INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
De l’être-humain mâle et femelle

Joseph DÉJACQUE

Publié sur le site SMOLNY :

De l’être-humain mâle et femelle — Lettre à P. J. Proudhon

Qu’est-ce que l’homme ? rien. — Qu’est-ce que la femme ? rien. — Qu’est-ce que l’être-humain ? — TOUT.

Du fond de la Louisiane où m’a déporté le flux et le reflux de l’exil, j’ai pu lire dans un journal des États-Unis, la Revue de l’Ouest, un fragment de correspondance entre vous, P. J. Proudhon, et une dame d’Héricourt (I) [1].

Les quelques mots de Madame d’Héricourt cités par ce journal me font craindre que l’antagoniste féminin ne soit pas de force, — polémiquement parlant, — à lutter avec son brutal et masculin adversaire.

Je ne connais rien de Madame d’Héricourt, ni de ses écrits, si elle écrit, ni de sa position dans le monde, ni de sa personne. Mais pour bien argumenter de la femme, comme pour bien argumenter de l’homme, l’esprit ne suffit pas : il faut avoir beaucoup vu et beaucoup médité. Il faudrait, je le crois, avoir senti ses passions personnelles se heurter à tous les angles de la société ; depuis les cavernes de la misère jusqu’aux pics de la fortune ; depuis les cimes argentées d’où s’ébranle en masse compacte l’avalanche du vice heureux, jusqu’au fond des ravins où roule la débauche souffreteuse. Alors, de ce caillou humain, ainsi frotté de choc en choc, la logique, cette étincelle de vérité, pourrait jaillir.

J’aimerais à voir traiter cette question de l’émancipation de la femme, par une femme ayant beaucoup aimé, et diversement aimé, et qui, par sa vie passée, tînt de l’aristocratie et du prolétariat, du prolétariat surtout ; car la femme de la mansarde est plus à même de pénétrer par la vue et par la pensée au sein de la vie luxueuse, officielle ou secrète, de la grande dame, que la femme de salon n’est capable d’entrevoir la vie de privation, apparente ou cachée, de la fille du peuple.

Cependant, à défaut de cette autre madeleine répandant les fécondes rosées de son cœur aux pieds de l’Humanité crucifiée et battant de l’âme vers un monde meilleur ; à défaut de cette voix de civilisée repentie, croyante de l’Harmonie, fille anarchique ; à défaut de cette femme abjurant hautement et publiquement tous les préjugés de sexe et de race, de lois et de mœurs qui nous rattachent encore au monde antérieur ; eh bien ! moi, être humain du sexe mâle, je vais essayer de traiter envers et contre vous, aliboron-Proudhon [2], cette question de l’émancipation de la femme, qui n’est autre que la question d’émancipation de l’être humain des deux sexes.

Est-il vraiment possible, célèbre publiciste, que sous votre peau de lion se trouve tant d’ânerie ?

Vous qui avez dans les veines de si puissantes pulsations révolutionnaires pour tout ce qui dans nos sociétés touche au travail du bras et de l’estomac, vous avez des emportements non moins fougueux, mais d’une stupidité toute réactionnaire, pour tout ce qui est travail du cœur, labeur du sentiment. Votre nerveuse et peu flexible logique dans les questions de production et de consommation industrielles, n’est plus qu’un frêle roseau sans force dans les questions de production et de consommation morales. Votre intelligence, virile, entière pour tout ce qui a trait à l’homme, est comme châtrée dès qu’il s’agit de la femme. Cerveau hermaphrodite, votre pensée a la monstruosité du double sexe sous le même crâne, le sexe-lumière et le sexe-obscurité, et se roule et se tord en vain sur elle-même sans pouvoir parvenir à enfanter la vérité sociale.

Autre Jeanne-d’Arc du genre masculin, qui, dit-on, avez pendant quarante ans gardé intacte votre virginité, les macérations de l’amour ont ulcéré votre cœur ; de jalouses rancunes en dégouttent ; vous criez : « guerre aux femmes ! » comme la Pucelle d’Orléans criait : « guerre aux Anglais ! » — Les Anglais l’ont brûlée vive… Les femmes ont fait de vous un mari, ô saint homme, longtemps vierge et toujours martyr !

Tenez, père Proudhon, voulez-vous que je vous le dise : quand vous parlez de femmes, vous me faites l’effet d’un collégien qui en cause bien haut et bien fort, à tort et à travers, et avec impertinence pour se donner des airs de les connaître, et qui, comme ses adolescents auditeurs, n’en sait pas le plus petit mot.

Après avoir pendant quarante ans profané votre chair dans la solitude, vous en êtes arrivé, de pollution en pollution, à profaner publiquement votre intelligence, à en élucubrer les impuretés, et à en éclabousser la femme.

Est-ce donc là, Narcisse-Proudhon, ce que vous appelez la civilité virile et honnête ?

Je cite vos paroles :

« Non, Madame, vous ne connaissez rien à votre sexe ; vous ne savez pas le premier mot de la question que vous et vos honorables ligueuses agitez avec tant de bruit et si peu de succès. Et si vous ne la comprenez point, cette question ; si, dans les huit pages de réponses que vous avez faites à ma lettre, il y a quarante paralogismes, cela tient précisément, comme je vous l’ai dit, à votre infirmité sexuelle. J’entends par ce mot, dont l’exactitude n’est peut-être pas irréprochable la qualité de votre entendement, qui ne vous permet de saisir le rapport des choses qu’autant que nous, hommes, vous le faisons toucher du doigt. Il y a chez vous, au cerveau comme dans le ventre, certain organe incapable par lui-même de vaincre son inertie native, et que l’esprit mâle est seul capable de faire fonctionner, ce à quoi il ne réussit même pas toujours. Tel est, madame, le résultat de mes observations directes et positives : je le livre à votre sagacité obstétricale, et vous laisse à en calculer, pour votre thèse, les conséquences incalculables. » (II)

Mais, — vieux sanglier qui n’êtes qu’un porc, — s’il est vrai, comme vous le dites, que la femme ne peut enfanter du cerveaux comme du ventre sans le secours de l’homme, — et cela est vrai, — il est également vrai — la chose est réciproque que l’homme ne peut produire par la chair comme par l’intelligence sans le secours de la femme. C’est de la logique et de la bonne logique, maître-Madelon-Proudhon, qu’un élève, qui a toujours été, lui aussi, un sujet désobéissant, peut bien vous arracher des mains et vous jeter à la figure.

L’émancipation ou la non-émancipation de la femme, l’émancipation ou la non-émancipation de l’homme : qu’est-ce à dire ? Est-ce que, — naturellement, — il peut y avoir des droits pour l’un qui ne soient pas des droits pour l’autre ? Est-ce que l’être-humain n’est pas l’être-humain au pluriel comme au singulier, au féminin comme au masculin ? est-ce que c’est en changer la nature que d’en scinder les sexes ? Et les gouttes de pluie qui tombent du nuage en sont-elles moins des gouttes de pluie, que ces gouttes traversent l’air en petit nombre ou en grand nombre, que leur forme ait telle dimension ou telle autre, telle configuration mâle ou telle configuration femelle ?

Mettre la question de l’émancipation de la femme en ligne avec la question de l’émancipation du prolétaire, cet homme-femme, ou, pour dire la même chose différemment, cet homme-esclave, — chair à sérail ou chair à atelier, — cela se comprend, et c’est révolutionnaire ; mais la mettre en regard et au bas du privilège-homme, oh ! alors, au point de vue du progrès social, c’est dépourvu de sens, c’est réactionnaire. Pour éviter tout équivoque, c’est l’émancipation de l’être-humain qu’il faudrait dire. Dans ces termes, la question est complète ; la poser ainsi c’est la résoudre : l’être-humain, dans ses rotations de chaque jour, gravite de révolution en révolution vers son idéal de perfectibilité, la Liberté.

Mais l’homme et la femme marchant ainsi du même pas et du même cœur, unis et fortifiés par l’amour, vers leurs destinées naturelles, la communauté-anarchique ; mais tous les despotismes anéantis, toutes les inégalités sociales nivelées ; mais l’homme et la femme entrant ainsi, — le bras appuyé sur le bras et le front l’un vers l’autre penché, dans ce jardin social de l’Harmonie ; mais ce groupe de l’être-humain, rêve réalisé du bonheur, tableau animé de l’avenir ; mais tous ces bruissements et tous ces rayonnements égalitaires sonnent mal à vos oreilles et vous font cligner des yeux. Votre entendement bourrelé de petites vanités vous fait voir dans la postérité l’homme-statue, érigé sur le piédestal-femme comme dans l’antérité l’homme-patriarche, debout auprès de la femme-servante.

Écrivain fouetteur de femmes, serf de l’homme absolu, Proudhon-Haynau qui avez pour knout la parole, comme le bourreau croate, vous semblez jouir de toutes les lubricités de la convoitise à déshabiller vos belles victimes sur le papier du supplice et à les flageller de vos invectives (III). Anarchiste juste-milieu, libéral et non LIBERTAIRE, vous voulez le libre échange pour le coton et la chandelle, et vous préconisez des systèmes protecteurs de l’homme contre la femme, dans la circulation des passions humaines ; vous criez contre les hauts barons du capital, et vous voulez réédifier la haute baronnie du mâle sur la vassale femelle ; logicien à besicles, vous voyez l’homme par la lunette qui grossit les objets, et la femme par le verre qui les diminue ; penseur affligé de myopie, vous ne savez distinguer que ce qui vous éborgne dans le présent ou dans le passé, et vous ne pouvez rien découvrir de ce qui est à hauteur et à distance, ce qui perspective de l’avenir : vous êtes un infirme !

La femme, sachez-le, est le mobile de l’homme comme l’homme est le mobile de la femme. Il n’est pas une idée dans votre difforme cervelle comme dans la cervelle des autres hommes qui n’ait été fécondée par la femme ; pas une action de votre bras ou de votre intelligence qui n’ait eu en vue de vous faire remarquer de la femme, de lui plaire, même ce qui en paraît le plus éloigné, même vos insultes. Tout ce que l’homme a fait de beau, tout ce que l’homme a produit de grand, tout les chefs-d’œuvre de l’art et de l’industrie, les découvertes de la science, les titanesques escalades de l’homme vers l’inconnu, toutes les conquêtes comme toutes les aspirations du génie mâle sont dues à la femme qui les lui a imposées, à lui, chevalier, comme reine du tournoi, en échange d’un bout de faveur ou d’un doux sourire. Tout l’héroïsme du mâle, toute sa valeur physique et morale lui vient de cet amour. Sans la femme, il ramperait encore à plat ventre ou à quatre pattes, il brouterait encore l’herbe ou les racines ; il serait pareil en intelligence au bœuf, à la brute ; il n’est quelque chose de supérieur que parce que la femme lui a dit : soit ! c’est sa volonté à elle qui Ta créé, lui, ce qu’il est aujourd’hui, et c’est pour satisfaire aux sublimes exigences de l’âme féminine qu’il a tenté d’accomplir les plus sublimes choses !

Voilà ce que la femme a fait de l’homme ; voyons maintenant ce que l’homme a fait de la femme.

Hélas ! pour plaire à son seigneur et maître, elle n’a pas eu besoin d’une grande dépense de force intellectuelle et morale. Pourvu qu’elle singeât la guenon dans ses grimaces et ses minauderies ; qu’elle s’attachât de la verroterie ou de la bimbeloterie au cou et aux oreilles ; qu’elle s’accoutrât de chiffons ridicules, et se fit des hanches de mère Gigogne ou de Vénus hottentote à l’aide de la crinoline ou de l’osier ; pourvu encore qu’elle sût tenir un éventail ou manier l’écumoire ; qu’elle se dévouât à tapoter sur un piano ou à faire bouillir la marmite ; c’était tout ce que son sultan demandait d’elle, tout ce qu’il en fallait pour mettre l’âme masculine en jubilation, l’alpha et l’oméga des désirs et des aspirations de l’homme. Cela fait, la femme avait conquis le mouchoir.

Celle qui, trouvant honteux un pareil rôle et de pareils succès, voulut faire preuve de bon goût et de grâce, joindre le mérite à la beauté, témoigner de son cœur et de son intelligence, celle-là fut impitoyablement lapidée par la multitude des Proudhons passés et présents, poursuivie du nom de bas-bleu ou de quelqu’autre imbécile sarcasme, et forcée à se replier sur elle-même. Pour cette foule d’hommes sans cœur et sans intelligence, elle avait péché par trop de cœur et trop d’intelligence : on lui jeta la pierre ; et bien rarement il lui fut donné de rencontrer l’homme-type qui, la prenant par la main, lui dit : femme relevez-vous, vous êtes dignes [sic] d’amour et digne de la Liberté.

Non, ce qu’il faut à l’homme, c’est-à-dire à celui qui usurpe ce nom, ce n’est pas la femme dans toute sa beauté physique et morale, la femme aux formes élégantes et artistiques, au front auréolisé de grâce et d’amour, au cœur actif et tendre, à la pensée enthousiaste, à l’âme éprise d’un poétique et humanitaire idéal ; non, à ce niais badaud coureur de foires, ce qu’il faut c’est une figure de cire enluminée et empanachée ; à ce gastronome de bestialité, en extase devant les étals de boucheries, ce qu’il faut, vous dis-je, c’est un quartier de veau orné de guipures ! Si bien que, rassasiée de l’homme qu’elle trouvait si crétin, blasée de celui en qui elle cherchait en vain l’organe du sentiment, la femme, — c’est l’histoire qui le dit, je veux croire que c’est une fable, un conte, une bible, — la femme, — oh ! voilez-vous, chastes yeux et chastes pensées, — la femme aurait passé du bipède au quadrupède… Âne pour âne, il était naturel, après tout, qu’elle se laissât séduire par la bête de plus gros calibre. Puis enfin, comme la nature l’avait douée de facultés morales trop robustes pour être anéanties par le jeûne, elle s’est détournée de l’Humanité et est allée chercher dans les temples de la superstition, dans les religieuses aberrations de l’esprit et du cœur, l’aliment aux aspirations passionnelles de son âme. À défaut de l’homme rêvé par elle, elle a donné ses sentiments d’amour à un dieu imaginaire, et, pour les sensations, le prêtre a remplacé l’âne !

Ah ! s’il est de par le monde tant d’abjectes créatures femelles et si peu de femmes, hommes, à qui faut-il s’en prendre ? Dandin-Proudhon, de quoi vous plaignez-vous ? Vous l’avez voulu…

Et cependant vous avez, vous, personnellement, je le reconnais, fourni de formidables coups de boutoir au service de la Révolution. Vous avez entaillé jusqu’à la moelle le tronc séculaire de la propriété, et vous en avez fait voler au loin les éclats ; vous avez dépouillé la chose de son écorce, et vous l’avez exposée dans sa nudité aux regards des prolétaires ; vous avez fait craquer et tomber sur votre passage, ainsi que des branches sèches ou des feuilles mortes, les impuissantes repousses autoritaires, les théories renouvelées des Grecs des socialistes-constitutionnels, la vôtre comprise ; vous avez entraîné avec vous, dans une course à fond de train à travers les sinuosités de l’avenir, toute la meute des appétits physiques et moraux. Vous avez fait du chemin, vous en avez fait faire aux autres ; vous êtes las, vous voudriez vous reposer ; mais les voix de la logique sont là qui vous obligent à poursuivre vos déductions révolutionnaires, à marcher en avant, toujours en avant, sous peine, en dédaignant l’avertissement fatal, de sentir les crocs de ceux qui ont des jambes vous déchirer.

Soyez donc franchement, entièrement anarchiste, et non pas quart d’anarchiste, huitième d’anarchiste, seizième d’anarchiste, comme on est quart, huitième, seizième d’agent de change. Poussez jusqu’à l’abolition du contrat, l’abolition non seulement du glaive et du capital, mais de la propriété et de l’autorité sous toutes formes. Arrivez-en à la communauté-anarchique, c’est-à-dire l’état social où chacun serait libre de produire et de consommer à volonté et selon sa fantaisie, sans avoir de contrôle à exercer ou à subir de qui que ce soit ou sur qui que ce soit ; où la balance entre la production et la consommation s’établirait naturellement, non plus par la détention préventive et arbitraire aux mains des uns ou des autres, mais par la libre circulation des forces et des besoins de chacun. Les flots humains n’ont que faire de vos digues ; laissez passer les libres marées : chaque jour ne les ramènent-elles pas à leur niveau ? (IV)

Est-ce que j’ai besoin, par exemple, d’avoir en propre un soleil à moi, une atmosphère à moi, un fleuve à moi, une forêt à moi, toutes les maisons et toutes les rues d’une ville à moi ? Est-ce que j’ai le droit de m’en faire le détenteur exclusif, le propriétaire, et d’en priver les autres, sans profit même pour mes besoins ? Et si je n’ai pas ce droit, ai-je donc plus raison de vouloir, comme avec le système des contrats, mesurer à chacun, — selon ses forces accidentelles de production, — ce qui doit lui revenir de toutes ces choses ? Combien il devra consommer de rayons de soleil, de cubes d’air ou d’eau, ou de carrés de promenade dans la forêt ? quelle sera le nombre de maisons ou la portion de maison qu’il aura le droit d’occuper ; le nombre de rues ou de pavés dans la rue où il lui sera permis de mettre le pied et le nombre de rues ou de pavés où il lui sera interdit de marcher ? — Est-ce que, avec ou sans contrat, je consommerai plus de ces choses que ma nature ou mon tempérament le comporte ? Est-ce que je puis absorber individuellement tous les rayons du soleil, tout l’air de l’atmosphère, tout l’eau du fleuve ? est-ce que je puis envahir et encombrer de ma personne tous les ombrages de la forêt, toutes les rues de la ville et tous les pavés de la rue, toutes les maisons de la ville et toutes les chambres de la maison ? Et n’en est-il pas de même pour tout ce qui est de consommation humaine, que ce soit un produit brut, comme l’air ou le soleil, ou un produit façonné, comme la rue ou la maison ? À quoi bon alors un contrat qui ne peut rien ajouter à ma liberté, et qui peut y attenter, et qui bien certainement y attenterait ?

Et maintenant, pour ce qui est de la production, est-ce que le principe actif qui est en moi en sera plus développé parce qu’on l’aura opprimé, qu’on lui aura imposé des entraves ? Ce serait absurde de soutenir une pareille thèse. L’homme appelé libre, dans les sociétés actuelles, le prolétaire, produit beaucoup mieux et beaucoup plus que l’homme appelé nègre, l’esclave. Que serait-ce s’il était réellement et universellement libre : la production en serait centuplée. — Et les paresseux, direz-vous ? Les paresseux sont un incident de nos sociétés anormales, c’est-à-dire que l’oisiveté ayant les honneurs et le travail les mépris il n’est pas surprenant que les hommes se lassent d’un labeur qui ne leur rapporte que des fruits amers. Mais à l’état de communauté-anarchique et avec les sciences telles qu’elles sont développées de nos jours, il ne pourrait rien y avoir de semblable. Il y aurait bien, comme aujourd’hui, des êtres plus lents à produire que d’autres, mais par conséquent, plus lents à consommer, des êtres plus vifs que d’autres à produire, par conséquent, plus vifs à consommer : l’équation existe naturellement. Vous en faut-il une preuve ? Prenez au hasard cent travailleurs parmi les travailleurs, et vous verrez que les plus consommateurs sont aussi les plus producteurs. — Comment se figurer que l’être-humain, dont l’organisme est composé de tant d’outils précieux et de l’emploi desquels ils résulte pour lui une foule de jouissances, outil du bras, outil du cœur, outil de l’intelligence, comment se figurer qu’il les laisserait volontairement ronger par la rouille ? Eh quoi ! à l’état de libre nature et de merveilles industrielles et scientifiques, à l’état d’exubérance anarchique où tout lui rappellerait le mouvement et tout mouvement la vie. Eh quoi ! l’être-humain ne saurait chercher le bonheur que dans une imbécile immobilité ? Allons donc ! Le contraire seul est possible.

Sur ce terrain de la vraie anarchie, de la liberté absolue, il existerait sans contredit autant de diversité entre les êtres qu’il y aurait de personnes dans la société, diversité d’âge, de sexe, d’aptitudes : l’égalité n’est pas l’uniformité. Et cette diversité de tous les êtres et de tous les instants est justement ce qui rend tout gouvernement, constitution ou contraction, impossible. Comment s’engager pour un an, pour un jour, pour une heure, quand dans une heure, un jour, un an on peut penser tout différemment qu’à l’instant où l’on s’est engagé ? — Avec l’anarchie radicale, il y aurait donc des femmes comme il y aurait des hommes de plus ou moins de valeur relative ; il y aurait des enfants comme il y aurait des vieillards ; mais tous indistinctement n’en seraient pas moins l’être-humain, et seraient également et absolument libres de se mouvoir dans le cercle naturel de leurs attractions, libres de consommer et de produire comme il leur conviendrait, sans qu’aucune autorité paternelle, maritale ou gouvernementale, sans qu’aucune réglementation légale ou contractive put y porter atteinte.

La Société ainsi comprise, — et vous devez la comprendre ainsi, vous, anarchiste, qui vous targuez d’être logique, — qu’avez-vous encore à dire de l’infirmité sexuelle de la femelle ou du mâle chez l’être-humain ?

Écoutez, maître Proudhon, ne parlez pas de la femme, ou, avant d’en parler, étudiez-la ; allez à l’école. Ne vous dites pas anarchiste, ou soyez anarchiste jusqu’au bout. Parlez-nous, si vous voulez, de l’inconnu et du connu, de Dieu qui est le mal, de la Propriété qui est le vol. Mais quand vous nous parlerez de l’homme, n’en faites pas une divinité autocratique, car je vous répondrai : l’homme, c’est le mal ! — Ne lui attribuez pas un capital d’intelligence qui ne lui appartient que par droit de conquête, par commerce d’amour, richesse usuraire qui lui vient toute entière de la femme, qui est le produit de son âme à elle, ne le parez pas des dépouilles d’autrui, car, alors, je vous répondrai : la propriété, c’est le vol !

Élevez la voix, au contraire, contre cette exploitation de la femme par l’homme. Dites au monde, avec cette vigueur d’argumentation qui a fait de vous un athlétique agitateur, dites lui que l’homme ne pourra désembourber la Révolution, l’arracher de sa fangeuse et sanglante ornière, qu’avec l’aide de la femme ; que seul il est impuissant ; qu’il lui faut l’épaulement du cœur et du front de la femme ; que sur le chemin du Progrès social ils doivent marcher tous deux de pair, côte à côte et la main dans la main ; que l’homme ne saurait atteindre au but, vaincre les fatigues du voyage, s’il n’a pour le soutenir et pour le fortifier les regards et les caresses de la femme. Dites à l’homme et dites à la femme que leurs destinées sont de se rapprocher et de se mieux comprendre ; qu’ils n’ont qu’un seul et même nom comme ils ne font qu’un seul et même être, l’être-humain ; qu’ils en sont, tour-à-tour et tout à la fois, l’un le bras droit et l’autre le bras gauche, et que, dans l’identité humaine, leurs cœurs ne sauraient former qu’un cœur et leurs pensées un seul faisceau de pensées. Dites-leur encore, qu’à cette condition seule ils pourront rayonner l’un sur l’autre, percer, dans leur marche phosphorescente, les ombres qui séparent le présent de l’avenir, la société civilisée de la société harmonique. Dites-leur enfin, que l’être-humain, — dans ses proportions et ses manifestations relatives, — l’être-humain est comme le ver luisant : il ne brille que par l’amour et pour l’amour !

Dites cela. — Soyez plus fort que vos faiblesses, plus généreux que vos rancunes ; proclamez la liberté, l’égalité, la fraternité, l’indivisibilité de l’être-humain. Dites cela : c’est de salut public. Déclarez l’Humanité en danger ; appelez en masse l’homme et la femme à rejeter hors des frontières sociales les préjugés envahisseurs ; suscitez un Deux et Trois Septembre contre cette haute noblesse masculine, cette aristocratie du sexe qui voudrait nous river à l’ancien régime. Dites cela : il le faut ! dites-le avec passion, avec génie, coulez-le en bronze, faites-le tonner… et vous aurez bien mérité et des autres et de vous.

Joseph DÉJACQUE

Nouvelle-Orléans, Mai 1857 (V).


NOTES

I. — Jenny d’Héricourt (1807-1875) entreprit à quarante ans ses études de médecine et devint sage-femme. Sans avoir jamais adhéré à la secte du Père Enfantin, elle avait éprouvé des sympathies saint-simoniennes. Elle collaborait à La Revue philosophique mensuelle de Charles Fauvety et à La Ragione d’Ausonio Franchi. C’est dans le numéro de décembre 1856 de La Revue philosophique qu’elle publia son article, « M. Proudhon et la question des Femmes », qui déclencha la polémique (on en trouvera les détails dans l’introduction et les notes de Jules L. Puesch à La Pornocratie ou les Femmes dans les temps modernes — Œuvres complètes de P. J. Proudhon, tome 11, p. 325-469, Rivière éd., Paris, 1939).

Un extrait de l’ouvrage de Jenny d’Hériicourt, La Femme affranchie, réponse à MM. Michelet, Proudhon, E. de Girardin et autres novateurs modernes (Bruxelles, 1860, 2 vol. in-18, 229+288 p., A. Lacroix éd.) donne un aperçu de ses idées : « Mon but est de prouver que la femme a les mêmes droits que l’homme. De réclamer en conséquence son émancipation ; enfin d’indiquer aux femmes qui partagent ma manière de voir, les principales mesures qu’elles ont à prendre pour obtenir justice. Le mot émancipation prêtant à l’équivoque, fixons-en d’abord le sens. Émanciper la femme, ce n’est pas lui reconnaître le droit d’user et abuser de l’amour : cette émancipation-là n’est que l’esclavage des passions ; l’exploitation de la beauté et de la jeunesse de la femme par l’homme ; l’exploitation de l’homme par la femme pour sa fortune ou son crédit. Émanciper la femme, c’est la reconnaître et la déclarer libre, l’égale de l’homme devant la loi sociale et morale et devant le travail » (p. 6 et 7).

Proudhon eut également affaire à un autre — et fort jeune, elle avait dix-huit ans — adversaire féminin, Juliette La Messine — alias Juliette Lambert, alias Mme Edmond Adam (1840-1936) — auteur d’un vigoureux pamphlet, Idées anti-proudhonniennes sur l’Amour, la Femme et le Mariage (Paris, 1858, Alphonse Taride éd., in-18, 196 p.). On y rencontre des idées vives : « Et d’abord, il n’est pas vrai que l’amour n’ait pour but que la reproduction. Le but de l’amour est dans l’amour même, c’est-à-dire dans le bonheur qu’il promet et qu’il donne (…). Il faut qu’elles [les femmes] deviennent productrices. Le travail a seul émancipé les hommes, le travail seul peut émanciper les femmes » (pp. 32 et 100). Mais aussi une prudence toute bourgeoise : « La Révolution (de 1789) a effacé, en principe, les différences de condition entre les hommes. C’est aussi en principe qu’il s’agit de les effacer entre les sexes. Faisons-nous d’abord une idée juste des droits de chacun ; il appartiendra ensuite aux générations futures d’entrer dans la voie de la réalisation, en augmentant par l’éducation le nombre des intelligences majeures dans l’un et l’autre sexe et dans toutes les classes sociales » (p. 174, note 1).

Cette polémique, dans laquelle s’insère le texte de Déjacque, ne prend son sens que si, négligeant l’anecdotique, on la replace dans un débat qui s’entend en sourdine durant toute le siècle ; débat sur deux plans : celui du statut de la femme dans la société capitaliste et industrielle et celui de l’aspiration « utopique » à une véritable libération sexuelle.

II. — La lettre de Proudon fut publiée intégralement dans le numéro de janvier 1857 de La Revue philosophique mensuelle, pp. 142-48. La Revue de l’Ouest, par laquelle Déjacque prit connaissance d’extraits de cette lettre, était un « journal hebdomadaire, politique, scientifique, littéraire, etc., publié à Saint-Louis par M. J. Wolf, rédigé par M. L. Cortambert » (son agent à New York était J. F. Mas & Co, « imprimerie française, américaine et espagnole », 50 Lispenard st., qui sera l’imprimeur du Libertaire). Louis Cortambert était un journaliste et publiciste français émigré aux U.S.A. vers 1840. La Revue de l’Ouest semble avoir disparu au moment de la Guerre de Sécession, Cortambert quittant alors Saint-Louis du Missouri pour New York, où il collabora au journal de langue française, Le Messager franco-américain (sur la base de ses correspondances à ce périodique, il publiera une Histoire de la guerre civile américaine). Il vivait encore à New York en 1879.

Déjacque entretint longtemps avec Cortambert des rapports cordiaux : il semble avoir publié quelques textes dans la Revue de l’Ouest durant son séjour à La Nouvelle-Orléans et, à son tour, à New York, il accueillera dans le Libertaire des textes de Cortambert, qu’il discute toujours longuement. En effet, si Déjacques appréciait l’anti-abolitionnisme militant de Cortambert, il lui reprochait sans ménagement son déisme et son spiritualisme, et un réformisme social modéré. La polémique finit par s’aigrir : « Je m’étais, j’en ai bien peur, illusionné sur votre compte. » (Libertaire, n° 24, « Égarement cérébral ».)

Nous n’avons pas eu l’occasion de consulter de collection de la Revue de l’Ouest.

III. — Haynau, général autrichien qui réprima les mouvements 
révolutionnaires en Europe centrale et balkanique en 1848-49. Nous
 dirions maintenant « Proudhon-Massu ».

IV. — Ce paragraphe est placé en exergue d’un article du Libertaire (n° 6), « L’Échange », où Déjacque précise sa critique des théories socio-économiques de Proudhon.

Après une dénonciation du caractère parasitaire de l’activité commerciale, l’auteur décrit la situation du producteur « qui n’a pas en sa possession l’instrument de travail » :

En échange de l’instrument de travail, l’ouvrier livre donc à son maître tout son travail et en reçoit un salaire ; c’est-à-dire qu’il donne à manger au maître une pomme pour que le maître lui en abandonne les pépins. Singulière compensation ! échange dérisoire !

Puis, liant problématique de la propriété et problématique du gouvernement, Déjacque poursuit :

(…) En commençant cet article, je ne voulais parler que de l’échange, et j’ai été amené à parler aussi du gouvernement. C’est ce que je ne pouvais moins faire. En effet, si le contrat est la loi entre les travailleurs, la loi est le contrat entre les habitants. Une administration nationale ou départementale ou communale ne doit pas plus faire la loi qu’une administration agricole ou industrielle ne doit faire le contrat. C’est à tous les travailleurs d’un groupe qu’il appartient de contracter entre eux et en dehors d’eux, comme c’est à tous les habitants d’une commune ou d’une nation qu’il appartient de légiférer. L’administration agrico-industrielle ou communale ou nationale n’a pas à commander, mais à obéir. L’administration, c’est le commis ; le groupe de travailleurs ou d’habitants, c’est le maître ; et le maître n’a-t-il pas toujours le droit de casser aux gages et de congédier sur l’heure l’agent qui remplit mal ses fonctions ?Sans doute le droit conventionnel, le contrat, la loi, même universellement et directement exercés, ne sont pas le droit naturel, la justice. C’est un compromis entre l’anarchie et l’autorité, et tout ce qui n’est pas complètement la justice est l’injustice. L’échange direct, cette réforme inaugurée dans les idées populaires par Proudhon, est encore du juste-milieu, c’est une adjonction de capacités, l’élargissement du cens commercial, tandis que ce n’est pas seulement le renversement du commerce absolu qu’il nous faut ; c’est aussi le renversement du commerce constitutionnel ou contrationnel, la déclaration des droits individuels de l’être HUMAIN, et la proclamation de la CHOSE publique, c’est-à-dire la liberté de production et de consommation à tout individu dans l’unité et l’universalité du capital.

Néanmoins, un changement pareil à celui que produirait l’échange direct serait une grande amélioration sociale vers laquelle aujourd’hui doivent tendre tous les travailleurs. Tous leurs efforts doivent être dirigés vers ce point, et on y arrivera avant peu, je l’espère. Mais enfin, ce point n’est pas le but, ce progrès n’est pas la justice, ce n’est qu’une étape sur la route du mieux, un pas de fait dans la direction du juste. On peut s’y rafraîchir et s’y délasser un moment ; il y aurait péril à s’y endormir. En révolution il faut doubler et tripler les étapes, il faut gagner du terrain sur l’ennemi, si l’on veut échapper à ses poursuites et le dépister. Le point le plus éloigné du passé en passant par le présent, c’est le point qu’il faut tenter d’atteindre. Sortant du commerce pour entrer dans l’échange-direct, il faut pousser jusqu’à l’échange naturel, négation de la propriété ; comme sortant de l’autorité gouvernementale pour entrer dans la législation-directe, il faut pousser jusqu’à l’anarchie, négation de la légalité.

Par l’échange naturel j’entends la liberté illimitée de toute production et de toute consommation ; l’abolition de tout signe de propriété agricole, industrielle, artistique ou scientifique ; la destruction de tout accaparement individuel des produits du travail ; la démonarchisation et la démonétisation du capital manuel et intellectuel aussi bien que du capital instrumental, commercial et monumental. Tout capital particulier est usuraire, c’est une entrave à la circulation ; et tout ce qui entrave la circulation entrave la production et la consommation. Tout cela est à détruire, et le signe représentatif est de ce nombre : il constitue l’arbitraire aussi bien dans l’échange que dans le gouvernement.

(…) L’échange-direct, la possession par le travailleur des produits de son travail, changerait certainement la face des choses et accélérerait dans des proportions considérables le mouvement de production et de consommation, et augmenterait ainsi la somme de bien-être individuel et social. Mais des froissements sans nombre auraient encore lieu, la circulation ne serait pas toujours libre, et sans la liberté de circulation il n’y a pas de liberté de production, pas de liberté de consommation.

Encore une fois ce serait un progrès, ce n’est pas la justice. Une évolution n’est pas une révolution.

D’abord, en principe, le travailleur a-t-il droit au produit de son travail ?

Je n’hésite pas à répondre : non ! bien que je sache que multitude d’ouvriers vont se récrier.

Vous, prolétaires, criez, criez tant que vous voudrez, mais après, écoutez-moi :

Non, ce n’est pas au produit de son travail que le travailleur a droit : c’est à la satisfaction de ses besoins, quelque soit la nature de ses besoins.

Avoir la possession du produit de son travail ce n’est pas avoir la possession de ce qui nous est propre, c’est avoir la propriété d’un produit fait par nos mains, et qui peut n’être propre qu’aux autres et nullement à nous. Toute propriété n’est-elle pas un vol ?

Par exemple, celui-ci est tailleur, je suppose, ou cordonnier. Il a produit plusieurs habits ou plusieurs paires de souliers. Il ne peut les consommer tous à la fois. Peut-être, d’ailleurs, ne sont-ils ni à sa taille ni selon son goût. Évidemment il ne les a faits que parce que c’est son métier de les faire, et en vue de les échanger contre d’autres produits dont il éprouve le besoin ; et ainsi de tous les travailleurs. Ces habits ou ces souliers ne sont donc pas sa possession, puisqu’ils ne lui sont d’aucun usage personnel ; mais c’est une propriété, une valeur qu’il accapare et dont il dispose selon son bon plaisir, qu’il peut à la rigueur anéantir s’il lui plaît, et dont il peut tout au moins user et mésuser à son gré ; c’est, dans tous les cas, une arme pour attenter à la propriété des autres, dans cette lutte des intérêts divisés et antagonistes où chacun est livré à toutes les chances et à tous les hasards de la guerre.

Au surplus, ce travailleur est-il bien fondé, en droit et en justice, à se déclarer le seul producteur du travail accompli par ses mains ? Est-ce qu’il crée quelque chose de rien ? est-ce qu’il est une personnalité omnipotente ? est-ce qu’il possède le savoir manuel et intellectuel de toute éternité ? Est-ce que son art et métier es ! inné en lui ? Ouvrier, est-il sorti tout outillé du ventre de sa mère ? est-il uniquement le fils de ses œuvres ? n’est-il pas un peu l’œuvre de ses aïeux, l’œuvre de ses contemporains ? Tous ceux qui lui ont montré à manier l’aiguille et les ciseaux, l’alêne et le tranchet, qui l’ont initié d’apprentissage en apprentissage au degré d’habileté qu’il a atteint, n’ont-ils pas aussi quelque droit à une part de son produit ? Les innovations successives des générations antérieures ne sont-elles pas aussi pour quelque chose dans cette production qu’il a faite ? Ne doit-il rien à la génération présente ? ne doit-il rien à la génération future ? Et est-ce donc justice à lui de cumuler ainsi dans sa main les titres de tous ces travaux accumulés et de s’en approprier exclusivement les bénéfices ?

Si l’on admet le principe de la propriété du produit pour le travailleur (et, qu’on ne s’y trompe pas, c’est bien une propriété, et non une possession, comme je viens de le démontrer), la propriété devient, il est vrai, plus accessible à chacun, sans pour cela être plus assurée à tous. La propriété c’est l’inégalité, et l’inégalité c’est le privilège, c’est la servitude. Selon que tel produit sera plus ou moins demandé, tel producteur sera plus ou moins lésé, plus ou moins avantagé. La propriété de l’un ne peut s’agrandir qu’au détriment de la propriété de l’autre ; la propriété nécessite des exploiteurs et des exploités. Avec la propriété du produit du travail, la propriété démocratisée, ce ne sera plus l’exploitation du grand nombre par le plus petit, comme avec la propriété du travail par le capital, la propriété monarchisée ; mais ce sera encore l’exploitation du plus petit nombre par le plus grand. Ce sera toujours l’iniquité, la division des intérêts, la concurrence ennemie, avec des désastres pour les uns et des succès pour les autres. Sans doute ces revers et ces triomphes n’auront rien de comparable aux misères et aux fortunes scandaleuses qui insultent de nos jours au progrès social. Cependant, le sein de l’humanité sera encore déchiré par des luttes fratricides qui, pour être moins terribles, n’en seront pas moins préjudiciables au bien-être particulier, au bien-être général.

(…) N’acceptons donc l’échange-direct, comme la législation directe, que sous le bénéfice d’inventaire, c’est-à-dire que comme un instrument de transition, comme un maillon entre le passé et l’avenir. C’est une question à poser, c’est une opération à accomplir ; mais que cette opération soit comme la soudure d’un câble transprésent dont un bout touche au continent des vieux abus, mais dont l’autre bout se déroule vers un nouveau monde, le monde de la libre harmonie.

La Liberté est la Liberté : soyons-en les prophètes, nous tous qui en sommes les voyants. Le jour où l’on aura compris que l’organisme social ne doit pas être modifié en le surchargeant de complications, mais en le simplifiant ; le jour où il ne s’agira plus de démolir une chose pour la remplacer par son semblable, en la dénommant et en la multipliant, ce jour-là on aura détruit de fond en comble le vieux mécanisme autoritaire et propriétaire et reconnu l’insuffisance et la nuisibilité du contrat individuel comme du contrat social. Alors le gouvernement naturel et l’échange naturel, — le gouvernement naturel, c’est-à-dire le gouvernement de l’individu par l’individu, de soi-même par soi-même, l’individualisme universel, le moi-humain se mouvant librement dans le tout-humanité ; et l’échange naturel, c’est-à-dire l’individu échangeant de soi-même à soi-même, étant tout à la fois producteur et consommateur, co-ouvrier et co-héritier du capital social, la liberté humaine, la liberté infiniment divisible, dans la communauté des biens, dans l’indivisible propriété ; — alors, dis-je, le gouvernement naturel, l’échange naturel, organisme mû par l’attraction et la solidarité s’élèvera majestueux et bienfaisant au sein de l’humanité régénérée. Alors aussi le gouvernement autoritaire et propriétaire, l’échange autoritaire et propriétaire, machination surchargée d’intermédiaires et de signes représentatifs, croulera solitaire et abandonnée dans le cours tari de l’antique arbitraire.

On remarquera le parallélisme de l’opposition : « propriété »/« possession », avec le couple : « valeur d’échange »/ « valeur d’usage » de l’économie politique classique.

V. — Le mois de parution — mai — se situe à la fin de la période de loisirs de l’hiver. On ne doit pas oublier les conditions dans lesquelles écrivait Déjacque ; ouvrier peintre, il connaissait l’alternative familière aux travailleurs du bâtiment, labeur forcené à la belle saison et chômage forcé de la morte-saison : « L’hiver est pour lui, ouvrier ou esclave blanc, la saison du chômage. Mais le chômage ne crée guère que d’apparents loisirs : l’inquiétude du lendemain, le manque nécessaire quotidien, les allées et venues pour découvrir de l’ouvrage, tout cela paralyse le travail du cerveau, bien que ce soit quelquefois un stimulant à d’acres revendications des droits de l’être humain. L’été, c’est autre chose. Quand l’ouvrage donne, il lui faut en profiter, ne pas perdre une minute, sous peine de porter atteinte à son existence du lendemain ; car si le maître a besoin de bras et que l’ouvrier ne réponde pas avec empressement à l’appel le jour suivant, il sera remplacé par un autre salarié d’une obéissance plus passive ; et, quand il voudra reprendre l’outil et retourner à l’atelier, il lui sera répondu comme à la cigale : Vous avez chanté hier, eh bien, dansez maintenant ! On ne saurait vivre, ni comme penseur, ni comme manœuvre, en dansant devant le buffet. Aussi, le rédacteur du Libertaire est-il pour le moment harassé de fatigue physique, et par conséquent incapable de penser et d’écrire. (…) J’ai parlé des loisirs et des travaux forcés, mais ces deux excès contraires ne sont pas les seuls qui mettent entrave à la production du cerveau. Il en est, hélas ! des milliers d’autres… » (Libertaire, n° 25, éditorial « Le Pourquoi », où sont expliqués les motifs d’une longue interruption de parution).

Ces difficultés valent pour beaucoup de journaux de l’émigration politique, particulièrement lorsqu’il s’agissait de journaux socialistes, soumis aux aléas de la vie pénible et mouvementée de leurs rédacteurs. Nous prendrons l’exemple d’un journal paraissant à Bruxelles à la même époque que le Libertaire à New York, Le Prolétaire, « Plus de privilège — Tout par le travail » (les deux publications se servaient mutuellement de correspondant, et étaient diffusées à Londres par l’Association Internationale). Dans l’éditorial du numéro du 22 janvier 1861, son unique rédacteur-éditeur s’excuse ainsi auprès de ses lecteurs d’un long arrêt de parution : « (La cause en) est tout simplement une question de travail. Dix-huit mois de prison, qu’on le sache, ne sont pas sans exercer un certain changement dans l’existence d’un homme, surtout lorsque cet homme est un travailleur ; et comme avant tout il faut vivre, il a bien fallu songer à se recréer l’ancien courant de travail qui fut si malencontreusement interrompu par cette solution de continuité qui, à Bruxelles, se nomme les Petits Carmes (une prison) ».

Une dernière question à se poser à propos du texte de Déjacque : puisqu’il s’agit d’une lettre, est-elle arrivée à la connaissance de son destinataire ? Malgré l’absence de documents absolument probants, on peut cependant répondre avec quelque vraisemblance par l’affirmative. Un texte de Déjacque témoigne en effet que celui-ci prenait soin d’envoyer au « célèbre publiciste » un exemplaire de ses publications. À propos de la deuxième édition de l’ouvrage de Proudhon De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, il écrit dans le Libertaire n° 24 du 7 mai 1860 :

Puisqu’il est question d’une publication de P. J. Proudhon, je me permettrai une remarque, non au sujet de l’ouvrage dont je ne connais qu’un fragment, mais au sujet de la solidarité révolutionnaire. Le Libertaire a la prétention d’être un organe de la Révolution sociale ; Proudhon aussi. Je ne sais si, quand il publie un nouveau livre ou une nouvelle brochure, il en envoie un exemplaire aux journaux ; mais pourquoi n’en enverrait-il pas un au Libertaire, feuille anarchiste, qui peut se croire plus radicale que le célèbre publiciste, mais qui néanmoins combat pour le même principe que lui ? Est-ce parce que, soit dans le Libertaire, soit dans une précédente brochure, j’ai été quelquefois brutal envers lui ? Ne l’avait-il pas été envers d’autres ? (…) Je lui ai fait remettre le Libertaire ; j’ignore si l’on a continué de le lui adresser. Dans le doute, je prie de nouveau le B.E.S [le Bien-Être-Social, journal socialiste d’émigration, dont le rédacteur-directeur était « le citoyen Beaujoint », cf. Lettre à Pierre Vésinier, op. cit.] de le lui faire passer, et lui envoie à cet effet une collection complète. Le Libertaire, l’élève qui l’a le mieux compris et le plus exagéré, fait ainsi avec Proudhon, le père et maître en an-archie, acte de solidarité révolutionnaire, et il a la générosité d’en attendre la réciprocité.

Il est vrai qu’il ne s’agit là que du Libertaire, mais on pourrait en inférer que Déjacque lui avait précédemment envoyé sa brochure, et dans une période où il lui était aise de la faire parvenir à son « oncle » (comme il le surnomme avec quelque ironie), puisque ce dernier avait dû fuir en Belgique les suites d’une condamnation. Dans la Préface à l’édition posthume de La Pornocratie (Paris, 1875, A. Lacroix, éd.) Charles Edmond note au sujet des articles et ouvrages du genre du pamphlet de Déjacque qu’« on les envoyait au fur et à mesure de leur publication à Proudhon, qui, de son côté, en prenait connaissance et les rangeait ensuite par ordre de date, dans un dossier affecté à la cause ». Signalons encore que, comme l’indique une lettre à Bouteville (Correspondance, Paris, 1875, A. Lacroix, éd., vol. IX, p. 26-31), Proudhon recevait — et lisait — la revue publiée par Pierre Leroux à Jersey, L’Espérance, qui, dans sa troisième livraison (septembre 1858), fait explicitement mention de Déjacque et des motifs de ses divergences avec Proudhon.

[1] Les chiffres romains entre crochets se réfèrent aux notes de Valentin Pelosse qui suivent le texte de Déjacque.

[2] Autre nom pour l’âne ou le baudet, « aliboron » s’emploie pour désigner un homme ignorant et prétentieux. (Note Smolny)

SOURCE : SMOLNY

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