Violées puis méprisées : surveillante au « Plessis », j’ai aidé ces jeunes mères avec le MLF
À 23 ans, Claude Jourde a été surveillante dans un internat accueillant des mineures enceintes, que l’on isolait du reste de la société. « Elles… Les Filles du Plessis« , film de Bénédicte Delmas diffusé il y a quelques jours sur France 3, s’inspire de son histoire. Plus de 40 ans après, elle revient sur ce passé douloureux.
C’était en 1971, j’avais 23 ans. J’ai été embauchée comme surveillante d’internat du collège d’enseignement technique du Plessis-Robinson, où j’ai travaillé la nuit et certains week-ends pendant un an et demi. Je ne savais alors pas du tout à quoi je devais m’attendre. J’ai été stupéfaite dès mon arrivée, prenant conscience de la cruelle gravité de ce que les jeunes filles de ce foyer vivaient.
La majorité des filles avaient été violées
Il y avait à l’époque deux collèges de ce type en France : celui du Plessis et un autre à Talencé, près de Bordeaux. Tous deux accueillaient des jeunes filles que l’on renvoyait des établissements scolaires parce qu’enceintes. Elles restaient dans ces internats le temps de la grossesse, cachées du reste de la société. Au Plessis, il y avait en permanence une trentaine de filles dont les plus jeunes avaient 13 ans. Elles étaient encore des enfants.
La grande majorité d’entre elles avaient été violées. Or, à cette époque, il était interdit d’avorter, y compris en cas de viol. Des femmes mouraient des suites d’avortements clandestins.
Ce qui m’a frappée, et me marque encore aujourd’hui, ce sont ces vies si abîmées par des viols, des grossesses subies, une interdiction d’avorter. Et bien sur le fait que les violeurs restaient impunis.
Nous voyons, dans « Les Filles du Plessis« , le téléfilm inspiré de cette réalité, diffusé sur France 3, un violeur condamné à sept ans de prison. En réalité, une toute jeune pensionnaire de 14 ans, violée par trois hommes dans une cave, n’a pas gagné son procès. Ses violeurs ont été acquittés. Je me souviendrai toujours de cette phrase des violeurs lors de l’audience : « Elle n’était pas vierge ! ».
Un mot concluait un dossier écrit par un ou une psychologue ou psychiatre, concernant une autre élève : « masochiste ». J’en suis encore écœurée.
Pourquoi y avait-il autant de mépris et d’hostilité vis-à-vis de ces victimes de viols, ou de grossesses accidentelles ? C’est une question que je me pose encore aujourd’hui.
Des enfants enceintes d’enfants
Les conditions de vie de ce foyer étaient dures. Les pensionnaires étaient coupées parfois de leurs familles et de leurs études jusqu’à l’accouchement. J’avais fait le choix de les accompagner la nuit à l’hôpital alors que cela m’était interdit, et retournais les voir le lendemain. Les affiches « Interdit aux enfants de moins de 15 ans » dans les maternités m’avaient frappée. Cela rejoint ce qui est dit maintenant dans la lutte contre les mariages précoces : une enfant enceinte d’un enfant.
Une fois qu’elles avaient accouché, les jeunes filles repartaient chez leurs parents ou allaient dans un hôtel maternel.
Certaines, beaucoup plus rares, allaient retrouver leurs compagnons. La grande majorité gardaient leur bébé, tandis que d’autres étaient confiés à l’assistance publique ou à la Dass. Il est aussi arrivé que l’une d’elle veuille récupérer son enfant, mais le rapporte ensuite en voyant qu’elle ne parvenait pas à gérer la situation. Dans les pires cas, il est arrivé qu’il y ait des suicides.
Au rectorat, on m’a répondu « Dehors ! »
Mes relations avec la directrice étaient tendues, elle me voyait d’un très mauvais œil. J’étais celle qui semait le trouble dans le collège.
Trouvant très inquiétantes l’absence de professionnels de santé dans le foyer et notre manque de connaissances médicales en cas de complication, j’ai essayé d’avertir le responsable du rectorat. Comment aurais-je réagi ainsi que les autres surveillantes si une élève avait fait une hémorragie ?
J’ai pu obtenir un rendez-vous alors que le rectorat était encore place de la Sorbonne, à Paris. Ce fonctionnaire m’a répondu : « Dehors ! ». Je suis restée stupéfaite. J’ai traité ce « responsable » de tous les noms et suis partie, pensant que j’allais être virée. Mais ça n’a pas été le cas.
On a occupé le foyer avec le MLF et Simone de Beauvoir
Quelques mois après être arrivée au Plessis, j’ai interpellé les médias et les ai informés de ce qui se passait dans ce foyer. Ni « L’Express », ni « Le Nouvel Observateur », d’ailleurs, ne voulaient en parler. Il en était de même pour les radios et les chaînes de télévision.
Un jour, j’ai eu la chance de rencontrer Delphine Seyrig, qui a été formidable et nous a beaucoup aidées, avec les autres militantes du Mouvement de libération des femmes (MLF).
Peu à peu, les pensionnaires de l’internat ont initié une révolte. Elles ont fait une grève de la faim pendant plusieurs jours, si bien que la directrice a fini par demander aux parents de venir chercher leurs filles. Mais parmi elles, certaines sont restées au foyer.
Je n’étais pas à l’époque militante au MLF. Je le suis devenu par le biais de Delphine. À partir de ce moment, nous avons travaillé ensemble, avec l’aide de Simone de Beauvoir, qui était très présente aux réunions. Nous avons organisé un jour une occupation du foyer durant une trentaine d’heures, à laquelle elle a participé. Sa présence nous a beaucoup aidées.
Ce dimanche-là, j’ai ouvert la porte du foyer au MLF, non sans difficulté. La veille, le rectorat avait envoyé sur place des appariteurs, qui ont tenté de les repousser, en vain. Les militantes sont restées toute la nuit pour faire pression sur le ministère de l’Éducation nationale. Nous étions alors un peu moins d’une centaine de femmes – accompagnées d’hommes, il faut le souligner.
C’est ce jour que le maire de la ville a lancé cette phrase déplorable : « Il n’y a plus qu’à mettre une lanterne rouge ! ». Soit une allusion claire aux bordels, qui résumait à elle seule tout le mépris et l’hostilité dont ces jeunes filles et nous-mêmes faisions l’objet.
Dans les hôtels maternels, les conditions restaient dures
Après l’occupation, les règles du foyer se sont assouplies, il y avait plus de liberté, la directrice a été moins tyrannique, même s’il a été dur pour elle d’admettre qu’une prise de conscience sociale avait eu lieu.
Le foyer a fermé en 1976, lorsqu’un hôtel maternel s’est bâti à côté. Il accueillait cette fois les toutes jeunes filles enceintes, mais également celles qui avaient accouché. Était-ce relié aux événements qui avaient précédé ?
Dans les hôtels maternels, les toutes jeunes mères qui travaillaient devaient reverser la quasi-totalité de leur salaire à l’établissement. Elles devaient d’ailleurs y rentrer immédiatement après le travail. Les conditions de vie restaient très dures. Ces jeunes filles étaient considérées comme des éternelles mineures. Condamnées à le rester.
Le Plessis a marqué le début de mon combat féministe
Parallèlement, je m’impliquais de plus en plus au sein du MLF pour la légalisation de l’avortement et le droit effectif à la contraception. Celle-ci a été autorisée en 1967, grâce à la loi que nous devons à Lucien Neuwirth qui a légalisé l’usage de la pilule, mais sa mise sur le marché a tardé jusqu’en 1972. Nous étions alors obligées de nous refiler entre nous les noms des médecins acceptant de la donner. Il faut saluer sur ce point le Planning familial qui a fait là un boulot formidable.
Le Plessis a clairement marqué le début de mon combat féministe. Cela a été une lutte acharnée d’un an et demi. Une période très difficile, entre l’internat, le militantisme au MLF, les dénonciations, les démarches… mais tout cela avait un côté passionnant : nous savions que nous étions en train de faire tomber quelque chose de scandaleux et insupportable.
Mon premier souvenir de prise de conscience des inégalités hommes-femmes remonte toutefois à bien plus longtemps. J’avais 6-7 ans, je me tenais prêt d’un escalier et je m’en souviens encore très bien. Mon père nous expliquait, à mes sœurs et moi, que s’il y avait 49 femmes et un seul homme, nous devions tout de même dire « ils » au pluriel. C’est la première fois que j’ai compris que quelque chose clochait.
Aujourd’hui, je persiste à penser que le masculin est beaucoup trop utilisé en guise de fausse neutralité. Les Québécois ont résolu le problème en remplaçant les « droits de l’Homme » par les « droits de la personne ». Lorsque l’on dit « il lui prit main », qui est ce « lui » en question, un homme ou une femme ? Cela n’a l’air de rien sur le plan grammatical mais la langue anglaise utilise, elle, le him (lui) et le her (elle).
La lutte pour les droits des femmes n’est pas terminée
Les droits des femmes ont toutefois, et fort heureusement, évolué. Les femmes sont de plus en plus solidaires, et les hommes plus nombreux à les comprendre et à les soutenir.
Une chose a toutefois peu changé : la notion du viol. Plus de 40 ans après, les victimes sont très souvent perçues comme responsables. La mauvaise blague « Vous étiez seule dans la rue le soir, vous portiez une jupe et vous vous étonnez d’avoir été violée ? » et les remarques sur les tenues vestimentaires des femmes « poussant » au viol, nous y sommes habituées, ainsi qu’au tristement fameux « Elle l’a bien cherché ».
Un jour où il faisait très chaud, je me suis étonnée de voir une jeune femme en jean. Elle m’a répondu qu’elle ne mettait pas de jupe parce qu’elle avait peur d’être agressée en rentrant chez elle… Il y a 40 ans, le pantalon était interdit à l’école pour les filles, et maintenant qu’il est autorisé, il est devenu l’objet qui protège du crime ?
Une victoire sur un véritable tabou à l’époque
Grâce au film de Bénédicte Delmas, j’ai repris contact avec une des pensionnaires du foyer, qui m’a appelée après avoir vu une projection presse. J’avais déjà conservé des liens avec deux d’entre elles, dont une que j’ai retrouvée il y a 10 ans, par le biais d’un documentaire que j’ai réalisé sur le Plessis, « Les enfants du gouvernement« , que diffuse le centre audiovisuel Simone de Beauvoir. Aucune n’a voulu participer au débat qui a suivi la diffusion du film sur France 3. Il n’est pas facile de reparler de ce passé, même 40 ans après.
Une anecdote illustre bien le tabou de l’époque sur le sujet. Lorsque Bénédicte Delmas m’a contactée pour ce projet, il y a 10 ans, je lui ai parlé d’un débat auquel j’avais participé à la télévision au moment de la grève du Plessis, et qu’elle pourrait regarder. Il s’agissait de l’émission « Aujourd’hui madame », alors très suivie. J’avais en face de moi une femme du gouvernement, je crois secrétaire d’État, qui avait été ignoble. Elle m’avait dit : « Quand on se casse une jambe, on assume ! ». Nous avions eu un échange très vif. Lorsque Bénédicte Delmas a cherché l’archive, elle n’a rien trouvé. C’était la seule qui avait été effacée… sur mot d’ordre du ministère ? J’en suis persuadée.
Aujourd’hui, constater que « Les filles du Plessis » a été vu par près de cinq millions de personnes, et le débat par presque trois millions de téléspectateurs, représente forcément une petite victoire. Ce que l’on appelle « la prise de conscience » de l’insupportable devient de plus en plus réel.
Propos recueillis par Rozenn Le Carboulec
SOURCE : leplus.nouvelobs.com