La guérilla de l’avortement, une histoire suisse
En Suisse, l’avortement a été décriminalisé en 2002. Retour sur des décennies de combat alors qu’opposants et partisans se retrouvent cet hiver pour une nouvelle bataille
La hache de guerre sera-t-elle un jour enterrée entre défenseurs et opposants de l’avortement? Car la votation du 9 février sur l’arrêt du remboursement de l’interruption de grossesse par l’assurance maladie n’est en fait qu’un épisode de plus dans une confrontation qui dure depuis des décennies.
Les organisations féministes ont remporté une grande victoire le 2 juin 2002, lorsque les citoyens suisses ont accepté la décriminalisation de l’avortement après moult débats et émois. «Suite à ce vote, nous aurons eu près de dix ans de répit», soupire Anne-Marie Rey, une des figures marquantes de la cause. Traductrice de formation, la septuagénaire a été de toutes les batailles depuis 1971, date de la première initiative visant à modifier une législation restrictive. Et elle voit la campagne actuelle avec dépit. «Ce ne sera jamais acquis», pense-t-elle.
Reprenons. A l’origine, dans le Code pénal entré en vigueur en 1942, l’avortement est un délit, selon les articles 118 à 121. Seule l’interruption de grossesse pour des raisons de santé et si la vie de la femme est menacée est autorisée. Un expert doit se prononcer sur chaque cas. Mais les pratiques clandestines contournent ces obstacles. «C’était très courant. Déjà dans la première moitié du siècle dernier, il y avait, dans les journaux, des annonces du style: «Retards de règles? Contactez-nous!» J’ai rencontré une Lucernoise qui, après un avortement clandestin, avait appris à le faire elle-même», se souvient Anne-Marie Rey. Des méthodes «artisanales» se transmettent également: comme celle consistant à s’injecter de l’eau savonneuse dans l’utérus.
Des médecins commencent à réagir et à alerter l’opinion sur les dangers de telles pratiques. Il n’est pas rare que des femmes en meurent ou aient de graves complications. Et la justice veille. En 1971, 107 femmes et 37 tierces personnes sont condamnées. «Avant le développement de la contraception, il y avait, selon les estimations, des dizaines de milliers d’interruptions de grossesse par an», raconte Anne-Marie Rey.
A la fin des années 1960, son propre engagement officiel commence par un article qu’elle envoie au Bund. Elle demande une libéralisation de la pratique de l’interruption de grossesse et y dénonce la méthode Ogino-Knaus, contraception naturelle basée sur le calcul des jours non fertiles, très en vogue à l’époque mais à l’origine de nombreuses grossesses non désirées, selon Anne-Marie Rey. «Un juriste a réagi. Pas pour critiquer ma position mais pour me féliciter.» Malgré ce message encourageant, Anne-Marie Rey ne songe pas encore à lancer une initiative. «Nous étions en plein débat sur le droit de vote des femmes, acquis en 1971!» rappelle-t-elle. Mais un mouvement part de Neuchâtel. Un député radical veut lancer une initiative cantonale pour décriminaliser l’avortement, après la mise en accusation de deux médecins très en vue. «J’ai pris contact avec lui et nous avons décidé d’unir nos forces pour œuvrer au niveau national. Notre engagement n’a ainsi rien à voir avec Mai 68, ni directement avec le féminisme. A Neuchâtel, il émanait d’ailleurs plutôt du camp bourgeois», poursuit-elle. Le Mouvement de libération des femmes (MLF) se greffe sur ce noyau, avec d’autres organisations.
La démarche rencontre un grand succès. L’initiative est déposée fin 1971. Mais la Suisse est divisée en deux. Car c’est aussi à cette époque que les opposants, principalement issus des milieux catholiques, s’organisent pour défendre le «droit à la vie». «Sur nos stands, des gens déchiraient nos feuilles de signatures. On nous disait que c’est de nous qu’il aurait fallu avorter et qu’on allait détruire la famille. A la maison, je recevais des lettres anonymes, des menaces de mort. Certaines d’entre nous ont eu les pneus de leur voiture crevés», explique la militante.
Cette première initiative en faveur de la décriminalisation n’a cependant le soutien ni des partis politiques, ni des médias. Lors de son traitement par les Chambres fédérales, deux élus socialistes seulement la soutiennent: Jean Ziegler et Arthur Villard. Les initiants réalisent que le texte est trop radical car il demande l’abrogation pure et simple des articles du Code pénal sur l’avortement. L’initiative est retirée en 1976 et remplacée par une autre version préconisant la solution du délai, c’est-à-dire l’avortement légalisé durant les douze premières semaines de la grossesse. Cette seconde version est néanmoins rejetée par le peuple en 1977, par 51,7% des voix. En 1985, l’initiative pour le «droit à la vie», lancée en contre-feu par les opposants, est également rejetée.
C’est le statu quo. Mais l’idée de la dépénalisation n’est pas enterrée pour autant. Les mentalités évoluent. L’interruption de grossesse pouvant être pratiquée pour des raisons médicales, cette notion commence à être interprétée de manière toujours plus large par les cantons qui tiennent compte de la détresse psychosociale de la femme. Il y a cependant de grandes disparités dans les approches et un tourisme de l’avortement s’installe entre cantons ruraux et cantons urbains. Dans ce contexte, l’initiative parlementaire de la socialiste Barbara Haering Binder est accueillie favorablement en 1995. Elle est le point de départ d’années de discussions aux Chambres fédérales afin de s’entendre sur un texte pouvant obtenir une majorité. Les négociations portent sur la manière dont l’interruption de grossesse peut être encadrée. Conseillère en santé sexuelle à Monthey et représentante de l’association professionnelle du planning familial dans le groupe de travail national sur l’interruption de grossesse, Eliane Launaz a suivi tous les épisodes. «La loi élaborée est le fruit d’un consensus extraordinaire. Tout s’est joué sur des mots et sur des virgules, raconte-t-elle. Mais à la fin, elle a été acceptée par les deux Chambres.»
Reste à convaincre le peuple car un référendum est lancé par plusieurs organisations. Pour Anne-Marie Rey, le revirement d’une bonne partie du PDC, qui se positionne en faveur du régime du délai, ainsi que l’appui de la Fédération des Eglises protestantes de Suisse font basculer l’opinion. Les Suisses acceptent de dépénaliser l’avortement en 2002, par 72,2% des voix. Le même dimanche, ils rejettent l’initiative «pour la mère et l’enfant», soutenue par les milieux conservateurs, par 81,7% des voix.
Eliane Launaz parle de cette votation comme si elle avait eu lieu hier. «Les associations, organisations féminines et féministes, professionnels de la santé sexuelle se sont beaucoup plus engagés que les politiciens. Comme s’ils ne voulaient pas trop s’y risquer. Mais on peut dire que c’était une campagne de terrain. Nous avons posé des jalons importants.» Eliane Launaz dit n’avoir jamais été menacée en Valais. «Les débats y étaient vifs mais très bien cadrés. Et nous étions préparés. A Morges, par contre, je me suis retrouvée presque seule face à une centaine d’opposants, membres de l’Eglise évangélique. J’ai rarement ressenti un tel climat de haine et d’hostilité. Emotionnellement, c’était très difficile. En rentrant, j’ai pleuré», raconte-t-elle.
Tout comme Anne-Marie Rey, Eliane Launaz se rend compte que le débat sur l’avortement ne sera jamais terminé. «Personne n’est content que ça existe, personne ne veut vivre ça. C’est un débat de société continu. J’ai lu un jour que l’avortement représentait l’épine irritative de toute société et je trouve cette formule assez juste», explique la Valaisanne.
Les opposants à l’avortement restent d’ailleurs actifs depuis la votation de 2002. En 2010, ils lancent l’initiative sur laquelle les citoyens sont appelés à se prononcer dans quelques semaines. Parce qu’ils estiment que l’avortement est une affaire privée et n’a donc pas à être pris en charge par l’assurance de base, qu’on ne peut pas aller à l’encontre de leurs convictions en leur demandant de participer au paiement de la facture, que la grossesse n’est pas une maladie et que l’initiative peut sauver des vies.
Anne-Marie Rey se tient en retrait de la campagne. «Je me suis engagée pendant quarante ans, explique-t-elle. En 2003, l’Union suisse pour décriminaliser l’avortement a été dissoute. Je me concentre maintenant sur la tenue de mon site d’information», explique-t-elle. Ce qui ne l’empêche pas de réagir. Auprès des médias lorsqu’ils persistent à illustrer un article sur l’interruption de grossesse avec une photo d’une femme enceinte de sept mois. Ou lorsqu’elle s’offusque d’une lettre de lecteur d’un de ses adversaires. «Je me fâche chaque fois. Avant, je répondais systématiquement. Maintenant, j’essaie de me retenir, car il faut laisser d’autres personnes prendre le relais de ce combat.»
SOURCE : Le Temps