Article paru dans les Cahiers du féminisme en 1978.
Les groupes femmes d’entreprise sont déterminants pour l’avenir du mouvement des groupes femmes. Que de fois n’a-t-on pas entendu cette phrase, si juste. Mais la réalité des groupes d’entreprise est différente, et la frontière entre le groupe de femmes qui discutent et le groupe de femmes se reconnaissant dans les coordinations ou se réclamant d’une structure sur la ville est bien mince.
Dans une boîte, comme dans un bureau, quand les femmes prennent conscience de leur oppression, quand elles se mettent en lutte ou à parler, tout simplement entre elles, elles ressentent déjà leur force par ce simple acte de se rassembler pour mettre en commun certains problèmes. Elles, qu’on veut isoler, surtout dans le travail, que ce soit par le favoritisme ou les notations personnalisées, elles ne se retrouvent pas spontanément pour parler. En sortant de là ne sont elles pas isolées dans leurs foyers respectifs ou dans l’isolement de leur chambre au foyer ou en ville ?
Aussi quand, après une lutte par exemple, un noyau de filles se rencontre, se crée d’emblée une solidarité solide se tisse, c’est ce qui apparaît clairement a travers ce que dit Maïté, de Bordeaux, comme Mado ou Fatima et Martine, de Lip. Mais pour faire le pas de groupe de discussions à groupe d’intervention, ce n’est pas si facile. A Lip, elles qui pourtant ont pris conscience de la nécessité d’une lutte collective, elles ne sont pas spontanément convaincues de la nécessite d’un groupe apparaissant sur l’entreprise même. Pourtant elles participent activement au groupe inter-entreprise de la ville. Est-ce simplement dû au fait que le mouvement à l’extérieur n’apparaît pas assez fort pour donner du répondant aux groupes d’entreprise ? Est-ce la volonté de ne pas se couper ? Les discussions que nous présentons ci-dessous retracent des expériences qui, bien que différentes, recoupent les mêmes problèmes. Le débat ne fait que s’ouvrir, d’autres contributions sont nécessaires. Nous les attendons.
Lip : entretien avec Martine et Fatima
Depuis quelques mois, les travailleurs de Lip, toujours en lutte pour leur emploi, cherchent une solution éventuelle dans la formation d’une « Coopérative ouvrière », faisant appel à la solidarité de l’ensemble des travailleurs pour financer le projet. Ce « nouveau projet » dont les formes doivent se préciser, suscite de nombreux débats chez les travailleurs de Lip, comme chez ceux qui les soutiennent.
Nous avons rencontré Fatima et Martine au cours des journées portes ouvertes du mois de décembre destinées à présenter ce projet. Pour elles qui sont dans la lutte depuis le début, des acquis essentiels sont a préserver en ce qui concerne la remise en en cause de certains rapports traditionnels entre la vie privée et le lieu de travail, entre les exécutants et les « chefs », entre les femmes et les hommes, et surtout la recherche d’une conduite démocratique des luttes.
Pour Fatima, par exemple, ce sont ces aspects-là qui motiveront la solidarité des travailleurs avec les Lip et ils doivent être non seulement préservés mais amélioré, approfondis dans le projet de « coopérative ». Or, certaines nécessités, comme par exemple l’instauration d’un pointage pour parvenir à une plus juste répartition des tâches ou du complément de salaire qui ont semblé s’imposer aux Lip, sont remises en cause par certaines et certains d’entre eux. D’une part cela leur apparaît, c’est ce qu’explique Martine, comme un recul sur le plan de la prise de conscience des travailleurs par rapport à la lutte, d’autre part se trouve concrètement posé le problème par exemple des femmes qui doivent amener leurs enfants chez la nourrice ou à l’école et qui, tout en participant pleinement à la lutte, bénéficient de la souplesse des horaires.
Si les formes juridiques et économiques du projet des Lip sont à l’heure actuelle élaborées et d’une certaine façon en voie de réalisation, il apparaît pour le moment difficile de cerner comment seront formalisés, intégrés les acquis démocratiques de la lutte dans le fonctionnement envisagé.
Fatima interrogée sur cet aspect du projet estime : « On ne sait pas, on ne sait rien là-dessus », et se pose le problème de l’efficacité des mesures prises pour mobiliser l’ensemble des travailleurs de Lip dans la période qui s’ouvre.
Fatima : Avec cette obligation de mobiliser les gens, on a cru bon d’instaurer un certain nombre de choses qui obligent les gens à rentrer dans l’entreprise, tel que le pointage le matin, mais on ne sait pas qui a décidé quoi. Un jour on nous a dit : bon, tous les matins maintenant, on va pointer à huit heures trente, ça veut dire qu’à neuf heures moins le quart les cartons de pointage sont enlevés.
Alors que nous avions posé le problème des femmes, à l’intérieur de l’entreprise, ici — il a fallu à ce moment-là lutter et même faire presque une manif, pour dire : attention, il y a des femmes qui ont leurs enfants à amener à l’école, et qui ont posé le problème depuis longtemps — et on doit accepter que ces gens là puissent avoir une dérogation pour venir plus tard. Il a fallu une discussion spéciale avec le collectif et qu’on pose le problème d’une manière très violente et là on peut dire que l’ambiguïté est très lourde a supporter : il y a même des femmes qui disent : « Mais quand elles travaillaient, elles se débrouillaient pour donner leurs gosses à garder. Maintenant, elles n’ont pas a poser le problème, on reprend, et bien on reprend ! ».
Demain, on me dirait : On a besoin de toi pour travailler huit heures ou même douze heures pour créer une coopérative chez Lip, parce que c’est ça qui créera les 500 emplois et on a un tas de choses à faire, je dirais oui. Mais aujourd’hui on a un travail minimum. Notre projet repose sur notre force entre nous. Cette force c’est pas une force de production, c’est une force morale, c’est une force de solidarité. Si on ne se donne pas ces moyens-là pour offrir un minimum de qualité de vie, et bien c’est pas la peine.
« Si on était plus virulentes »
A propos des femmes, Piaget disait au cours d’un des débats, que si elles ne venaient pas y participer c’est parce qu’elles ne voulaient pas, mais qu’il considérait ce problème comme très important.
Martine : C’est vrai que ça manque. Si on étaient plus virulentes, on arriverait à imposer quelque chose, mais on manque d’organisation. Chacune dans son coin a de bonnes idées et voit très bien ce qui va et ce qui ne va pas, mais on n’arrive pas à faire une réunion pour débattre de ces projets. Les gens ne sont pas conscients de l’importance de ce qu’ils ont à dire, si personne ne le dit, personne ne le sait. Une fois que les choses sont mises en place on conteste, mais avant on n’a pas l’idée de dire, ce problème-là va se poser, il faut en discuter ; une fois qu’on nous l’impose, on va engueuler celui qui nous en parle, alors que finalement on est en tort puisqu’on n’a rien fait avant pour donner nos idées.
Pour le problème des enfants, puisqu’on a beau dire, ce sont les femmes qui s’en occupent dans la société telle qu’elle est, eh bien, on s’est battues avant, alors, si maintenant on ne dit rien on est vraiment à côté de nos pompes.
Fatima : Maintenant, il y a plus de femmes qui diraient oui c’est important, d’y aller avant que les décisions soient prises.
Qu’envisagez-vous de faire pour que ça change ?
Fatima : Faudrait arriver à ce qu’on pose plus de question, mais je sais pas s’il faut amener les gens a venir plus au collectif.
Martine : Le collectif c’est intéressant, mais c’est difficile d’y prendre a parole. C’est une capacité que tout le monde n’a pas. Dans les réunions, il y en a un qui prend la parole, après il dit aux autres : bon, si vous avez quelque chose à dire, allez-y. C’est très mauvais comme procédé. Faudrait qu’il s’adresse a quelqu’un en particulier, et qu’il lui dise : vous qui êtes là, qu’est-ce que vous en pensez ? Parce que, en groupe, les gens ne sentent pas que c’est à eux qu’on s’adresse, c’est toujours au voisin, l’autre ne dit rien, moi je ne dis rien non plus ; finalement personne ne dit rien, c’est comme dans une classe, on a pas tellement évolué de ce côté là. On écoute et on ne se sent pas concerné.
J’ai été contre les sondages sur la formation tels qu’ils ont été faits : on s’adresse à un responsable qui répercute ça aux autres, je regrette, ce qu’il faut, c’est arrêter les gens, dire à chaque personne : qu’est-ce que tu penses de ça, à ce moment là, ils sont bien obligés de te dire au moins ce qu’ils pensent. Dans un groupe, les gens ne parlent pas, ils suivent une voix, la voix de celui qui vient de parler. C’est tellement difficile de dire ce qu’on pense.
Dans la foule, c’est pas à toi qu’on parle. Pour faire participer tout le monde faut être un petit groupe, faut se connaître d’abord.
Fatima : Tu vois pour moi ce qui est fantastique dans ce conflit, c’est la découverte des femmes entre elles. Tu vois, en 73, on ne voyait pas de grandes tables comme ça de femmes entre elles qui mangent ensemble, qui sont a l’aise, qui se reconnaissent entre elles, qui se découvrent. Et maintenant tu as toujours des tables mixtes, mais tu as de plus en plus de femmes qui se retrouvent, qui discutent ensemble à la cafétéria, partout, alors ça c’est la chose la plus merveilleuse.
« Il faut encore lutter pour une crèche »
Quels problèmes spécifiques les femmes rencontrent-elles par rapport à ce nouveau projet ?
Fatima : Moi, ce qui me préoccupe le plus, c’est le fait qu’il faille lutter encore pour une crèche, alors que ça existe dans certaines entreprises, pour moi, on régresse. C’est pas ça que je veux, je veux que ce soit une lutte sociale où on conserve un certain nombre d’acquis, et où il y ait progression quand même, qu’on permette aux gens de s’exprimer, de créer. La crèche est souvent remise en question du fait qu’on présente le projet comme un projet industriel, on rentre dans la logique alors qu’on travaille pas pour un patron.
Neuswander était pour une crèche d’entreprise. Il y en a qui disent au moment d’une distribution de tracts : « Bon, allez chercher les gens de la garderie, ils n’ont rien a foutre ». Ils sont pas reconnus comme des gens qui jouent un rôle important dans les échanges, dans la prise de conscience, dans la participation.
Il n’y a aucun homme à la garderie ?
Fatima : Il y on a qui se sont inscrits, Garci, Ragnenès, ils ont dû y aller au début, mais après…
Je parlait des femmes de la « Chiffonnière » tout à l’heure, ce sont elles qui me font le plus avancer, parce que ce sont des copines que je connaît bien individuellement, que j’aime beaucoup et c’est pour elles que j’ai voté oui au projet, parce que ce sont des femmes très actives dans la lutte, qui ont découvert vraiment quelque chose même si c’est difficile. Certaines filles féministes diront oui, bien sûr, mais on les retrouve quand même toutes là, ce sont toujours les femmes. Moi je dis la vie qu’elles animent dans leur commission, cette découverte qu’elles ont eu, ces femmes qui étaient en majorité des OS et qui ont créé, osé créer, osé vivre ensemble en rond et non pas les unes derrière les autres en chaîne, pendant toute une lutte ; c’est la meilleure expérience du féminisme qu’on puisse avoir, c’est tout. Que ça soit à partir de chiffons ou que ce soit à partir d’une manifestation de femmes dans la rue, ça, tu vois, c’est la découverte des femmes entre elles qui se vit. D’ailleurs quand on fait le point, c’est une des commissions qui ont été le plus loin politiquement dans le conflit.
Elles sont dans leur commission et elles sont dans la lutte, elles sont dans les assemblées générales, etc. Si tu vas vers elles, elles diront qu’elles ont des problèmes, qu’il faut pas l’oublier, mais le fait d’exister, le fait d’assumer, même si un jour elles se disloquaient, il y a eu ça, c’est un acquis psychologique : on a vécu une période ensemble !
Tu dis que tu as voté oui au projet pour elles, comment ça ?
Fatima : Elles sont conscientes des problèmes que cela pose, elles disent : « C’est un espoir, puisqu’on a rien d’autre, essayons. » Elles ont la force de dire on y croit, on y croit pas, mais essayons. Je me rappelle le matin même j’ai été les voir pour demander est-ce que je vote oui ou non, parce que moi, c’était pas par rapport a un bulletin de vote que je votais, c’était par rapport à des gens et quand j’ai vu qu’elles votaient toutes oui, j’ai dit je vais voter oui, je veux vivre parmi elles. Cela s’explique peut-être pas comme ça, intellectuellement, tu n’arrives pas toujours a l’expliquer, mais ce sont des sentiments que tu vis quand tu te retrouves tous les matins à l’assemblée générale ensemble, quand il y a quelque chose on peut compter les unes sur les autres, c’est quelque chose.
Penses-tu que cette solidarité des Lip ait joué aussi pour les hommes ?
Fatima : Oui. il y a un groupe de gars qui était contre, et ils ont joué le jeu, je sais pas si c’était par problème sentimental ou par doute, mais ils ont voté oui, alors qu’ils étaient contre jusqu’au bout. Ils ont fait avancer le problème politique et la lutte politique, ils ont pensé qu’« il fallait la continuer après aussi et ils ont voté oui. » C’est important.
« une prise de conscience autre »
Tu es au groupe femmes de Besançon, tu peux dire ce que ça t’a amené par rapport à Lip ?
Fatima : Une prise de conscience autre, c’est un aboutissement. Pour moi, ça m’a permis de me remettre en cause par rapport aux partis politiques.
Parce que pour moi, les groupes femmes, même s’ils ne sont pas parfaits, représentent ce que j’espérais, ce que j’attendais finalement. C’est peut être à travers la manière dont on est ensemble que j’ai le plus découvert. A travers les échanges qu’on a entre nous, la manière de travailler ensemble qui est tout à fait autre. Le jour où il y aura un groupe plus important je sais pas si on arrivera à maintenir ces contacts, ces manières de travailler qui sont plus riches que celles qu’on a avec les hommes.
Et à Lip même, il n’y a pas de groupe femme ?
Fatima : Je crois qu’il existe de fait, mais je reste convaincue que le fait qu’il n’y ait pas un groupe femme officiel, comme ça et qu’on continue à poser les problèmes dans les assemblées générales dans les commissions, partout dans les cadres collectifs, je suis convaincue que c’était la meilleure manière pour que les femmes de Lip nous comprennent. En même temps, il fallait pas perdre de vue la lutte générale des femmes. Quand il y a eu la condamnation d’Aix, il fallait qu’à Lip aussi il y ait une action, et heureusement c’est vrai qu’il y avait un noyau qui a pris en charge en revendiquant face aux organisations syndicales l’envoi d’un télégramme qui a été signé CGT-CFDT et Commission femme de Lip, s’il n’y avait pas eu l’existence d’un noyau, ça n’aurait pas pu se faire et ça aurait été dommage. On en a parlé en assemblée générale, on a fait signer des pétitions, je me rappelle que sur 185 personnes à l’époque, à l’assemblée générale il y en a 160 qui ont signé la pétition c’est un succès dans une région où, même chez Lip, on n’a jamais parlé de ces problèmes.
Le fait qu’il y ait eu le problème du viol à Besançon, il fallait quand même qu’il y ait un noyau ici qui continue à poser les problèmes extérieurs, problèmes de la lutte des femmes en général. Pendant une semaine on a été questionnées par des femmes et des hommes qui ne comprenaient pas ou qui comprenaient, mais ça avait créé une dynamique, une discussion entre les gens et ça a permis une évolution. Après, quand il y a eu le film qui est passé à la télé Une Affaire de viol, dans Les Dossiers de l’écran, les gens de Lip se référaient tous au tract qu’on avait distribué et nous disaient que le problème était réel et que nous avions raison.
Qu’il y ait un noyau qui ne perde pas de vue la lutte des femmes en général et qui la ramène sans cesse ici, c’est important. Quand on a préparé cette manifestation contre le viol à Besançon, qu’on a faite la nuit parce qu’il faut qu’on se rende compte que les femmes ne peuvent pas sortir la nuit, cette manifestation a été réussie et entièrement organisée par des femmes après un collage d’affiches d’au moins trois semaines. On a fait un travail concret là-dessus, le groupe femmes de Besançon avec des femmes de Lip et bien, le lendemain, celles-ci ont pu répercuter les échos de cette manif ici ; ça crée une sensibilité et des débats très importants. Je ne sais pas si je suis pour un groupe femmes à Lip ou pas, mais je croîs qu’on fait autant de travail que si on était un groupe officiel. A l’intérieur du collectif on a lutté pour une commission femmes inter-entreprises qui fonctionne et qui a pour rôle de réfléchir sur les conditions de travail, sur les problèmes qui se posent dans les ateliers. Elle a joué un rôle beaucoup plus important au moment des municipales puisque cette commission a sorti des tracts interpellant les futurs candidats sur les revendications. Et nous, à l’intérieur de Lip, on a lutté au sein du collectif pour que cette commission soit reconnue officiellement comme commission inter-entreprises et non pas en tant que groupe femmes. C’est une évolution énorme. Et regarde ces deux jours portes ouvertes, les femmes de Lip sont prises ailleurs dans d’autres commissions et bien ce sont des copines de l’extérieur qui tiennent le stand femmes, qui s’en occupent et ça pose pas de problème. C’est bien, c’est naturel, ça aussi c’est une avancée.
Si ç’avait été des femmes de Lip, ça n’aurait pas été mieux ?
Fatima : Il faut savoir ce que l’on veut, ça dépend quel est l’objectif, oui, s’il y avait beaucoup de femmes de Lip mobilisées là-dessus ça serait bien, mais le rapport de forces et la lutte des femmes ne se fera pas uniquement avec des femmes de Lip, tu vois ; ça se fera avec un regroupement de femmes.
Est-ce que vous êtes vécu comme groupe par les femmes ?
Fatima : Avant par exemple en 73 on nous aurait vues, un groupe de femmes qui mangent ensemble avec des femmes de l’extérieur qui viennent souvent manger ici — il y a des « tables de femmes » de l’extérieur qui viennent, Lip est un petit peu devenu un lieu où on se retrouve, où on discute de tas de problèmes et les femmes (extérieures, les copines) ont l’impression de continuer ici un petit peu leurs réunions — En 73, on aurait dit tiens voilà une réunion du MLF en train de discuter, maintenant c’est naturel et j’ai l’impression que les gens sont vraiment heureux de voir toutes ces femmes qui viennent manger de l’extérieur, qui se trouvent à l’aise, qui discutent. Elles ont plus tellement de relations seulement avec celles qui vont au groupe femmes, les discussions se continuent avec d’autres, ici. De grandes tables, ça n’a jamais été aussi flagrant que maintenant de voir des femmes entre elles. Ça serait un groupe femmes, il y en a qui ne viendraient pas.
Mais l’un n’empêche pas l’autre ?
Fatima : Non, bien sûr, mais faut pas perdre de vue l’existence du rapport de forces inestimable que crée le groupe femmes Besançon. S’il y a des femmes qui se posent des problèmes, c’est parce qu’il y en a qui osent aller dans les rues manifester, poser ces problèmes, qui osent se regrouper entre elles. A Besançon on a fait plusieurs fois des journées de popularisation le samedi après-midi sur le problème des femmes. La dernière qu’on a faite c’était uns occupation pour avoir un local. On l’a eu.
Vous avez un local pour le groupe femmes donné par la municipalité ?
Fatima : C’est ça ; mais grâce à la lutte des femmes, et il y a eu la diffusion du film Le Sel de la terre qui a eu un succès assez important, on a fait deux projections et il y a eu beaucoup de monde, ça interpelle les femmes.
Si on arrive à ce que la commission inter-entreprise fonctionne bien, dans chaque entreprise on pourra rassembler des femmes autour de quelque chose parce que de tout temps il a fallu des gens qui proposent quelques chose autour duquel ils rassemblaient les autres et discutaient et avançaient.
Je crois qu’il y a la possibilité de faire un groupe femmes chez Lip.
Fatima : Oui, j’en suis convaincue, mais ça fait peur et ça, tu le sous-estimes, par contre les femmes viennent nous voir pour les défendre, elles viennent voir des femmes pour les défendre sur leurs problèmes de femmes, leurs problèmes d’embauche, leurs problèmes de contraception, alors qu’avant, elles n’en auraient jamais parlé à une femme de Lip. C’est le fait de nous savoir dans un groupe femmes. Mais si on était constituées en groupe femmes sur Lip, d’abord les hommes ne nous accepteraient pas de la même façon, tactiquement ça serait une erreur très grande face aux hommes, ils nous présenteraient plus comme un clan, comme un groupe qui est contre et donc qui gène la lutte et ça ne passerait pas au niveau de l’assemblée générale des Lip.
« En groupe femmes sur Lip, d’abord les hommes ne nous accepteraient pas de la même façon »
Ils le considéreraient comme diviseur en somme ?
Fatima : Oui, mais même ils nuanceront parce qu’ils sont malins, ils sont plutôt fins, ils le présenteraient comme quelque chose d’extérieur — rien que le fait de dire « le groupe femmes » ça fait déjà une coupure. Au lieu de dire : « Il y a un groupe qui pose des problèmes, qui pose les problèmes des femmes qui sont importants », ils diront : « le groupe femmes » a avancé telle idée, tu deviens déjà un groupe parallèle, tu deviens une marginalité, tu deviens déjà quelqu’un qui revendique face à autre chose.
Pourquoi penses-tu qu’ils auraient d’emblée cette attitude ? Tu ne penses pas qu’ils pourraient l’accepter et dire les camarades femmes… ?
Fatima : Mais vous rêvez, les hommes n’ont pas changé chez Lip je vois hier encore au débat, ils disaient : « Nous, on demande pas mieux que les femmes viennent assister et répondre aux questions dans les débats, mais c’est elles qui veulent pas venir » ; moi je dis c’est simpliste que de dire ça dans une lutte où t’as des gens qui s’imposent, qui ont le pouvoir de la parole, qui savent parler, qui font tout, même moi je crois que j’ai ce pouvoir, je m’impose ; il y a des fois où j’étouffe, où j’ai envie de parler et bien je le fais, mais je l’ai acquis au fur et à mesure. C’est simpliste de dire que les gens vont venir et s’imposer à côté d’eux. C’est pas vrai, surtout les femmes, on n’a pas été habituées à ça.
Notre capacité à nous elle est d’avoir su rester près des gens, d’avoir soi-disant essayé de nous remettre en cause. Et c’est vrai, mais tu sais un groupe femmes dans une entreprise, ce n’est pas si évident que ça où, à moins que le rapport de forces ne soit pas si fort que chez Lip, ne soit pas aussi politisé. Moi je suis sûre qu’il y a des femmes qui poseraient le problème politique de manière très forte telle que les hommes seraient choqués, moi je suis convaincue que j’ai choqué Piaget en allant chercher sa femme pour qu’elle participe à la brochure Lip au féminin et il m’en veut, il m’en veut encore je le sens, ça passe pas, parce que j’ai dévoilé un petit peu une autre partie de lui-même, parce que politiquement il a eu l’impression que je posais un autre axe alors que moi, dans un premier temps, j’ai plus vu la femme d’un militant qui allait s exprimer ; je savais pas qu’elle avait des choses aussi importantes à dire – c’est tout.
Je pose les problèmes en termes politiques, je dis qu’il ne peut pas y avoir de changement de société en laissant toute une partie, 50 % de la population, opprimée, qui n’a pas la parole, qui n’a pas sa propre expression à elle, qui n’est pas reconnue dans une société. C’est pas possible de changer le monde comme ça et je pose ce problème comme revendication et c’est pour ça que je m’inscris dans les groupes de femmes. Il y aura une lutte politique entre eux et nous et ça se traduira par une lutte entre leaders de Lip et les femmes de Lip. Les connaissant un peu, je peux me tromper, mais…
A ton avis ils ne vont pas intégrer cette dimension ?
Fatima : Ils l’intégreront quand ça les intéressera et ça, on le voit tous les jours, au moment des élections, que ce soit au niveau national, au niveau Lip ou ailleurs, quand on a besoin des femmes et bien on intègre un certain nombre de revendications et de problèmes. On ne condamne pas ça, puisque on dit, en tant que femmes de Lip, c’est avec eux qu’on doit avancer, on essaie de faire un effort, mais l’effort est souvent à sens unique, je crois.
Toi, d’une certaine façon, tu es un peu considérée comme étant au même niveau que les hommes ?
Fatima : Par rapport aux femmes, pour les femme, oui.
Et par rapport aux hommes, t’es arrivée a une certaine possibilité d’expression, comment c’est vécu par les autres femmes ?
Fatima : La majorité des femmes en est encore à se dire que cette possibilité d’expression, ce sont des privilégiés qui l’ont, des gens qui ont un certain savoir, alors que je n’ai pas de savoir, c’est pas vrai, je crois simplement que j’ai été élevée dans un état d’esprit qui me permettait de me poser plus de questions. Pour les hommes, je suis devenue presque une rivalité et moi, je vis mal cette rivalité ; j’ai envie de lutter avec eux parce qu’un certain nombre de gars, la manière dont ils posent le problème des femmes, le problème de leurs gosses, je ne me sens pas différente d’eux.
Moi, je vois Jean-Claude Picart qui est un gars qui est là dans la section depuis longtemps il a posé le problème des femmes et c’est un gars qui participe pas mal ; il pose le problème des femmes à travers ce qu’il voit, il a envie que les relations changent entre hommes et femmes et quand je vois qu’il quitte une réunion plus tôt pour aller récupérer ses gosses, parce que c’est important, quand il dit dans cette réunion : « Le mercredi c’est un jour qu’on a pour vivre avec les enfants, il faudrait essayer de le maintenir pour vivre avec les enfants, pour le couple ; j’ai besoin de ce jour-là et il devrait pas y avoir d’activité tard le soir », je crois qu’il pose le problème de la même manière que nous et je trouve formidable qu’un gars ose le poser et le dire et dans la nouvelle génération de militants, il y en a beaucoup qui le font, qui ne se reconnaissent pas dans le militantisme pratiqué jusqu’à maintenant.
Je ne me sens pas toujours bien, c’est difficile de se situer.
Toi, Martine, tu vis seule avec ta petite fille, tu participes à la lutte depuis le début, comment assumes tu tout ça ?
Martine : Au départ, il faut de l’argent, je pourrais pas être simple chômeuse parce que je ne sais pas comment je ferais, donc je suis déjà avantagée par rapport a beaucoup d’autres femmes qui sont peut-être chômeuses dans la même situation que moi et qui n’ont pas la chance d’être chez Lip. Le complément de salaire c’est une chose très importante mais malgré tout, pour moi il n’y a pas que ça, si je suis là c’est parce que je pense qu’il y a autre chose.
Je ne me sens pas toujours bien, c’est difficile de se situer. Je pense que je ne participe pas assez, qu’il y a encore beaucoup a faire.
Où travaillais-tu avant la lutte ?
Martine : J’étais à l’horlogerie, je travaillais sur une chaîne mais c’était un peu diversifié, on ne faisait pas toujours la même chose. C’était pas l’idéal, je dois pas être la seule, mais je ne me plais pas sur une chaîne.
J’aimerais faire un travail d’abord qui m’intéresse, et puis où il y a des contacts.
Est-ce que ce sera possible avec le nouveau projet ?
Martine : Je l’espère.
En tant que femme avec un gosse, est-ce que tu as des problèmes particuliers ?
Martine : Oui, on en a parlé au moment où on a défini l’heure d’entrée. Alors là, nous, les femmes, nous sommes intervenues. Mais on a attendu d’être devant le fait accompli. Je nous reproche de ne pas avoir eu l’initiative de poser le problème avant, je me mets en cause aussi en disant ça. Mais comment faire ? On s’est dit tiens, ils nous ont fait venir à huit heures du matin, comment on va faire, on ne peut pas laisser les gosses devant l’école, alors qu’ils ne prennent qu’à huit heures et demi, surtout qu’on sait bien qu’on n’est pas à une demi-heure prés en ce moment. Avant, on se battait pour avoir un horaire libre, souple, et puis maintenant, ils arriveraient a nous imposer quelque chose qu’on combattait du temps des patrons ; alors là, moi, je me rends compte que j’aurai des arguments à avancer.
Et je ne suis pas la première concernée, il y en a qui habitent plus loin. Il n’y a pas que des hommes qui ne se sentent pas concernés, mais aussi les femmes qui n’ont pas d’enfant ou quand ils sont déjà grands elles ont l’air de ne plus se souvenir, chacun pense pour lui et c’est ça qui est triste, il cherche pas à comprendre les besoins des autres. Par exemple pour les gosses il y en a qui disent : comment faisaient-elles quand elles travaillaient, moi je trouve ça tout à fait con parce qu’on n’en est pas là justement, alors on aurait tous les inconvénients du chômage et aucun avantage. Pour commencer a faire pire qu’avant, courir emmener les gosses à la nourrice, les reprendre le soir alors que je vois pas tellement l’utilité et pas seulement pendant le chômage, dans le travail aussi ça devrait être possible. II y en a qui applaudissaient à cet argument, c’est triste. Ça te coupe tes moyens, tu te dis c’est pas possible c’est une bande de tarés. Moi, je regrette mais ma gamine, elle compte beaucoup, et j’estime que je dois pas faire passer le conflit avant les enfants, on essaie de faire en sorte que personne ne soit frustré. Si on voulait m’imposer quelque chose qui soit au détriment de ma fille, je crois que je lutterais contre ça.
Ils imposent leur autorité à leurs gosses et ils subissent celle des chefs, par exemple ?
Comment les faire changer ?
Martine : Il faut discuter. Moi j’arrive dans un petit groupe à imposer, non je veux pas dire à imposer, à faire admettre mes idées, ma façon de voir. Parfois je suis arrivée à faire comprendre pourquoi je faisais comme ça et puis j’aime beaucoup analyser le comportement des gens, alors je leur dis, vous avez vu dans cette réunion comment ça s’est passé, comment celui-ci a été attaqué, pourtant il n’a pas voulu dire ça, mais les gens l’ont interprété comme ça et je suis sûre que je suis dans le vrai. Il y a des gens qui se rangent du côté de la majorité parce qu’ils sont persuadés que la masse a bien vu, mais si tu arrives à leur faire comprendre comment toi tu vois les choses, ils peuvent changer d’avis.
Les femmes de Lip dans la lutte sont une majorité et pourtant il n’y a que très peut de femmes déléguées, de femmes qui apparaissent.
Martine : Faut déjà que ça plaise. Moi ça ne me plaît pas, si je faisais ça, il faudrait que je m’y donne à fond, alors je ne m’en sens pas capable, ce serait trop difficile pour moi, j’aime autant pas le faire. Si je me mettais là-dedans, il faudrait vraiment prendre des responsabilités, il faudrait que je sois bien avec ma conscience, je pourrais pas faire ça à moitié et à ce moment-là c’est vraiment un poids, je préfère pas. C’est une solution de facilité, pour ne pas avoir une charge. En ce sens, c’est a nous de nous aider, ce ne sont pas les hommes qui pourraient nous y amener, faudrait déjà qu’on le veuille.
Propos recueillis par Nicole Geneste
——————————————
« Lip : entretien avec Martine et Fatima », Cahiers du féminisme, n° 2, 1978, p. 26-30.
(Le chapeau introduisait l’article ici reproduit ainsi qu’un second « A Bordeaux : deux groupes femmes d’entreprise » que nous publieront sur ce blog prochainement.)