Politiques sexuelles et besoins sociaux : pour un féminisme marxiste
Dans le sillage des études et des mouvements queer, les identités sexuelles n’ont jamais autant fait l’épreuve d’une attention et d’une élaboration critique. Il est désormais d’usage de critiquer un mouvement gay et lesbien mainstream, de débattre ou de chercher à élargir les coalitions lesbiennes, gay, bi, trans (LGBT), ou encore de proposer une refondation queer des politiques sexuelles. Rosemary Hennessy propose ici de s’appuyer sur l’approche marxiste des besoins sociaux pour reconceptualiser les liens entre identités et rapports sociaux. Elle fait l’hypothèse d’une refondation marxiste et féministe des politiques sexuelles, appuyé sur la pluralité et l’étendue des besoins réprimés par le capitalisme.
La notion de « féminisme matérialiste » est désormais incontournable dans le féminisme universitaire. Il me semble pourtant évident que le « matérialisme » revendiqué par ce courant souffre de limites notables : il est en effet polarisé autour des enjeux liés au « discours » et à la culture au mépris des autres dimensions de la vie sociale. Ce nouveau « matérialisme culturel » est bel et bien en rupture avec le « matérialisme historique » ayant inspiré le féminisme historiquement lié aux gauches radicales, tant et si bien que ces nouvelles approches « féministes matérialistes » ont obscurci les apports du féminisme marxiste pour comprendre les phénomènes culturels. C’est pour cette raison qu’il est à mon avis essentiel de réaffirmer avec force l’importance du « féminisme marxiste » (contre les stratégies de censure anticommunistes et l’idée qu’« il n’y a pas d’alternative » au régime dominant), et de souligner la pertinence d’une critique matérialiste et historique du capitalisme. En puisant dans cette tradition, ainsi que dans l’important corpus des marxistes et féministes du siècle passé, le féminisme marxiste est à même de penser les relations systémiques entre les formations culturelles et le capital, et ce faisant de renforcer les politiques de coalition et de transformation sociale1.
La relation entre l’évolution des formes culturelles (de genre, de sexualité, de nationalité, de race – pour n’en nommer que quelques unes) et l’économie politique – les rapports sociaux fondamentaux qui sont l’essence même du capitalisme – est l’un des enjeux du débat entre matérialisme culturel et matérialisme historique (ou marxiste). Si ce type d’analyse, inscrite dans le féminisme marxiste, est non seulement possible mais nécessaire, c’est précisément parce qu’il prend le capitalisme comme un point de départ de la théorie et de la pratique : c’est l’organisation sociale dominante à travers laquelle les individus reproduisent leurs conditions d’existence ; en outre, le coût social et humain de cette organisation ne cesse de progresser à mesure que ce système se mondialise.
En dépit des progrès du capitalisme – ou peut-être est-ce un indice des progrès du néolibéralisme – une des évolutions les plus significatives de la théorie et de la politique féministes dans la dernière partie du XXe siècle a été le recul des concepts critiquant les ravages de ce système. Divers courants postmodernes et des politiques identitaires ont remplacé les approches centrés sur le capitalisme. Dans Profit and Pleasure : Sexual Identities in Late Captalism2, j’interroge l’hypothèse, présentée dans plusieurs travaux récents de théorie culturelle, selon laquelle le matérialisme historique n’a que peu ou rien à offrir aux théories et aux politiques sexuelles. Contre cette tendance, je souhaite défendre l’idée que l’histoire des identités, et des identités sexuelles en particulier, dans toutes leurs manifestations culturelles et dans toutes leurs expressions, est fondamentalement (mais pas exclusivement) organisée par les rapports sociaux capitalistes du travail salarié et domestique, de la production de marchandises, et de la consommation. Dans le chapitre qui conclut Profit and Pleasure, j’analyse la nécessaire réorientation stratégique et théorique des politiques sexuelles, afin que celles-ci prennent en compte ces rapports sociaux. Ma proposition principale est de prendre comme point de départ le concept de « besoins sociaux ».
La sexualité et le domaine plus général des sensations et des émotions sont-ils absolument séparés des besoins fondamentaux ? Inclure la capacité à sentir et ressentir dans une théorie des besoins, c’est penser l’émergence d’une conscience révolutionnaire comme une interaction de la capacité d’agir avec les capacités émotionnelles : les émotions et les sensations encouragent à agir mais aussi interfèrent avec l’action. Comment peut-on repenser les luttes contre les oppressions sexuelles à l’aune de cette relation entre besoin et affects ?
Le matérialisme historique a pour point de départ l’idée que la satisfaction des besoins matériels est l’élément fondamental de l’histoire. Les besoins sont corporels mais ils ne sont pas « naturels », dans la mesure où leur satisfaction prend toujours place au sein de rapports sociaux. En ce sens, l’interaction sociale est elle-même un besoin vital. Parmi tous ces besoins, on peut aussi inclure le fait de pouvoir exercer un certain nombre de dispositions humaines. En tant qu’espèce, les humains disposent en effet de capacités intellectuelles, d’invention, de communication, de capacités de sentir et ressentir, de capacités de sociabilisation… Beaucoup de capacités émotionnelles font partie intégrante de la satisfaction de besoins humains : les affects sont sans cesse impliqués dans les rapports sociaux, les formes de coopération à travers lesquels l’humanité reproduit ses conditions d’existence. Les besoins affectifs sont dès lors inséparables du fait que l’humanité comble ses besoins en société. Mais ils constituent également des besoins en eux-mêmes dans la mesure où chaque être humain est digne d’exercer et de développer ses compétences affectives.
Les compétences affectives sont inséparables des capacités cognitives et des contextes sociaux dans lesquelles elles s’inscrivent. En tant que dispositions humaines, elles sont également en relation avec les autres nécessités biologiques – dépendantes de l’alimentation, du logement, de la santé – qui requièrent toutes une forme de coopération sociale pour être satisfaites. Comme la faim, le besoin émotionnel est satisfait dans et par l’histoire ; cet assouvissement prend des formes diverses selon les formations sociales. La capacité à entrer dans des rapports affectifs fait partie de ce que Marx entend par travail – c’est-à-dire la capacité de l’humanité à combler ses besoins et à développer librement son potentiel. Bien que Marx ne les nomme pas explicitement comme tels, les besoins affectifs font partie du potentiel humain de « réalisation de soi » – un potentiel auquel il se réfère lorsqu’il soutient que le développement des besoins est historiquement subordonné au développement du potentiel et des capacités de l’humanité.
Sous le capitalisme, les travailleurs et les travailleuses sont loin de maîtriser leur propre potentiel. L’un des domaines de la lutte entre le capital et le travail porte précisément sur la répression des capacités humaines. Au sein du salariat, les prolétaires doivent renoncer à leur auto-réalisation, dans la mesure où ils sont contraints de vendre leur force de travail. On pourrait même dire que cet étouffement des capacités caractérise toute relation humaine quand l’échange marchand devient hégémonique. Pour atteindre le minimum vital, les travailleurs et les travailleuses doivent céder au capital leur « temps pour l’éducation, pour le développement intellectuel, pour l’accomplissement de fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l’esprit, même pour la célébration du dimanche3.»
L’envers de la production de plus-value est donc la production de « besoins proscrits ». Le « besoin proscrit » est un concept très utile, que Deborah Kelsh a proposé pour comprendre les conséquences de la marchandisation du travail sous le capitalisme4. Selon cette autrice, quand les travailleurs et les travailleuses échangent leur force de travail contre un salaire, beaucoup de leurs capacités et besoins sont exclus de cette transaction – il s’agit d’une clause implicite du contrat. Le besoin proscrit est également une dimension de la reproduction de la force de travail. Dans la mesure où la nécessité de reproduire la force de travail ne fait pas partie du travail socialement nécessaire couvert par le salaire, le travail domestique consistant à nourrir, habiller, et prendre soin des personnes constitue un ensemble de besoins socialement occultés. Le travail qui comble ces nécessités est soit sous-payé, soit non payé, invariablement non valorisé, et souvent rendu invisible en tant que travail, en étant considéré comme le rôle naturel d’une femme.
Une autre forme de proscription des besoins est la marchandisation de la conscience qui accompagne inévitablement la production de marchandises, processus que Marx décrit dans la section du Capital dédiée au fétichisme. Dans le capitalisme, les individus perdent de vue les rapports sociaux qui président à la réalisation des biens commercialisables qu’ils et elles consomment, et ce processus brise leur capacité à être affectifs, sensuels, sociaux. C’est seulement en séparant ses compétences productives de ses besoins que le ou la prolétaire devient « propriétaire » de sa force de travail. C’est seulement de cette manière qu’il ou elle peut marchandiser ses compétences et même sa personnalité.
Il est clair que les besoins humains ne sauraient parler pour eux-mêmes – ils doivent être rendus « représentables ». Sous le capitalisme, les capacités émotionnelles et sensibles sont construits historiquement ; ces capacités sont organisées et consolidées à travers des « expériences » et des rapports sociaux légitimes – tandis que d’autres rapports ou expériences sont réprimés. Les discours sur la sexualité donnent une signification aux émotions et aux sensations : ils les construisent en tant que désirs et identifications sexuelles normatives et « perverses ». « Les besoins affectifs proscrits » ne sont pas seulement ces identités et désirs que le discours normatif stigmatise (à travers l’homophobie, la lesbophobie ou la transphobie par exemple). Ce sont aussi des sensations et affects innommables, des émotions et des perceptions échappant aux catégories (identitaires) prescrites. Le rapport entre les émotions et le « contexte social » qui les organisent et les rendent intelligibles est toujours incomplet. Les capacités humaines à sentir et ressentir, qui constituent ce que nous appelons l’« expérience », ont un contenu bien plus riche que les identités existantes. Ces dernières laissent de côté les sensations, les émotions et les pratiques que les discours normatifs ne nomment pas, ne peuvent pas nommer.
Beaucoup de ces dispositions humaines relèvent du domaine des besoins proscrits ; ce sont là les « dehors inassimilables du capitalisme ». On ne peut se réapproprier réellement ces capacités sans abolir les termes mêmes de l’extraction de plus-value. Ce domaine du besoin proscrit doit continuellement être pris en compte – il représente une menace constante et croissante aux intérêts du capitalisme ; c’est la « monstrueuse nécessité » du capitalisme qui hante ce système5. Faire de ces besoins proscrits le point de départ de l’action politique offre la possibilité de réorienter le mouvement social sur de nouvelles bases, celle de ce monstrueux en-dehors du capital.
Bien entendu, cette nécessaire réorientation doit tenir compte de la persistance et des usages politiques à court terme des identités et de tout leur bagage affectif. La réorientation que je suggère tiendrait évidemment compte de la violence exercée par le capital au travers les institutions étatiques qui régulent et disciplinent les identités. Le mouvement social ne peut pas ignorer l’expérience des personnes qui s’identifient à telles ou telles positions (lesbiennes, gay, bi, trans, etc.) – il doit se confronter à la réification de ces expériences dans une série de catégories identitaires. L’action et l’élaboration collectives doivent faire naître une conscience critique, qui mette en lien la répression des besoins sociaux avec les significations préconstruites par la culture dominante.
Se constituer en sujets collectifs, transformer la réalité sociale, ne sont pas de simples processus cognitifs et rationnels ; il s’agit aussi d’intervenir sur les émotions investies par les individus à travers leurs identités. On pourrait définir ce processus comme une forme de « désidentification ». La désidentification consiste ainsi à travailler sur les identifications dans lesquelles nous nous reconnaissons et qui articulent notre expérience vécue. Cette démarche implique de confronter les identités que nous tenons pour acquises à leurs conditions de possibilité historiques, d’arracher ces identités au grand récit de la persécution – un terrain d’élection du ressentiment – pour les projeter dans un cadre conceptuel différent, un cadre éclairant la façon dont cette souffrance est le produit de rapports sociaux qui proscrivent tout une série de besoins sociaux. La désidentification implique de remplacer le ressentiment étriqué des politiques identitaires par la puissance d’agir collective – cette capacité à l’heure actuelle vampirisée par le capital.
Le travail de désidentification constitue une confrontation avec les savoirs dominants ; c’est l’élaboration d’un point de vue collectif constitué par l’en-dehors monstrueux du capitalisme. C’est un point de vue qui ne se revendique pas d’une identité mais de la collectivité de celles et ceux dont les besoins humains « en excès » sont proscrits. Souligner l’écart entre les identités promues par la culture dominante et « l’expérience » vécue des rapports sociaux est un point de départ de cette démarche. Il s’agit de fonder notre politique sur le sentiment diffus de ne pas pouvoir s’identifier pleinement à une série d’identités définies. Le processus de désidentification peut s’appuyer sur cette inadéquation subjective et son corollaire émotionnel, afin de remettre en cause la naturalisation des catégories identitaires existantes. La désidentification invite à la re-narration de ces émotions inassimilables en les mettant en lien avec la production systématique de besoins insatisfaits par le capital. Tout en intervenant sur les sentiments d’aliénation par rapport à une identité ou une autre, la désidentification permet de comprendre comment les organisations dominantes du désir et de l’identité sont des lieux d’investissement affectif – invitant ainsi à les « désapprendre ». Désapprendre les investissements émotionnels est toujours un travail incomplet, inachevé – c’est là un enseignement sur la finitude historique de chacune et chacun. Cette permanente prise de conscience de la finitude historique n’a pas à être écrasante ou humiliante ; elle peut prendre la forme d’une identification émotionnelle assumée par tous et toutes, de façon critique et historique, au sein d’un projet politique plus ambitieux, revendiquant l’extériorité radicale des besoins humains insatisfaits comme point de départ à une mobilisation anticapitaliste.
Appréhender la formation des identités, et des identités sexuelles en particulier, en lien étroit avec les besoins humains inassouvis, trace un horizon pour imaginer une capacité d’agir collective, de classe, qui ne réifie pas « le prolétariat », n’exclut pas la sexualité, ni ne la relègue à un statut secondaire. Re-situer les politiques sexuelles sur le terrain des besoins humains permet de connecter l’organisation identitaire et sexuelle des affects et des sensations à la nécessité de satisfaire d’autres besoins vitaux – il s’agit d’en faire le point de départ d’un mouvement radicalement démocratique. Cette réorientation implique en particulier que la critique radicale des structures du capitalisme, qui violentent continuellement les besoins humains, soit remise à l’ordre du jour – ne serait-ce qu’en tant qu’horizon ultime d’un imaginaire collectif de transformation.
Rosemary Hennessy
Traduit de l’anglais par Morgane Merteuil
Article original : Rosemary Hennessy, « Reclaiming Marxist Feminism for a Need Based Sexual Politics », in The Socialist Feminist Project, Monthly Review Press, 2002, p. 83-87.
- En supplément aux articles de la Partie 1 de ce recueil, voir : Rosemary Hennessy et Chrys Ingraham, eds., Matérialist Feminism : A Reader in Class, Difference, and Women’s Lives (New York : Routledge, 1997). [↩]
- Rosemary Hennessy, Profit and Pleasure: Sexual Identities in Late Capitalism (New-York, Routledge, 2000). [↩]
- Karl Marx, Le Capital, Livre I. [↩]
- Deborah Kelsh, « Desire and Class : The Knowledge Industry in the Wake of Post-structuralism » (Ph.D Dissertation, State University of New York at Albany, 2000). [↩]
- Ibid, 76-77. [↩]
SOURCE : http://revueperiode.net