La Police des femmes enceintes
Purvi Patel, 33 ans, a attiré les foudres des autorités de l’Indiana en 2013, lorsqu’elle est arrivée à l’hôpital en saignant abondamment, hurlant aux docteurs qu’elle venait de faire une fausse couche. Patel, qui avait dissimulé sa grossesse à ses proches – des hindous conservateurs – fut accusée d’avoir pris des produits abortifs achetés en ligne. Elle a admis avoir mis l’embryon dans une poubelle. De fait, elle le « croyait mort ».
Patel a insisté sur le fait qu’elle croyait être enceinte de deux mois à l’époque de sa fausse couche. Les experts ont pourtant estimé que sa grossesse dépassait les 20 semaines, délai maximum pour un avortement légal en Indiana.
L’accusation a mis en avant l’étrange et très contestée théorie du « poumon flottant » et déclaré que d’après le test, les poumons du fœtus flottaient en effet. Ce fait est censé prouver que Patel a accouché d’un bébé qui respirait, c’est pourquoi le jury l’a reconnue coupable de deux crimes : abandon d’une personne à charge et « fœticide », c’est-à-dire interruption d’une grossesse sans qu’il y ait intention de donner la vie. En mars, Patel est devenue la première femme aux États-Unis accusée et condamnée – à 20 ans de prison – pour fœticide, du fait de sa tentative d’avortement artisanale.
Le cas de Patel est peut-être une anomalie mais il illustre cette tendance nationale qui consiste à régulièrement remettre en cause l’arrêt de la Cour Suprême Roe v. Wade, laquelle invalide l’idée selon laquelle les fœtus seraient de vraies personnes.
« On constate un incroyable retour de bâton en termes de statut constitutionnel des femmes » a déclaré Lynn Paltrow, directrice du National Advocates for Pregnant Women (ou NAPW). Les mesures anti-avortement basées sur l’idée que la vie commence à la conception « légitiment le fait d’enfermer des femmes enceintes », a-t-elle ajouté.
Avant Patel, Bei Bei Shuan, une Chinoise ayant immigré en Indiana, avait déjà été accusée de fœticide et emprisonnée plus d’un an pour avoir tenté de se suicider alors qu’elle était enceinte.
« Vouloir se suicider n’est pas un crime en Indiana. Mais selon les procureurs, si la personne qui tente de se suicider est une femme enceinte, alors elle peut être sévèrement punie, a déclaré Paltrow. Cela revient à mettre les femmes enceintes à part et leur assurer un traitement inégal devant la loi. C’est transformer leur détresse en crimes, plutôt qu’en faire une question de santé publique. »
Shuai et Patel ne sont pas les premières à être punies pour des crimes commis à l’encontre de leurs propres embryons. Dans une étude publiée dans le Journal of Health Politics Policy, Paltrow et le coauteur du rapport répertorient plus de 400 arrestations, détentions et interventions médicales forcées au cours desquelles la grossesse d’une femme joue « un rôle déterminant » entre 1973 – l’année de la rédaction de Roe v. Wade – et 2005.
Même lorsque les femmes ne sont pas accusées de fœticide, les procureurs, qui disposent d’un large pouvoir discrétionnaire, ont recours à des mesures anti-avortement en définissant le fœtus comme un véritable enfant afin d’engager des poursuites contre les crimes commis à l’encontre des « non nés ». Plus de 80 % des cas identifiés par le NAPW comportent une accusation relative à l’usage d’une substance illégale, le plus souvent de la cocaïne, drogue ayant un passif important en termes de criminalisation des femmes enceintes.
« Depuis les années 1980, les procureurs font peser sur les femmes qui consomment de la drogue des accusations de crime tels que « mise en danger d’un enfant » ou « délivrance de drogue à un mineur », et dans presque tous les États, à l’exception de la Caroline du Sud et de l’Alabama, les tribunaux rejettent ces charges », m’a dit Lina Fentiman, professeur à la fac de Pace, et spécialiste des lois pénales sur la santé. Par la suite des législateurs ont déposé des projets de loi relatifs à l’homicide fœtal ou « fœticide », souvent suite à une agression particulièrement horrible sur une femme enceinte, en vue de créer un précédent légal permettant de rendre un agresseur pénalement responsable d’une interruption de grossesse.
La première femme à avoir été reconnue coupable d’homicide par maltraitance à cause de son comportement durant sa grossesse s’appelle Regina McKnight. Elle fut arrêtée en 1999 puis condamnée à 12 ans de prison pour avoir mis au monde un enfant mort-né, vraisemblablement à cause de sa consommation de cocaïne. La Cour Suprême de Caroline du Sud est revenue sur sa condamnation en 2008, jugeant que McKnight avait reçu des conseils inappropriés et qu’elle avait été condamnée sur des suppositions « dépassées » quant aux dangers de l’exposition prénatale à la cocaïne. La note d’un amicus curiae déposée à la Cour précisait que « la cocaïne n’est pas plus dangereuse que la nicotine, le fait de ne pas s’alimenter correctement, le manque de soins prénatals ou d’autres comportements communément associés à la population urbaine pauvre. »
Néanmoins ce mauvais usage de la science est demeuré un incontournable en matière de poursuites des femmes enceintes, tout particulièrement dans le cadre de l’usage de substances illicites. « La désinformation médicale et les fausses déclarations sur les risques relatifs liés à l’usage de drogues en cours de grossesse constituent souvent le matériau des poursuites des femmes enceintes et des lois qui les ciblent, a déclaré Paltrow. C’est comme si les juristes et les procureurs affirmaient que les femmes enceintes méritaient d’être punies. »
Au printemps dernier le Tennessee est devenu le premier État américain à poursuivre les femmes pour la santé de leurs nouveau-nés en s’appuyant sur la loi dite de l’« assaut fœtal ». Les personnes reconnues coupables d’avoir fait usage de narcotiques peuvent ainsi être condamnées à des peines allant jusqu’à 15 ans de prison s’il est prouvé que leur consommation a causé du tort au nourrisson. Pourtant, la communauté médicale affirme que la criminalisation de la toxicomanie au cours de la grossesse risque avant tout de dissuader les femmes de recevoir des soins prénatals – ce qui compromet de fait la santé de la mère comme du fœtus. L’American Medical Association’s Board of Trustees, une importante organisation médicale, s’y est publiquement opposé dès 1990, suivie par bien d’autres.
« Le Tennessee est allé à l’encontre des recommandations nationales », m’a dit Allison Glass, directrice de l’association Healthy and Free Tennessee. Le syndrome de sevrage néonatal (qui survient lorsqu’un nouveau-né n’est plus dépendant des opiacés) peut être traité et n’a jamais été lié de manière définitive au moindre risque à long terme pour la santé de l’enfant.
L’année dernière en Alabama, la Cour Suprême de l’État a établi que la loi relative à « la mise en danger d’un enfant par exposition à des produits chimiques » était applicable aux fœtus. Cette loi était à l’origine conçue pour poursuivre les parents qui laissent leurs enfants accéder aux laboratoires de meth ; mais depuis l’application de cette loi, en 2006, le NAPW a établi que plus de 180 jeunes mères avaient été poursuivies pour leurs utérus prétendument « toxiques ».
Ces poursuites judiciaires semblent impliquer que l’usage de drogues pendant la grossesse est endémique. Or, c’est faux. The Substance Abuse and Mental Health Services Administration affirme que de 2012 à 2013, à peine plus de 5 % des femmes enceintes âgées de 15 à 44 ans ont absorbé de la drogue.
Dans les États qui ne disposent pas de ce genre de lois, les femmes courent toujours le risque d’être accusée de crimes commis envers leurs fœtus, et les procureurs malveillants peuvent les poursuivre pour des crimes autres que les courants fœticide ou autre cas de maltraitance infantile. À New York par exemple, Jennifer Jorgensen fait actuellement appel après avoir été reconnue coupable d’homicide suite à la mort de l’embryon qu’elle portait en elle après avoir causé un accident ayant entraîné le décès de deux personnes. Jorgensen a été innocentée des charges de conduite sous stupéfiants et d’homicide involontaire, mais elle demeure accusée du meurtre de son propre fœtus. Ce qui est objectivement fou.
La loi de l’État de New York relative à l’homicide définissant la victime comme étant nécessairement une personne née et vivante, l’avocat de Jorgensen clame haut et fort que sa condamnation est infondée. Il tente aussi d’établir une norme permettant de ne poursuivre que les mères sur la base de charges illégales et dangereuses. « Ce cas, dans l’État de New York, est sans précédent », a-t-il fait valoir devant le tribunal. « Il est impossible de commettre ce crime. Au moment des actes, la victime n’avait aucune existence légale. »
« Donc chaque fois qu’une femme enceinte glissera sur la glace, elle fera l’objet de poursuites pénales, a affirmé Jorgensen. Je n’ai rien fait de mal ; cette affaire ne se limite pas à ma propre personne. Elle concerne chaque femme enceinte de l’État de New York. »
Le projet de loi « assaut fœtal » du Tennessee arrivera à échéance en 2016, c’est pourquoi les militants cherchent à éviter l’adoption de lois similaires dans d’autres États américains. Lors d’un colloque qui se tiendra en octobre à Nashville, un groupe d’experts venus des quatre coins du pays, avec des législateurs du Tennessee et divers militants locaux rédigeront un texte qui mettra en lumière les répercussions de cette loi sur les citoyens. Glass considère que le texte et les solutions à la toxicomanie qui seront alors présentées donneront aux associations locales et au législateur toutes les informations nécessaires pour orienter le débat dans le bon sens. C’est-à-dire : vers des questions de santé publique plutôt de justice pénale.
« Nous réalisons que ce n’est pas avec des mesures punitives que nous allons construire une communauté saine », a déclaré Glass. Elle espère que le colloque permettra de faire passer un message : celui que le Tennessee se soucie bel et bien de la santé de ses citoyens.
SOURCE : http://www.vice.com