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Réflexion de Genre (3) : Le capitalisme est-il « indifférent » à l’oppression des femmes ?
Un des points de vue les plus répandu chez les théoriciens marxistes est de considérer l’oppression de genre comme quelque chose qui n’est pas nécessaire à l’oppression du capital. Cela ne signifie pas que le capitalisme ne s’en serve pas et ne profite pas de l’inégalité de genre produite par les configurations sociales précédentes. Mais il s’agirait par contre d’un rapport opportuniste et contingent. Dans les faits, le capitalisme n’a pas vraiment le besoin de se servir de manière spécifique de l’oppression de genre, et les femmes ont bel et bien atteint, sous le capitalisme, un niveau de liberté et d’émancipation sans précédents dans les époques historique. Bref, la libération des femmes et le capitalisme n’auraient pas un rapport antagoniste.
Ce point de vue est perçu avec tant de faveur parmi les théoriciens marxistes venant des écoles les plus diverses qu’il vaut la peine de l’analyser à partir d’un article rédigé par l’une des plus intéressantes et intelligentes analystes marxistes des dernières décennies, Ellen Meiksins Wood, qui, avec Robert Brenner, représente ce que l’on appelle de façon un peu redondante « l’école du marxisme politique » (c’est-à-dire la tendance anti-déterministe qui, à l’intérieur du marxisme, privilégie la lutte de classe par rapport à la contradiction entre les forces productives et les rapports de production comme clef d’explication de la transition entre un mode de production et le suivant).
Dans un article intitulé « Capitalism and Human Emancipation : Race, Gender, and Democracy » (dans : « The Socialist Feminist Project », coordonné par Nancy Holmstrom, 2002), Meiksins Wood commence par l’explication des differences fondamentales entre le capitalisme et les modes de production précédents. Le capitalisme n’est pas intrinsèquement lié à l’identité, à l’inégalité et aux différences extra-économiques, juridiques et politiques. Au contraire, l’extorsion de la plus-value se passe dans le cadre d’une relation entre des individus formellement libres et égaux et sans tenir compte de différences de statut juridique et politique. Le capitalisme n’est donc pas structurellement enclin à créer des inégalités de genre et il aurait même une tendance naturelle à remettre en question de telles différences et à diluer les identités de genre et de « race ».
Un rapport opportuniste ou fonctionnel ?
En outre, le développement capitaliste a créé les conditions sociales pour une critique de ces inégalités et une pression sociale en faveur de leur réduction qui n’a pas de précédent dans d’autres époques historiques – il suffit de penser à l’exemple de la littérature gréco-romaine, tant philosophique qu’historique, dans laquelle les positions abolitionnistes sont pratiquement inexistantes, malgré l’utilisation massive des esclaves à des fins productives.
En même temps, le capitalisme tend à utiliser de manière opportuniste les différences qui existent déjà et qui ont été héritées des sociétés précédentes. Il utilise par exemple les différences de « race » et de genre afin de créer des hiérarchies entre certains secteurs plus ou moins avantagés de la classe exploitée, en faisant passer ces hiérarchies pour des conséquences de différences naturelles, ce qui permet de masquer la nature réelle de ces hiérarchies et inégalités, à savoir qu’elles sont le produit de la logique même de la compétition capitaliste.
Il ne s’agit bien entendu pas d’un plan conscient que suivrait le capitalisme, mais de la convergence entre une série de pratiques et de politiques qui sont dues au fait que les inégalités de genre et de « race » sont, de fait, avantageuses du point de vue des capitalistes. En conclusion, le capitalisme utilise et instrumentalise l’oppression de genre, mais il pourrait très bien survivre sans celle-ci. Par contre, il ne pourrait pas exister sans l’exploitation de classe.
Il faut noter que l’article de Meiskins Wood s’insère dans une série de questions de base, toutes de nature politique et tournant autour du questionnement sur le type de biens extra-économiques que l’on peut – et qu’on ne peut pas – obtenir dans une société capitaliste (par exemple la préservation écologique de la planète).
Le point de départ de cette réflexion est le constat d’un déplacement de l’attention des luttes sociales du terrain économique vers celui des biens extra-économiques (émancipation de genre, raciale, la paix, la santé environnementale, la citoyenneté,…). Et c’est ici que le bât blesse. Si je cite le cadre de l’article de Meiksins Wood, ce n’est pas pour chercher des poux au texte, mais plutôt parce que son article se fonde d’une part sur une séparation implicite nette (et tout à fait discutable) entre la structure logique du capital et ses dimensions historiques, et de l’autre, parce qu’il finit par confondre les niveaux, reproduisant ainsi une confusion classique qui est malheureusement commune à beaucoup de théoriciens marxistes qui souscriraient aux thèses de cet article.
Pour le dire plus clairement : A partir du moment où l’on accepte cette distinction entre la structure logique du capital et ses dimensions historiques, on peut accepter l’idée que l’extorsion de la plus-value se passe dans le cadre de la relation entre des individus formellement libres et égaux, sans supposer de différences de statuts juridiques et politiques, mais seulement à une niveau d’abstraction très élevé, c’est-à-dire au niveau de la structure logique. D’un point de vue historique concret, les choses changent radicalement. Prenons cette question point par point :
1. Partons d’un état de fait : une formation sociale capitaliste sans oppression de genre n’a encore jamais existé. Que le capitalisme, dans ce processus, se soit limité à utiliser les inégalités préexistantes, reste discutable : le colonialisme et l’impérialisme ont contribué de manière significative à introduire des hiérarchies de genre dans des sociétés au sein desquelles celles-ci n’existaient pas, ou du moins de manière plus nuancée.
Le processus d’accumulation capitaliste s’est accompagné d’une expropriation tout aussi significative des femmes des différentes formes de propriété auxquelles elles avaient accès et des professions qu’elles pouvaient encore exercer au cours du haut moyen-âge (lire à ce propos le livre de Sylvia Federici : « Le grand Caliban ») ; la succession entre des processus de féminisation et de déféminisation du travail contribue à reconfigurer continuellement les rapports familiaux, créant de nouvelles formes d’oppression basées sur le genre. La réification de l’identité sexuelle advenue à partir de la fin du 19e siècle a contribué au renforcement d’une matrice hétéro-normative qui a eu des conséquences oppressives pour les femmes, et pas uniquement pour elles.
On pourrait continuer à citer des exemples. Constater que les femmes n’ont obtenu des libertés formelles et des droits politique, jusqu’alors inimaginables, que sous le capitalisme parce que ce système aurait créé les conditions sociales permettant ce processus d’émancipation n’est pas seulement une donnée qui ne change pas les faits, mais c’est également une argumentation dont la validité est douteuse.
On pourrait en effet dire exactement la même chose pour la classe des travailleurs/euses dans son ensemble : que ce n’est qu’à l’intérieur du capitalisme que se sont créées les conditions pour une émancipation politique de masses des couches subalternes et pour que cette classe devienne un sujet politique capable d’arracher des conquêtes démocratiques significatives. Et donc ? Cela démontrerait-il que le capitalisme pourrait aisément se passer de l’exploitation de la classe des travailleurs/euses ? Je ne crois pas. Il vaut donc mieux laisser tomber la référence à ce que les femmes ont, ou n’ont pas, obtenu : si les femmes ont obtenu quelque chose, c’est parce qu’elles ont lutté pour cela et parce qu’avec le capitalisme sont apparues les conditions sociales favorables à la naissance des grands mouvements sociaux et politiques modernes. Mais cela est valable de la même manière pour la classe des travailleurs/euses.
2. Il faudrait distinguer ce qui est fonctionnel et propre du capitalisme et ce qui en est une conséquence nécessaire. Les deux concepts sont différents. Il est peut-être difficile de démontrer, à un haut niveau d’abstraction, que l’oppression de genre est nécessaire au fonctionnement du capitalisme. Il est vrai que la concurrence capitaliste crée continuellement des différences et des inégalités, mais ces inégalités, d’un point de vue abstrait, ne doivent pas nécessairement être des inégalités de genre. De ce point de vue, si on fait l’expérience mentale de penser à un capitalisme « pur », que l’on analyse uniquement sur base de ses mécanismes essentiels, alors peut-être que Meiksins Wood aurait raison. Cependant, cela ne prouve pas que le capitalisme n’aurait pas comme conséquence de son fonctionnement concret la reproduction constante des oppressions de genre, et souvent sous des formes diverses. J’en dirai plus à ce propos dans la quatrième réflexion de Genre qui parlera du concept de reproduction sociale.
3. Revenons enfin sur la question de la distinction entre le niveau analytique et le niveau historique. Ce qui est possible d’un point de vue purement analytique et ce qui se passe d’un point de vue historique sont deux choses profondément distinctes. Le capitalisme existe toujours dans des formations sociales concrètes qui ont leur histoire spécifique. Comme je l’ai déjà dit, ces formations sociales ont toujours été caractérisées par une présence persistante et vivace de l’oppression de genre.
Supposons maintenant, à un niveau totalement théorique, que ces hiérarchies dans les divisions du travail seraient dictées par d’autres formes d’inégalité (grands et petits, vieux et jeunes, maigres et gros, ceux qui parlent une langue indo-européenne contre tous les autres,…). Supposons même que la grossesse et la naissance soient entièrement mécanisées et que toute la sphère des relations émotives puisse être marchandisée et gérée par des services privés,… bref, supposons tout cela. Est-ce une vision crédible d’un point de vue historique ? L’oppression de genre peut-elle être si facilement remplacée par d’autres types de hiérarchies qui agiraient sur les mêmes questions, qui apparaitraient comme aussi naturelles et qui seraient aussi ancrées dans la psyché et dans les processus de formation suggestive ? Il semble plus que légitime d’en douter.
Partir de l’analyse historique concrète
Pour conclure, et pour répondre à la question de savoir si la pleine émancipation et la libération des femmes peuvent être atteintes à l’intérieur du mode de production capitaliste, il faut chercher la réponse non pas dans le plus haut niveau d’abstraction d’analyse sur le capital mais, au contraire, dans le niveau de l’analyse historique concrète.
C’est bien là que se situe l’erreur, non seulement de Meiskins Wood, mais aussi de beaucoup de marxistes farouchement attachés à l’idée d’une hiérarchie entre exploitation (principale) et oppressions (secondaires). Si nous voulons nous poser la question de la nature politique de cette question et essayer d’y répondre, il faut alors le faire à travers une conception historique de ce qu’est et ce qu’a été le capitalisme. C’est là l’un des points de départ d’un féminisme marxiste dans lequel la notion de reproduction sociale doit occuper un rôle central.
SOURCE : http://www.avanti4.be