Au Kurdistan turc, les femmes combattent les tabous féodaux
Des partisans du Parti de la démocratie des peuples (HDP, gauche prokurde) manifestent à Diyarbakir, le 8 juin, après le succès remporté par HDP, la veille, lors des élections législatives.
Pour rien au monde, Hamide Celik, 48 ans, n’aurait souhaité que ses filles vivent ce qu’elle a vécu. Cette conseillère municipale de la mairie de Batman, dans le sud-est de la Turquie, raconte ce qu’elle a ressenti lorsque ses parents l’ont mariée, à l’âge de 14 ans, avec un homme de dix ans son aîné. /« Mes parents avaient arrangé le mariage avec les siens, à mon insu. Ils se sont bien gardés de me demander mon avis. Lorsque je l’ai appris, j’étais au trente-sixième dessous, mais que faire ? Je ne pouvais qu’obéir »/, raconte cette grande femme digne et posée.
Finalement, le ménage a tenu bon, six enfants sont nés, quatre filles et deux garçons. Hamide s’est battue pour que ses filles puissent /« faire des études et choisir librement leur époux »/. La petite paysanne mariée contre son gré est aujourd’hui une notable reconnue, ardente militante des droits des femmes au sein du Parti démocratique des régions (DBP, prokurde). /« Je suis ici grâce à eux »/, reconnaît-elle en ajustant les plis du foulard de soie qui encadre son visage de Madone.
Filiale régionale du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde qui a obtenu 13 % des voix et 80 députés aux législatives du 7 juin), qui défend la parité hommes-femmes, le DBP dirige presque toutes les municipalités des régions kurdophones du sud-est de la Turquie. La parité n’est pas un vain mot, chaque mairie a deux édiles, un homme et une femme. Les listes électorales sont scrupuleusement paritaires, les responsabilités sont partagées. Pétris de l’idéologie marxiste-léniniste dont s’est nourri le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie), les partis prokurdes ambitionnent d’en finir avec les tabous féodaux. Ils sont tenaces.
Selon un rapport réalisé en 2014 par l’ONG Ka-Mer auprès de 164 000 femmes kurdes dans 23 villes de l’Est et du Sud-Est anatolien, 64 % disent n’avoir pas eu accès à leur part d’héritage, un privilège réservé aux fils selon la coutume, alors que la loi turque exige un partage égal. Toujours selon Ka-Mer, 71 % des mariages sont arrangés et 33 % des mariées ont moins de 18 ans. Seule avancée constatée, les mariages/« pour le prix du sang »/, soit le rabibochage de deux familles ennemies, et l’obligation faite à une veuve d’épouser l’un de ses beaux-frères, sont en voie de régression.
« Esclave »
Pour le reste, les violences (physiques, sexuelles, psychologiques) faites aux femmes sont plus fréquentes à l’est et au sud-est (51 % et 57 %) que dans le reste de l’Anatolie (42 %), selon une étude réalisée par l’université d’Ankara, en 2009. En règle générale, le Töre, soit le code de l’honneur ancestral qui autorise les membres d’une famille à tuer les femmes qui auraient fauté ou s’apprêteraient à le faire, reste en vigueur. Soumises à d’intenses pressions familiales, rares sont celles qui, touchées par la violence domestique, osent se tourner vers les autorités ou vers les ONG tant cette approche est vécue comme une honte.
Pour Gülüstan Akel, qui partage les fonctions de maire de Batman avec son homologue homme, Sabri Özdemir, la libération des femmes passe par le travail. /« Nous sommes enracinés dans la tradition, il y a beaucoup de problèmes. La femme a longtemps été vue comme une esclave, une force de travail. Nous voulons changer cela, lui donner un statut au sein de la société. »/ Voilà pourquoi la municipalité finance un /« atelier de formation »/.
Selon la chambre de commerce de Diyarbakir, 97 % des femmes de la région sont occupées aux travaux agricoles, une activité non déclarée, non rémunérée
Situé dans un quartier périphérique, l’atelier forme chaque année une centaine de jeunes femmes à la couture, la coiffure, le tissage de tapis. Gurbet Nas, 29 ans, jeans et petite tunique légère, tête non couverte, anime le lieu : /« Je cherche des solutions pour les femmes en difficulté. La plupart n’ont pas voix au chapitre. Le contrôle des naissances leur est inconnu. Il y a de la violence et pas mal de suicides. Celles qui veulent s’en sortir cherchent à travailler ? Elles doivent demander la permission, non seulement au mari, mais parfois aussi aux beaux-parents. »/
La réalité est abrupte. Sur 450 femmes sorties de l’atelier, /« cinq seulement ont trouvé un travail rémunéré »/, poursuit Gurbet Nas. Dans ces régions conservatrices, les femmes ne sont pas censées travailler ailleurs qu’aux champs. Selon la chambre de commerce de Diyarbakir, 97 % des femmes de la région sont occupées aux travaux agricoles, une activité non déclarée, non rémunérée. Pour le reste, les emplois liés au commerce, à l’hôtellerie, à la restauration sont majoritairement réservés aux hommes.
Mutlu Kaya, 19 ans, était assurée de faire carrière dans la chanson. Depuis sa participation à l’émission de télévision « Les belles voix », la jolie brune aux yeux verts rêvait de devenir une star du show-biz. Et tant pis pour les menaces de mort qu’elle recevait. Mardi 19 mai, la chanteuse a reçu une balle dans la tête alors qu’elle répétait dans son jardin à Ergani, un petit bourg non loin de Diyarbakir. Hospitalisée, elle est aujourd’hui entre la vie et la mort. La police a arrêté son petit ami, Veysi, 26 ans, soupçonné d’être à l’origine des coups de feu.
Marie Jégo
SOURCE : Le Monde, 17.06.2015, mis à jour le 23.06.2015.