Quand les élites mondiales récupèrent le féminisme
Tout au long de ce texte, la féministe et socialiste américaine Hester Eisenstein, auteure du livre Feminism Seduced: How Global Elites Use Women’s Labor and Ideas to Exploit the World, se penche sur l’usage éhonté que les grandes entreprises et autres industries font des discours et des principes féministes afin de renforcer, un peu partout, les politiques néolibérales. Sous couvert d’émancipation et de libération perdure l’exploitation, celle de millions de travailleuses. La lutte féministe, insiste l’auteure, ne se mènera jamais « à titre individuel ».
Depuis la publication de mon livre, on me demande régulièrement ce que signifie l’expression « la séduction du féminisme ». Qui a séduit le féminisme, et pourquoi ? Voilà une question complexe, qui requiert la prise en considération de plusieurs choses. Aux fins de cet article, j’en soulignerai deux. D’abord, « la séduction du féminisme » se réfère à la prolifération d’un recours aux femmes comme main-d’oeuvre bon marché dans les zones franches industrielles (dites ZFI). À cette idée s’ajoute le fait que ce sont les femmes, plutôt que les programmes de développement étatiques, que l’on cible pour éliminer la pauvreté dans les pays en voie de développement. Le patronat, les gouvernements et les grandes institutions financières internationales, comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ont tous épousé l’un de ces préceptes fondamentaux du féminisme contemporain — le droit des femmes au travail rémunéré —, afin de justifier l’emploi majoritaire de femmes dans lesdites zones. Et ce malgré les conditions de travail déplorables et la nature extrêmement dangereuse de ces emplois. La mondialisation de la production manufacturière a facilité la sous-traitance des emplois dans les usines de fabrication de vêtements, de souliers, de l’électronique et de plusieurs autres secteurs manufacturiers dans les pays du Sud où les salaires sont extrêmement bas. Beaucoup de ces emplois se situent dans les ZFI : des zones de libre-échange dont la caractéristique principale est d’exempter les entreprises de l’obligation d’avoir à instaurer des mesures de sécurité et santé au travail, de taxation, de conditions de travail et de droits de douane. Ces zones encouragent le recours par les employeurs à des mécanismes allant à l’encontre des droits des travailleurs, tout en fournissant aux investisseurs étrangers une main-d’oeuvre docile… surtout féminine.
« Ce sont les femmes, plutôt que les programmes de développement étatiques, qu’on cible pour éliminer la pauvreté dans les pays en voie de développement. »
En légitimant le travail des femmes, les pays riches de l’Occident ont permis aux propriétaires d’industries, dans des pays tels que la Chine, le Viêt Nam et la Malaisie, de qualifier le recours à une main-d’oeuvre majoritairement féminine dans le secteur manufacturier comme un geste féministe. En effet, n’entend-on pas continuellement Nicholas Kristof du New York Times défendre ces usines, vociférant qu’elles sont des lieux d’opportunités pour les femmes ? N’est-ce pas mieux pour elles, demande-t-il à ses lecteurs, d’avoir un emploi que de devoir fouiller les décombres des dépotoirs afin de trouver de quoi se nourrir ou des objets à vendre ? L’utilisation d’une main-d’oeuvre féminine bon marché dans la production de biens d’exportation n’a rien de nouveau. C’est la Corée du Sud qui a créé ce « miracle économique » : où l’on a sorti les femmes de la campagne pour les confiner au travail manufacturier. Comme l’a suggéré l’économiste politique Alice Amsden en 1989, l’écart des salaires entre les hommes et les femmes est l’un des éléments clés du succès de l’industrialisation en Corée du Sud. La structure salariale différenciée selon les sexes est apparue grâce aux profits exceptionnels qu’ont connus des compagnies états-uniennes comme Fairchild. Ces entreprises ont ainsi pu se hisser à la tête de l’industrie électronique en Corée du Sud, et ce n’était plus qu’une question de temps avant que le même modèle ne soit adopté ailleurs. Peu de temps après l’invention de la puce de silicium, dans les années 1958-1959, dans le domaine de l’électronique, la compagnie Fairchild a ouvert la première usine côtière de semi-conducteurs à Hong Kong et s’est par la suite établie en Corée du Sud, en 1966.
Peu de temps après, la compagnie General Instruments a elle aussi transféré l’ensemble de sa production microélectronique à Taiwan, en 1964, et, un an plus tard, de nombreuses sociétés de haute technologie ont déménagé leurs effectifs de production sur la frontière entre les États-Unis et le Mexique, ouvrant ainsi les premières maquiladoras. Au cours de la décennie suivante, de nombreux pays, comme Singapour, la Malaisie et les Philippines, ont épousé ce modèle. Puis, vers la fin des années 1970, ce fut au tour des pays d’Amérique latine et des Caraïbes d’y adhérer. Les multinationales, influencées par les publicités financées par les gouvernements locaux faisant l’éloge des « doigts effilés » de leur main-d’œuvre féminine, ont opté pour le déplacement accru de leurs effectifs de production outre-mer, de sorte que la quantité et la diversité des biens fabriqués par des travailleuses sous-payées ne font que croître. Les bénéfices élevés que connaissent les entreprises dans les nouvelles ZFI s’accompagnent de conditions de travail déplorables. Toutefois, l’accès aux données sur le traitement inhumain des travailleuses dans ces usines a favorisé la sensibilisation de la communauté internationale au sort de ces femmes. Dans les années 1990, un peu partout dans le monde, nous avons vu croître, de façon importante, la publicité et l’activisme déplorant le retour à des conditions de travail désastreuses dans les « sweatshops ». L’auteure Naomi Klein a même laissé entendre que le mouvement pour la justice mondiale est né à la suite de l’indignation de la communauté internationale devant les conditions de travail imposées à la main-d’oeuvre par les multinationales — au nom de marques bien connues, comme Nike.
« La mondialisation est un processus à double tranchant pour les femmes. Les perspectives d’emploi auxquelles ont donné naissance les transformations dans l’économie mondiale ont créé de nouvelles formes capitalistes et patriarcales de contrôle des femmes. » Diane Wolf
Les avantages et les désavantages des ZFI font l’objet d’un débat considérable. De nombreuses chercheures féministes, telles que Patricia Fernandez-Kelly, ont condamné les conditions d’exploitation extrême des travailleuses dans les enclaves des ZFI. Mais d’autres, comme Linda Lim et Naila Kabeer, se portent à leur défense, arguant qu’elles procurent une voie de sortie du patriarcat familial, ou encore que les femmes peuvent y toucher un salaire supérieur à ce qu’elles recevraient si elles travaillaient pour des industries locales. Dans son étude sur les compagnies d’électroniques japonaises, Aihwa Ong a rappelé que, si les filles de village étaient en proie à l’exploitation et se retrouvaient sans emploi dès lors que leurs yeux de jeunes filles commençaient à flétrir, le travail manufacturier encourage toutefois la modernisation des femmes, lesquelles abandonnent alors leurs sarongs de paysannes pour des jeans bleus, acquérant ainsi la capacité de choisir elles-mêmes leur conjoint. Pour Diane Wolf, la réalité des travailleuses est paradoxale : « La mondialisation est un processus à double tranchant pour les femmes. D’une part, les perspectives d’emploi auxquelles ont donné naissance les transformations dans l’économie mondiale ont créé de nouvelles formes capitalistes et patriarcales de contrôle des femmes. » D’un autre côté, les emplois à faible revenu, incapables de permettre aux femmes d’atteindre les conditions de subsistance de base, leur procurent néanmoins « les outils nécessaires pour lutter contre le patriarcat […]. En fait, les femmes que j’ai interviewées [à Java, en Indonésie] préfèrent de loin le travail dans les “sweatshops” aux rizières de village. » C’est sans doute l’auteure Shelley Feldman, dont les recherches se penchent sur les ZFI au Bangladesh, qui illustre le mieux l’extrémisme que peut atteindre cette façon de penser. Feldman critique les perspectives simplistes, qui adhèrent selon elle à un modèle « économique déterministe ». Elle reproche notamment aux chercheures féministes de ne pas prendre suffisamment en compte la capacité des femmes à s’autogouverner. Elle soutient que les Bangladaises qu’elle a rencontrées dans le cadre de ses recherches ont été influencées, non pas par des facteurs externes comme les programmes d’ajustement structurel, la privatisation ou encore la libéralisation de l’économie, mais par leurs propres choix, lesquels sont « devenus possibles grâce au parcours de vie complexe et parfois contradictoire de ces femmes ».
Il semble toutefois que l’argument de Feldman se fonde sur une dichotomie simpliste : soit les choix que font les Bangladaises relèvent des aspects particuliers de leurs vies et leurs besoins, soit ce sont les politiques de leurs gouvernements et des usines de textile qui les ont poussées au travail rémunéré. Bien sûr qu’il y a interaction entre ces deux forces. Mais il est complètement absurde de conclure que les femmes dans les milieux ruraux sont responsables de l’émergence des ZFI, sans parler des politiques d’ajustement structurel qui y sévissent. Peut-être que ces chercheures féministes adoptent la perspective féministe dominante du vingt-et-unième siècle, qui conçoit le travail comme la voie de l’émancipation, et que, par conséquent, elles voient en ces travailleuses nouvelles prolétarisées dans le Sud de l’économie mondiale les nouvelles « Lowell girls » du Massachusetts, ces femmes qu’on sortait des fermes au dix-neuvième siècle et les employait dans les premières usines américaines du textile. Grâce aux conditions de travail relativement douces de ces usines, comparativement à celles des usines de textile à Manchester, en Angleterre, les femmes Lowell sont à la fois devenues des travailleuses autonomes et elles ont développé une conscience féministe.
Il ne fait pas de doute que le travail dans les usines des ZFI a un effet émancipateur, notamment parce qu’il permet aux jeunes femmes d’acquérir une indépendance financière. En fait, ces femmes suivent la trajectoire prédite par des penseurs comme Karl Marx et Friedrich Engels. Plutôt que de s’éreinter en effectuant le travail non rémunérant de la ferme, soumise au régime patriarcal et féodal, les perspectives d’emploi en usine leur offrent une autonomie financière et leur permettent de prendre conscience de leurs compétences et capacités. Cela dit, ce qui est vrai en théorie ne l’est que rarement dans la réalité, tout particulièrement lorsque l’on y ajoute les conditions difficiles que l’on impose aux travailleuses dans les ZFI. Si les conditions de travail dans les ZFI varient de pays en pays, la grande majorité se caractérise par l’exemption aux lois nationales du travail. De plus, selon un rapport de 2004 de la Confédération internationale des syndicats libres, les employeurs recourent souvent à des mesures impitoyables pour empêcher les tentatives syndicalistes, et prennent des mesures extrêmes pour poursuivre les organisateurs syndicaux. Et même lorsqu’ils ne cherchent pas à se syndiquer, les travailleuses dans les ZFI sont régulièrement victimes de harcèlement. À CODEVI, une compagnie située dans la zone de libre-échange Ouanaminth à Haïti, les travailleuses qui fabriquent les jeans Levi’s pour le groupe habillement Grupo M ont rapporté des cas « d’enlèvements, de violence physique, de licenciements discriminatoires, d’abus verbal, d’heures supplémentaires non rémunérées, d’intimidation armée et d’interrogatoires ». Au Mexique, on offre uniquement des emplois aux femmes en octroyant des contrats à court terme, lesquels ne procurent aucune sécurité d’emploi. Et les femmes qui postulent pour un emploi doivent régulièrement se plier à des examens médicaux, incluant les tests de grossesse, ce qui signifie qu’elles doivent se dévêtir et répondre à des « questions personnelles inappropriées comme : “Avez-vous un conjoint ?”, “À quelle fréquence avez-vous des relations sexuelles ?” et “Avez-vous des enfants ?” ».
« Les femmes n’ont aucune incidence sur les entreprises qui décident de s’établir au Bangladesh, et de les exploiter. […] Elles doivent endurer des conditions de travail parfois extrêmement dangereuses, en plus de la brutalité des superviseurs. »
Jeremy Seabook, qui a étudié les usines au Bangladesh, fait écho à la perspective défendue par Kabeer. Les travailleuses à Dhaka, au Bangladesh, font face à une lutte colossale afin d’obtenir des emplois manufacturiers. Elles doivent d’abord surmonter les nombreux obstacles du patriarcat qui entravent leur chemin, autant familiaux que communautaires. Les femmes n’ont aucune incidence sur les entreprises qui décident de s’établir au Bangladesh… et de les y exploiter. Leurs journées de travail peuvent durer jusqu’à quatorze heures et leurs salaires sont régulièrement versés tardivement. Elles doivent endurer des conditions de travail parfois extrêmement dangereuses, sans parler de la brutalité des superviseurs. Seabook raconte avoir été témoin d’un incendie à Dhaka, le 27 août 2000, qui a tué une douzaine de personnes. Les incendies des dernières années ont fait plus de deux cents morts chez les travailleurs manufacturiers. Plus récemment, en 2013, l’usine Rana Plaza, située aux marges de Dahak, s’est effondrée, entraînant la mort de plus d’un millier de travailleurs. Comme le souligne Seabrook : « Ceci n’a rien d’un modèle d’autodétermination soutenable ». Selon Ellen Rosen, l’industrialisation américaine du XIXe siècle, et le potentiel transformateur auquel il a donné naissance, ne sert guère de modèle aux pays qui créent des ZFI : « L’économie des ZFI d’aujourd’hui ne […] cherche pas à reproduire les anciens modèles de l’industrialisation dans les pays en développement. Contrairement aux États occidentaux, les industries dans les pays en voie de développement où les salaires demeurent bas jouent désormais un rôle central à la croissance et aux prédictions économiques. Et, contrairement à la trajectoire de l’industrialisation en Occident où les emplois bien rémunérés dans le secteur industriel faisaient en sorte que le salaire versé aux hommes assure le bien-être économique des ménages, dans les ZFI, les travailleuses sous-payées représentent près de 80 pour cent de la main-d’œuvre. » Les femmes reçoivent un « salaire féminin », certes, mais les hommes ne touchent pas un « salaire masculin » : les voies de sortie pour les travailleuses en ZFI sont limitées et celles-ci ne peuvent compter que sur elles-mêmes.
La cooptation des idéaux féministes sur la scène globale va bien au-delà de l’utilisation du droit des femmes au travail rémunéré dans le but de légitimer des conditions de travail abusives et exploitantes. Cette même tendance s’observe aussi concernant la soi-disant « émancipation » des femmes au nom des modèles de développement néolibéral et des politiques d’ajustement structurel imposées aux pays sous-développés depuis les années 1980 et de celles adoptées plus récemment dans les pays occidentaux comme l’Irlande et la Grèce. Les institutions financières internationales, comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, les Nations Unies, et de nombreuses ONG comme CARE, et des sociétés corporatistes telles que Nike, soutiennent que la solution aux problèmes mondiaux, comme la pauvreté et l’accessibilité aux soins de santé, est dans l’éducation et la formation des femmes et des filles. Grâce à des méthodes d’intervention comme le microcrédit et autres, on laisse entendre que l’émancipation et l’autonomisation des femmes permettra non seulement aux femmes de se sortir de la pauvreté et de rejoindre la classe moyenne, mais aussi à leurs enfants et leurs familles de faire de même.
« Il est illusoire de penser que les pays endettés pourront éliminer la pauvreté et les problèmes de santé endémiques sans des méthodes de développement industriel et d’agriculture efficaces. »
Prenez le « girl effect », un slogan de Nike : « Les filles sont les agentes du changement. Elles sont la clé pour résoudre les problèmes actuels mondiaux de croissance les plus difficiles à enrayer. En investissant dans leur potentiel économique grâce à l’éducation et en repoussant l’âge du mariage et des grossesses, des problèmes de santé comme le SIDA et le VIH peuvent être plus facilement contrôlés, et le cycle de pauvreté, enrayé. En Inde, les grossesses adolescentes sont responsables de pertes en revenu potentiel de près de 10 milliards de dollars (en devises américaines). En Ouganda, 85 % des filles quittent les bancs d’école très tôt, entraînant des pertes en revenu potentiel de l’ordre de 10 milliards de dollars. En empêchant le mariage et les grossesses précoces pour un million de filles, le Bangladesh pourrait espérer toucher un surplus de près de 69 millions de dollars (en devises américaines) du revenu national, durant la vie de ces jeunes filles. » Cette croyance en l’aptitude de transformation des femmes et des filles de manière individuelle est malheureusement sustentée par l’usage cynique de l’idéologie féministe, ou plutôt pseudoféministe. La création de la richesse nationale et l’amélioration du niveau de vie sont, en règle générale, le résultat de politiques étatiques de développement — et non pas dues à l’octroi de microcrédits ou à la formation professionnelle des femmes. Le cas de la Corée du Sud est fort révélateur à ce sujet. Le processus d’industrialisation remarquable qu’elle a connu sous la dictature miliaire, ayant débuté dans les années 1960, est en grande partie liée à l’implantation de politiques étatiques rigoureuses visant à récompenser les sociétés corporatistes (chaebols) qui répondaient aux objectifs gouvernementaux visés, et à punir celles qui échouaient. Le gouvernement a notamment eu recours aux banques d’État afin de financer la modernisation des infrastructures, limiter les investissements directs étrangers et protéger les producteurs nationaux contre la concurrence étrangère en réduisant les importations. Autrement dit, le gouvernement a agi tant comme concepteur, instigateur, directeur et impresario dans un éventail de secteurs, modernisant l’économique de sorte que, dès les années 1980, ce pays dès lors technologiquement avancé pouvait prêter main-forte aux pays déjà industrialisés. Bien que certains commentateurs contemporains reconnus considèrent le concept du développement étatique comme quelque peu hérétique, il n’en reste pas moins que les grandes puissantes étatiques industrialisées au cours des XVIII et XIXe siècles, comme le Royaume-Uni, l’Allemagne et les États-Unis, doivent leur puissance industrielle aux politiques de développement étatiques. Comme l’a indiqué Ha-Joon Chang, entre la Guerre civile et la Deuxième Guerre mondiale, « les États-Unis s’étaient dotés des politiques économiques les plus protectionnistes au monde ». Abraham Lincoln était un élève de Henry Clay, l’un des défenseurs du American System, un modèle « fondé sur le protectionnisme et le développement des infrastructures ». Ulysses S. Grant, général lors de la Guerre civile et président des États-Unis de 1869 à 1877, critiquait notamment le discours britannique qui vantait les mérites des politiques de libre-échange du Royaume-Uni en rétorquant « que dans deux cents ans, lorsque les États-Unis, eux aussi, auront tiré tous les bénéfices à tirer des mesures protectionnistes, ils adopteront alors les politiques du libre-échange ».
Nonobstant cette réalité historique, depuis les années 1980, les institutions financières internationales ont imposé un régime de libre marché de type néolibéral aux pays du Sud et oeuvré activement contre toute initiative étatique de développement. Les pays ont recours à des politiques d’ajustement structurel, sous prétexte qu’encourager le développement économique n’est pas une mesure efficace pour reprendre les rênes de leur économie. De telles politiques déforment pourtant le processus de développement, lequel ne suit pas la trajectoire prospère qu’ont connue les grandes puissances industrialisées de l’Europe et les pays industrialisés après la Seconde Guerre mondiale — comme le Japon, la Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong et Singapour. En fait, étant donné l’état de l’économie mondiale à l’heure actuelle, il est illusoire de penser que les pays endettés pourront éliminer la pauvreté et les problèmes de santé endémiques sans des méthodes de développement industriel et d’agriculture efficaces. Bien entendu, loin de moi l’idée de négliger les coûts importants associés à ce modèle de développement économique. Rappelons-nous que la modernisation de la Corée du Sud s’est faite sous le joug d’une dictature militaire extrêmement violente, et qu’une faible partie de son succès économique est due aux efforts déployés par un mouvement syndicaliste puissant et courageux, qui a émergé après un retour à un régime démocratique. De plus, je ne soutiens pas qu’un retour à un modèle de développement économique de type étatique parviendra à résoudre tous ces problèmes, surtout sans l’entière participation démocratique de la main-d’œuvre. Il me faudrait écrire un autre article pour pouvoir aborder sérieusement les débats actuels sur les modes de développement « extractif », les changements climatiques, les droits territoriaux des communautés autochtones, et bien d’autres enjeux. Il n’en reste pas moins que les politiques de développement étatiques font état d’un taux de succès plus élevé pour enrayer la pauvreté. Le soi-disant succès des interventions de type féministe a en réalité donné l’occasion aux pays riches et aux agences internationales, comme les Nations unies, d’obscurcir cette réalité historique — en vociférant, notamment, sur le fait que les femmes sont la clé du développement économique. Un exemple : lors du discours marquant le 60e anniversaire de la Commission de la condition de la femme, le chef des Nations unies, Kofi Annan, a dit : « De plus en plus d’études démontrent qu’aucune autre politique ne parvient à stimuler aussi activement la productivité économique, ou à réduire le taux de natalité et la mortalité infantile. » Bien sûr qu’il est encourageant pour les activistes féministes de voir l’ancien secrétaire général de l’ONU reconnaître l’importance de soutenir les femmes et les filles partout dans le monde ! Malheureusement, ses propos peuvent avoir des effets dangereusement trompeurs.
« Le soi-disant succès des interventions de type féministe a en réalité donné l’occasion aux pays riches et aux agences internationales, comme les Nations unies, d’obscurcir cette réalité historique, notamment en vociférant que les femmes sont la clé du développement économique. »
Les institutions financières internationales et les pays riches ont créé un mythe laissant entendre que l’on peut enrayer la pauvreté, les épidémies et la malnutrition en soutenant les femmes à titre individuel. C’est un leurre de penser que les femmes et les filles sont la clé de la croissance. Une manière bien simple, à dire vrai, qui permet de détourner l’attention des décideurs politiques, des activistes et de la main-d’œuvre elle-même, à propos des actions sournoises que mènent des groupes comme le triumvirat des « institutions » (l’Union européenne, le Fonds monétaire international et la Banque centrale européenne) — ceux qui cherchent à crucifier la Grèce et le gouvernement de Syriza, notamment, au nom des intérêts financiers des institutions financières, des détenteurs d’obligations et des pays riches débiteurs. Il est bien sûr évident qu’il faut investir dans l’éducation, la formation, les droits reproductifs, l’accès à des soins de santé et l’autonomisation des femmes et des filles, afin qu’elles soient aptes à faire leurs propres choix quant au travail, au mariage et à leur sexualité. Mais ces principes fondamentaux du féminisme ne peuvent pas être acquis en appuyant les femmes individuellement. Encore moins dans un contexte où la société tout entière s’avère aux prises avec les politiques d’austérité imposées par le fondamentalisme néolibéral du marché.
Texte publié en anglais dans la revue Jacobin en juin 2015 (sous le titre « The Sweatshop Feminists »), et traduit par Émilie Dionne, pour Ballast, avec l’aimable autorisation de Hester Eisenstein.