Le sexe au XIXe, le siècle « des oies blanches et des bordels »
Alain Corbin, historien du XIXe siècle, spécialiste des corps, des sentiments et des sens, se plonge pour L’Express dans un siècle schizophrène qui condamne le sexe, mais ne pense qu’à ça. Entretien.
Tant de désirs retenus, tant de frustrations cachées, tant de médiocres conduites… Voilà un siècle bien mal dans sa peau! Le XIXe s’ouvre dans un soupir romantique (« Hâtons nous, jouissons ! » déclame Lamartine) et se dévoie dans l’hygiénisme froid des confesseurs et des médecins. Siècle hypocrite qui réprime le sexe mais en est obsédé. Traque la nudité mais regarde par les trous de serrure. Corsète le couple conjugal mais promeut les bordels. Comme si, à ce moment-là, toutes les contradictions du jeu amoureux se bousculaient. Bien sûr, ce sont encore les femmes qui en font les frais. Mais ne jugeons pas trop vite! s’écrie l’historien Alain Corbin. Vers sa fin, ce curieux XIXe tire sur le devant de la scène une composante de l’amour jusqu’alors inavouée: le plaisir. Il est là pour rester.
Alain Corbin est devenu ce qu’il est convenu d’appeler un « historien des mentalités ». Plus que les grands événements, c’est l’intérieur des êtres qui le passionne, leur intimité, leurs émotions. Comment pensaient-ils? Comment se représentaient-ils le monde? Comment vivaient-ils leur propre histoire? Au fil des années, Alain Corbin, qui s’est fixé sur le XIXe un peu par hasard (cela lui épargnait de faire du latin), est devenu le spécialiste des sentiments et des sensations: il a étudié l’odorat, le désir de rivage et, bien sûr, le sentiment amoureux. Toujours se rapprocher des êtres, essayer de se mettre dans leur tête, voilà son défi. Cette fois, il s’est glissé dans les lits.
Voici venu le temps des langueurs, des états d’âme, des rêveries inspirées. Après la froide parenthèse révolutionnaire, le début du XIXe siècle se love dans le romantisme. Comme si, soudain, le sentiment amoureux, si longtemps réprimé, devenait une priorité. Du moins, dans la littérature.
Des rêves de pureté, où l’influence des idées religieuses est forte.
Le discours romantique, qui s’enracine dans le XVIIIe siècle -songez à la Charlotte de Werther- et ne concerne qu’une petite élite culturelle, est en effet truffé de métaphores religieuses: l’amant est une créature céleste; la jeune fille, un ange de pureté et de virginité; l’amour, une expérience mystique. On parle d’aveu, de souffrance rédemptrice, on est « éperdu d’amour », les coeurs « saignent »… A la parole, qui serait trop scandaleuse, on substitue un frôlement, une rougeur, un silence, un regard… Tout se joue sur le choc de la rencontre, la silhouette fugitive aperçue au détour du bosquet, la douceur du parfum, ou un serrement de main comme entre Adèle et Victor Hugo. Dans l’évocation et la distance.
Et donc la frustration…
Mme de Rênal (Le Rouge et le Noir) ou Mme de Mortsauf (Le Lys dans la vallée), substituts de l’amour maternel, portent en elles la question de l’éducation sentimentale et la frustration de la sexualité romantique. Mais attention: l’amour ne se dit que lorsqu’il y a manque, obstacle, éloignement, souffrance; l’historien trouve peu de traces du bonheur.
Une compensation par l’imaginaire d’un manque éprouvé dans la vie quotidienne?
Par ailleurs, le sentiment amoureux a été contenu pendant des siècles et on ne sort pas facilement d’une telle prison: l’idéologie courtoise, la virginité de la Renaissance, la condamnation du « fol amour » par la Réforme, le péché de la chair, tout cela continue à influencer les conduites amoureuses. On peut donc se demander si ce romantisme angélique exprime le reflet de la réalité ou, au contraire, une forme d’exorcisme, la compensation par l’imaginaire d’un manque éprouvé dans la vie quotidienne…
Question qui court tout au long de notre histoire de l’amour. On a toujours conclu à un grand décalage entre l’imaginaire et la réalité des conduites privées, souvent même à une franche opposition. Il y a loin du discours à l’alcôve.
C’est encore le cas au XIXe. Ainsi du mariage. En dépit du discours romantique, il reste organisé par la contrainte sociale: il existe un véritable marché matrimonial. Quant à la sexualité, la correspondance de Flaubert le montre: il y a une coexistence étonnante entre les postures angéliques du romantisme et les pratiques masculines qui se caractérisent par les exploits de bordel. C’est le temps des oies blanches et des maisons closes! On ne vit pas, et on ne dit pas, la sexualité de la même manière selon que l’on est homme ou femme.
Qu’est-ce qui fait la différence?
Côté féminin, l’imaginaire est centré sur la pudeur: une jeune fille de bonne famille ne se regarde pas dans le miroir, ni même dans l’eau de sa baignoire; on prescrit des poudres qui troublent l’eau pour éviter les reflets (en revanche, les miroirs tapissent les murs des bordels). Les femmes connaissent mal leur propre corps, on leur interdit même d’entrer dans les musées d’anatomie. Le corps est caché, corseté, protégé par des noeuds, agrafes, boutons (d’où un érotisme diffus, qui se fixe sur la taille, la poitrine, le cuir des bottines).
Côté masculin, ce sont des rituels vénaux et une double morale permanente: le même jeune homme, qui identifie la jeune fille à la pureté et fait sa cour selon le rituel classique, connaît des expériences sexuelles multiples avec des prostituées, des cousettes (les ouvrières à l’aiguille dans les grandes villes) ou une grisette, jeune fille facile et fraîche qu’on abandonnera pour épouser l’héritière de bonne famille. Comme le raconte Balzac dans Une double famille, il n’est pas rare de conserver, après le mariage, une « fille » entretenue.
Il y a donc, pour les hommes, deux types de femmes: l’ange et la garce ?
Une vraie dualité, aussi, dans la représentation du corps féminin: il est à la fois idéalisé et dégradé. « Hier vous étiez une divinité, aujourd’hui vous êtes une femme », écrit en substance Baudelaire après sa première nuit avec Mme Sabatier. La femme est supposée simuler la proie et taire un éventuel plaisir. Louise Colet, qui assaille Flaubert dans un fiacre et fait l’amour avec lui dans un hôtel de fortune, lève ensuite les yeux au ciel et joint les mains comme à la prière. Jean-Paul Sartre aura ce commentaire: « En 1846, une femme de la société bourgeoise, quand elle vient de faire la bête, doit faire l’ange. » Les hommes de ce temps-là sont obsédés par le sexe, qui les angoisse. Ils se rassurent en tenant les comptes de leurs prouesses, tels Hugo, Flaubert, Vigny.
On est loin du romantisme, en effet.
Chez les bourgeois, la nuit de noces est une épreuve. C’est le rude moment de l’initiation féminine par un mari qui a connu une sexualité vénale. D’où la pratique du voyage de noces, pour épargner à l’entourage familial un moment si gênant… La chambre des époux est un sanctuaire; le lit, un autel où on célèbre l’acte sacré de la reproduction. Il est d’ailleurs souvent surmonté d’un crucifix. Le corps est toujours couvert de linge.
« On fait l’amour dans l’ombre, rapidement »
La nudité complète entre époux sera proscrite jusque vers 1900 (la nudité, c’est pour le bordel !). On fait l’amour dans l’ombre, rapidement, dans la position du missionnaire, comme le recommandent les médecins, sans trop se soucier du plaisir de sa partenaire. Les femmes avouent-elles leur plaisir, surmontent-elles le mépris ou le dégoût que peut leur inspirer leur partenaire? Elles n’en parlent jamais dans leurs journaux intimes ou leurs correspondances avant les années 1860.
Chez les hommes, en revanche, le discours sur la sexualité n’est plus tabou.
Il est intarissable! Dans les romans, les obscénités sont codées, et la littérature chansonnière est obsédée par l’organe viril. L’imaginaire masculin se nourrit des stéréotypes de l’amour vénal de l’Antiquité.
Post coitum animal triste: déception, dégradation de l’image de soi et de l’autre… Le vieux fond libertin travaille les hommes du XIXe: ils ont lu Sade. Une fois mariés, ils ont la nostalgie de leurs aventures avec les cousettes. Les maisons closes de quartier sont là pour soulager tous ces maris frustrés, qui rentrent ensuite sagement à la maison. C’est la sexualité utilitaire. Les maisons contrôlées n’empêchent pas la prostitution clandestine: de pauvres filles se donnent dans les fossés des faubourgs.
Dans les campagnes, on vit ses amours avec un peu plus de liberté.
La campagne, c’est un autre monde. Comme Jacques Solé l’a montré pour le XVIIIe siècle, on pratique une sexualité d’attente, on se déniaise dans les foins, on ferme parfois les yeux quand un cadet viole les petites bergères. On se touche, on « fait l’amour », c’est-à-dire on se courtise. La fille abandonne au garçon le « haut du sac » ou elle se laisse « bouchonner ». Dans certaines régions, on pratique le « mignotage » ou, en Vendée, le « maraîchinage », forme de masturbation réciproque. Dans les bals, les filles se laissent caresser sans que cela porte à conséquence. Curieusement, le baiser profond reste un tabou. De leur côté, les bourgeois rêvent de ces amours simples et libres. Mais ils en ont peur.
D’autant que les médecins ne sont pas plus tolérants que les confesseurs. C’est la nouveauté: la science se mêle de sexualité.
Oui. Pour les médecins, la sexualité est un « instinct génésique », une force violente nécessaire à la reproduction, théorie qui justifie la double morale des hommes: il faut bien qu’ils satisfassent leur instinct dévorant. Les médecins dénoncent les conduites déviantes, la femme hystérique, l’homosexualité, la sexualité juvénile, toutes ces aberrations de l' »instinct génésique ». La masturbation suscite leur effroi. Elle conduit, disent-ils, à un lent dépérissement. Le plaisir solitaire de la femme, c’est du vice à l’état pur.
Jusqu’alors, on pensait que le plaisir féminin était lié aux nécessités de la reproduction. Soudain, en découvrant les mécanismes de l’ovulation, on réalise que ce n’est pas le cas. Il semble donc superflu, inutile, comme le clitoris. Là encore, les médecins justifient l’égoïsme masculin. Le mot « sexualité » (qui marque la naissance de la scientia sexualis) apparaît en 1838 pour désigner les caractères de ce qui est sexué, puis est utilisé vers 1880 au sens de « vie sexuelle ».
A partir de ce moment-là, les choses vont changer.
Oui. Dans le domaine de la vie privée, un autre XIXe siècle commence vers 1860. Tout bascule. L’époque est à l’enrichissement, à l’urbanisation. Les bourgeois souffrent de cette morale qui les enferme. Le code romantique commence à se dégrader. On n’y croit plus. Il suffit de lire la correspondance de Flaubert. Finis l’angélisme et les femmes diaphanes! Le sentiment amoureux se dévalorise.
Avec Madame Bovary meurt le romantisme. L’illusion tombe.
Exactement. Madame Bovary, c’est une dérision de l’adultère, une remise en question de l’imaginaire romantique. La femme n’est plus un ange. Elle fait peur. Après la Commune, on craint que l’animalité du peuple ne prenne le dessus. C’est le vice que décrit Zola dans Nana. Pensez aux Rougon-Macquart, mais aussi à l’oeuvre des frères Goncourt, ouvrages dans lesquels la femme est un être désaxé dont le portrait traduit l’anxiété biologique.
« Une bonne grossesse, ça les apaisera! »
On a peur aussi des grands fléaux vénériens. L’amour comporte des risques. Il devient tragique. Comme l’a montré Michel Foucault, ces nouveaux sexologues voient des perversions partout. Le bon Dr Bergeret, à Arbois, dont j’ai étudié le cas, estime que ses clientes sont malades parce que leur mari se livre trop à la masturbation réciproque. Pour lui, il n’y a qu’une prescription: une bonne grossesse, ça les apaisera! Le clergé fond, lui aussi, sur la sexualité conjugale et s’en prend à l' »onanisme des époux ». Mais on se met de plus en plus à critiquer ces confesseurs trop curieux, souvent ambigus, qui s’interposent entre les époux.
Le divorce, adopté en 1792 par les révolutionnaires puis supprimé en 1816, est rétabli en 1884. Les femmes le réclament par milliers. Mais l’adultère est le grand thème du moment.
L’adultère du mari ne peut guère être poursuivi; celui de l’épouse est toujours un délit, punissable en théorie jusqu’à deux ans de prison. Mais est-il aussi répandu? Sa mise en scène dans les romans et le théâtre n’est-elle pas encore une forme d’exorcisme? En même temps, les femmes ont une mobilité plus grande. La concentration urbaine, l’éclairage au gaz modifient les comportements; la vie nocturne s’intensifie, dans les bals, les spectacles, l’opérette. Se développe alors une pratique inédite entre jeunes gens: le flirt, qui emprunte à l’ancien code romantique et concilie la virginité, la pudeur et le désir… Une nouvelle ère commence.
C’est l’éclosion d’un nouvel érotisme…
On s’autorise désormais des attouchements, des baisers, des caresses… Celles qui flirtent se situent à mi-chemin entre l’oie blanche et la jeune fille libérée. La sexualité conjugale en est changée, et le plaisir féminin commence à se dire. Quelques médecins audacieux conseillent aux maris d’user de plus de tendresse. Le couple conjugal s’érotise. L’influence des prostituées est indirecte: le jeune homme introduit dans le lit conjugal des raffinements appris auprès d’elles. C’est l’une des grandes craintes des moralistes: que l’alcôve ne se transforme en lupanar.
A la fin du XIXe siècle se dessine un nouveau type de couple, plus uni: une femme plus avertie, un homme plus soucieux de sa partenaire. La contraception se développe (avec le coït interrompu, notamment). L’égoïsme masculin perd de sa superbe. Une sexualité plus sensuelle se dessine à la place de l’ancienne sexualité génitale et rapide vouée à la procréation. Entre époux, on s’appelle « chéri(e) ». Certains romans pour jeunes femmes n’hésitent plus à esquisser un érotisme voilé. C’est en somme la première révolution sexuelle des années 1960, un siècle avant la nôtre. La question de la sexualité est maintenant posée.