Aux Etats-Unis, des femmes pensent être féministes grâce à leurs fusils
Mères de famille, vendeuses d’armes à feu et d’accessoires spécialisés, instructrices: les Américaines sont de plus en plus nombreuses à posséder un ou plusieurs pistolets et à voir dans le port d’arme un signe d’émancipation. Ces femmes-là en pincent souvent pour Donald Trump, épinglé chaque jour un peu plus pour son sexisme. Reportage du Temps, dans l’Arizona, où le Colt caché dans le soutien-gorge n’est pas un mythe.
Des jets privés fendent le ciel de Scottsdale, banlieue gâtée de Phoenix. Derrière les clôtures d’un complexe résidentiel sécurisé, dans une maison XXL avec piscine, Carrie Lightfoot choisit son arme du jour comme on choisit ses chaussettes, dans un tiroir blindé sous le lit conjugal. Six pistolets semi-automatiques et un revolver accroché au matelas composent sa panoplie qui comprend aussi des AK-47 et des fusils à pompe.
On dirait un vieux Western mais Carrie incarne en fait une Amérique très actuelle. Où la criminalité et le contexte international chahuté entretiennent la peur de l’autre. Et où les femmes sont de plus en plus nombreuses à acheter des armes à feu et à les porter sur elles au quotidien lorsque la loi le permet, comme ici dans l’Arizona, redonnant du lustre au Deuxième Amendement et redéfinissant complètement l’industrie.
Les armuriers aux Etats-Unis attribuent, aujourd’hui, 20% de leurs ventes aux femmes, selon une enquête récente menée par la National Shooting Sport Foundation (NSSF), soit une augmentation de 15% entre 2010 et 2013. Le nombre de femmes pratiquant le tir sportif est passé de 1,8 à 3,3 millions (+85%) ces quinze dernières années. Une immense majorité d’entre elles invoquent le besoin de se protéger pour justifier cet intérêt. Même si ces chiffres sont contestés par certains instituts de sondages comme le General Social Survey de l’Université de Chicago qui y voit une opération de communication de l’industrie, la tendance semble tout de même se vérifier sur le terrain.
Le même en rose
Carrie Lightfoot dit ressentir ce penchant de plein fouet. En 2012, elle a fondé The Well Armed Woman. D’abord simple site web de ressources et d’informations, le portail est devenu une organisation nationale de 7500 membres actifs, proposant, dans quarante-neufs Etats, des programmes de formation et de manipulation des armes à feu spécifiquement destinés aux femmes. « Il n’y avait pas de lieu, pas de communauté, pas de voix pour les femmes dans ce monde totalement dominé par les hommes ou alors, lorsqu’elle est représentée, la femme est hypersexualisée. Il fallait y remédier. Nous avons d’autres besoins parce que sous sommes différentes. Notre anatomie est différente. Nos besoins sont différents. Nos vies sont différentes », argumente Carrie.
Ses propos pourraient coiffer une pub pour crème anti-rides, mais ils ne doivent pas cacher le côté férocement militant de son engagement. «La gent féminine a jusqu’ici été placée sous la protection de la gent masculine. C’est en train de changer. Nous voulons arrêter de perpétuer l’idée de la femme victime, faible, émotionnelle. Une femme entraînée peut parfaitement prendre soin d’elle.»
The Well Armed Woman est aussi un magasin en ligne d’accessoires spécialisés qui veut dépasser la devise réductrice prévalant généralement dans l’industrie en matière d’articles féminins, «pink it and shrink it», selon laquelle «le faire en rose et en plus petit devrait suffire à rendre un article adapté au public féminin».
Dans les entrepôts de la compagnie où deux des sept employés s’affairent autour des prochains envois postaux, bijoux à base de cartouches ou sacs à main, on trouve des dizaines de modèles d’étuis à pistolet conçus pour les femmes, adaptés à leurs hanches aussi bien qu’à leurs goûts, comme cette fourre à clipper au soutien-gorge, pour 44.95$, où l’étui rose pour ceinture, le best-seller, vendu à plus de 10 000 exemplaires. The Well Armed Woman, qui collabore avec des designers pour développer ses propres produits, a réalisé deux millions de chiffre d’affaires en 2015.
Passion compulsive
Selon la NSSF, une femme adepte des armes dépense en moyenne 870$ par an dans l’achat de pistolets ou de fusils semi-automatiques tandis qu’elle consacre 405$ en moyenne aux accessoires. Nombre de femmes que nous avons rencontrées reconnaissent que ce qui a commencé comme un besoin de protection a lentement dévié vers la passion compulsive, une tendance confirmée par les chiffres: 42% des femmes sondées possèdent trois armes à feu ou plus et 6,5% d’entre elles, dix armes à feu ou plus.
Eduquer, informer, changer les mentalités est une tâche de longue haleine que les plus activistes essaient de mener de l’intérieur. Un samedi matin à la Foire aux armes de Phoenix, organisée par Crossroad of the West, un des plus importants rassemblements du genre. Entre les supporters échauffés de Donald Trump, quelques « old bastards bikers » auto-proclamés et des vendeurs de T-Shirt « Impeach Obama » (Inculpez Obama) destinés, selon la pub, à « nettoyer la cuvette des WC », la misogynie et la grossièreté l’emportent encore largement sur la délicatesse. « My wife yes, my dog maybe, my gun never », lit-on comme slogan chez un vendeur de semi-automatiques, autrement dit: «J’abandonnerai ma femme, éventuellement mon chien, mais mon flingue, jamais.»
Au cœur de la foule, sur un podium, quatre jeunes femmes plutôt bavardes se passent le micro pour dire leur réalité, emmenées par une modératrice de charme. Cheryl Todd, la soixantaine rayonnante aime rappeler qu’elle est diplômée en psychologie pour casser le cliché de la femme à flingue virile ou dépourvue de sens critique. Elle est tout de même copropriétaire, avec son mari Dan, de «la plus grande des petites armureries» de l’agglomération de Phoenix, Azfirearms, à Avondale, et animatrice vedette du show consacré aux armes GunFreedomRadio sur la station locale 960 The Patriot: «La plupart d’entre nous sommes arrivés aux armes par nos époux. Un jour ce sera l’inverse!», lance-t-elle à l’auditoire.
Cheryl porte un pistolet Caltech 42 dans son sac tous les jours et vit son rapport aux armes selon le principe «Mieux vaut prévenir que guérir» qu’elle explique en une métaphore: «C’est comme les ceintures de sécurité. Lorsqu’il n’y en avait pas, on ne pouvait rien faire. Mais dès le moment où on sait qu’elles sont là, on ne peut s’en prendre qu’à soi même s’il nous arrive un accident et qu’on n’a pas bouclé notre ceinture. Idem avec un pistolet.»
Maman ours et enfants armés
Et la fibre maternelle dans tout ça? La responsabilité de mère? De grand-mère? L’incontournable réalité des accidents domestiques coutant la vie à 62 enfants de 14 ans ou moins chaque année aux USA (chiffres du Center for Disease Control entre 2007 et 2011), soit quatorze fois plus que dans d’autres pays développés? «Ce n’est pas incompatible», répond une intervenante. «On est comme les mamans ours. Encore plus déterminée lorsqu’il s’agit de protéger nos enfants. Même les mecs en ont peur.» «C’est une question de formation, de bon sens, d’éducation précoce», complète Marti Stonecipher, dont le fils Chance, 10 ans, et la fille, Dakota, 7 ans – qui possède son propre fusil, rose et taille enfant – ont été formés au tir dès l’âge de 4 ans. «Je vous encourage à inscrire vos enfants à des classes de sensibilisation organisés par la NRA (National Rifle Association, ndlr). Ils sauront quoi faire s’ils tombent sur une arme à feu.»
Les oratrices abordent aussi des thèmes plus techniques, la vélocité des différentes munitions ou le taux de pénétration des balles dans les murs, afin d’aider les spectatrices dans le choix de leur arme. Pour assurer sa sécurité à la maison, il est ainsi recommandé d’utiliser un fusil à pompe, ou mieux, un revolver Taurus (surnom «The Judge») dont les cartouches se décomposent après l’impact. «Moins de risque qu’avec un pistolet semi-automatique classique d’avoir une balle perdue dans la chambre de vos enfants ou chez le voisin…». La touche féministe teinte chaque intervention: «Vous ne laissez pas un homme aller acheter vos sous-vêtements. Pourquoi en serait-il autrement pour votre pistolet?».
Le fun du AK-47
A quelques kilomètres de là, au Ben Avery Shooting Range, un des plus grands centres de tirs des Etats-Unis, les balles s’apprêtent à siffler sous les instructions de Melodie A. Coffman. Trente-quatre ans, casquette Smith&Wesson vissée sur la tête et casque de protection auditive à portée de main, cette recalée de la NAVY qui a ensuite été entraînée «à plus ou moins toutes les armes» durant son passage dans l’armée, a fondé son propre programme d’instructions Personal Defense, Fitness & Wellness, qu’elle dirige en parallèle à ses études de droit pour devenir avocate spécialisée dans le droit des armes.
Elle reçoit une quarantaine de femmes par mois, de tous les âges. «Mes élèves s’inscrivent généralement parce qu’elles veulent prendre en main leur sécurité personnelle, parfois elles se sentent menacées par leur ex-petit-ami ou quelqu’un de leur entourage», explique Melodie, en préparant les cibles pour la journée. Aujourd’hui, c’est cour de pistolet, mais quand elle vient pour le plaisir, Melodie opte pour un AR ou un AK-47: «C’est tellement plus de fun!» Robyn Hazlewood est là avec sa compagne Tori Simpson: «Il y a trente ans, lorsque j’étais dans un supermarché, quelqu’un a pointé un pistolet sur ma tempe. Je crois que le traumatisme est remonté. Maintenant que nous habitons dans un endroit reculé, je veux être prête en cas d’effraction. L’état du Monde nous oblige à nous protéger. A chacun ses peurs. Par exemple, mon amie Tori a peur de faire du vélo…»
Obama, la menace
Vicky Pratl, la compagne d’un salarié de la NRA également élève de Melodie, se réfère à la récente tuerie de San Bernardino (Californie), en décembre dernier, qui a fait quatorze morts et vingt-deux blessés, pour justifier le port d’arme au quotidien. «Rester là, à attendre, comme des cibles faciles, qu’un cinglé ouvre le feu sur nous? Pas question!» Vicky ne veut pas «donner l’impression d’user de stéréotypes» mais l’autre jour, à Chandler, dans la banlieue de Phoenix, face à «ce jeune Noir avec un pull à capuchon qui s’approchait» d’elle, elle s’est sentie «beaucoup plus sûre» avec son pistolet. Les femmes présentes ce jour-là se rejoignent sur un point: «Durcir la législation sur le contrôle des armes comme veut le faire Obama, c’est s’en prendre aux gens biens. Cela ne va pas empêcher les criminels d’être des criminels. Par définition, un criminel enfreint les lois.»
Face à des groupements de femmes prônant un meilleur contrôle des armes aux Etats-Unis, comme «Moms demand action», les ferventes adeptes du pistolet à la ceinture et de la culture des armes dès l’enfance semble donc trouver un écho de plus en plus important. Selon un sondage du Pew Research Center, le nombre de femmes défendant le droit de posséder une arme a augmenté de 9% entre 2008 et 2012, passant de 30 à 39%.
A ceux qui voient dans le phénomène le signe d’une régression sociale, Carrie Lightfoot répond que bien au contraire, c’est l’émancipation de la femme qui est en marche: «Vous seriez étonné de voir ce que le fait d’être capable de se défendre toute seule change chez une femme. Pas seulement au stand de tir mais dans son quotidien. Une femme armée marche dans la vie différemment. Elle est confiante. Elle se permet à nouveau de regarder les hommes dans les yeux.»