La classification proposée par A. Testart différencie, au sein des sociétés primitives, les sociétés sans richesse (le « monde I ») des sociétés à richesse (le « monde II »), une opposition reformulée dans ma Conversation en sociétés égalitaires vs. inégalitaires. Mais cette classification va plus loin et milite pour distinguer des variantes au sein de ces deux mondes — A. Testart avait coutume de dire que les sociétés du monde II, par exemple, étaient sans doute beaucoup plus éloignées les unes des autres que ne l’étaient l’ensemble des sociétés de classes. Aussi proposait-il de le répartir en trois ensembles : celui des « organisations minimales » (ignorant toute structure politique formelle), celui des « semi-États » (lignages, ou démocraties primitives) et enfin, celui des États (ignorant la propriété foncière, comme dans certains exemples africains). Le critère de différenciation s’affirme donc ici exclusivement politique.
Or, il est permis de penser que ces différences de structures politiques vont de pair avec des différences de structures économiques, et que ces dernières sont indispensables pour expliquer la physionomie et la dynamique de ces types sociaux. Pour donner une première (et sans aucun doute très imparfaite) formulation de cette idée, je dirais que dans les sociétés à organisation minimale, ce sont des individus qui, en raison de leur richesse, assument un certain nombre de fonctions (économiques ou politiques) à caractère collectif. Tandis que dans les semi-Etats, ces fonctions sont au moins partiellement prises en charge par des structures collectives qui freinent, limitent ou orientent le développement des inégalités sociales.
Je suis bien conscient du caractère à la fois fragile et lacunaire de cette hypothèse. Il faut déjà la confirmer, et pour cela vérifier dans le matériel ethnographique que la présence, ou l’absence, de telles structures économiques collectives est bel et bien liée à la présence ou à l’absence de structures politiques. Dans l’affirmative, il faudrait alors en dégager les conséquences pour l’évolution respective de ces deux types sociaux d’une manière bien plus précise que celle qu’on vient d’esquisser.
Mais il faut bien commencer quelque part, et ce billet se propose, à titre liminaire, de défricher un premier cas, aussi célèbre que bien documenté : celui des Iroquois.
Les iroquois, un cas de « communisme domestique » ?
On sait qu’Engels, à la suite de Morgan, s’était intéressé de près à ce peuple, qui fournit la matière principale des premiers chapitres de l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884). Les Iroquois, chasseurs et cultivateurs, y étaient présentés comme typiques du stade de la « barbarie inférieure » (nous dirions aujourd’hui, du néolithique). Aujourd’hui encore, ils restent plus ou moins consciemment un archétype pour penser certaines cultures néolithiques européennes, telle le Rubané, avec ses maisons longues, qui évoquent de si près l’habitat collectif iroquois.
Outre la place « éminente » qu’ils faisaient aux femmes, et qui poussa certains à les qualifier de matriarcat, les Iroquois étaient censés former une société de laquelle toute inégalité matérielle était bannie : « Il ne peut y avoir de pauvres et de nécessiteux — l’économie domestique communiste et la gens connaissent leurs obligations envers les vieillards, les malades, les invalides de guerre. Tous sont égaux et libres — y compris les femmes. Il n’y a pas encore place pour des esclaves, pas plus qu’en général pour l’asservissement de tribus étrangères. »
En réalité, cette appréciation, basée sur des informations parcellaires, doit être sérieusement nuancée. Les inégalités de fortune existaient parmi les Iroquois, qui pratiquaient également l’esclavage et la prise de tributs sur certains de leurs vaincus. Cependant, il n’en demeure pas moins que par rapport à d’autres peuples de niveau économique comparable, les inégalités matérielles en Iroquoisie restaient suffisamment limitées pour que bien des auteurs, à l’instar de Morgan, ne les aient pas remarquées. C’est une chose qui n’est jamais arrivée, par exemple, à propos des peuples de la Côte Nord-Ouest ou des sociétés à Big Men de Nouvelle-Guinée : là, la différence des richesse et des statuts sociaux entre les personnages les plus proéminents et les rubbish men, les « rebuts », sans parler des esclaves, sautait aux yeux.
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