalistes, mercantis, artistes, fonctionnaires, philosophes, écoliers, voyageurs et voleurs, aujourd’hui, en Russie, vous pouvez agir à votre guise gardez-vous, seulement, de gêner la Révolution.
La police veille.