Les gays sont-ils définitivement tous passés à droite?
La question hante de façon récurrente le débat public. Par-delà la réponse qui nécessite beaucoup de nuances, la formule interrogative est révélatrice du trouble des représentations actuelles de nos sociétés.
Les gays ont-ils viré de bord politique? Cette interrogation est devenue l’un des serpents de mer du débat public, dans un contexte plus global d’effritement des identités politiques traditionnelles et de spectaculaires réalignements électoraux. Pim Fortuyn, homme politique néerlandais, homosexuel affiché (ce qui l’a tenu à l’écart de partis de droite prônant les «valaurs familiales traditionnelles»), prit à la fin de sa vie un virage populiste radical, attaquant l’islam et la volonté de non-assimilation des immigrants.
Son assassinat au début des années 2000 a ouvert un cycle politique nouveau au sein des droites radicales mais également une incontestable évolution idéologique parmi des électorats jusque-là plus que rétifs à l’égard des partis nationaux-populistes ou de droite radicale. Aux Pays-Bas toujours, avec Geert Wilders, mais également dans d’autres pays, l’extrême droite a considéré avec attention l’enjeu stratégique de l’électorat LGBT.
Mais il est important de faire montre de prudence et de nuance tant le potentiel de caricature qu’un tel sujet peut susciter est grand et dangereux.
À droite toute?
Flashback. Dans les années 1970, le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) permit la jonction des revendications des gays et de l’essor des aspirations libertaires et progressistes révélées en 1968. Depuis, le contexte a bien changé…
Au tournant des années 2000, le lien entre LGBT et gauche s’est distendu. Une chose est certaine: le phénomène de possible droitisation préoccupe depuis que la politique prônée par Pim Fortuyn l’a révélé. Il revêt de l’intérêt et de l’importance si on le situe dans le contexte plus global de l’évolution de l’idéologie de nos sociétés. Mais l’observation de ce phénomène doit s’émanciper du soupçon de voyeurisme qui colle à l’observation des évolutions des communautés LGBT. Plusieurs livres suscitent débats, controverses, voire polémiques. Ainsi en est-il du livre de Didier Lestrade –Pourquoi les gays sont passés à droite– mais aussi de Homonationalisme de Jasbir Puar ou encore du très polémique Desiring Arabs de Joseph A. Massad, disciple et fils spirituel d’Edward Saïd. Sujet complexe, dont les nuances doivent impérativement prendre le pas sur les propos définitifs instillant la dénégation ou, à minima, le déni d’un phénomène existant.
Un effet Marine Le Pen?
Un institut de sondages –l’Ifop– suit assidument (François Kraus est l’auteur de différentes études au contenu instructif) l’évolution du positionnement politique des gays français et aussi de la société française par rapport à l’existence, aux revendications et aux droits des LGBT. En janvier 2013, c’est-à-dire au cœur du mouvement de La Manif pour tous, «60% des personnes interrogées se déclarent favorables au mariage pour les couples homosexuels mais en revanche, 46% seulement sont favorables au droit à l’adoption pour les couples gays», nous dit alors l’Ifop. C’est dire si les droits des LGBT ont progressé dans la société française. En revanche, depuis les attentats du 11 septembre 2001, l’univers mental et la vision du monde ont évolué, y compris pour les LGBT.
«Mesuré pour la première fois par l’Ifop en 2011, l’attrait d’une partie des gays, bis ou lesbiennes pour le FN s’est accru depuis l’accession de Marine Le Pen à la tête du parti. En effet, une étude réalisée en 2013 auprès de l’ensemble de la population homo ou bisexuelle montre que la proportion d’électeurs exprimant leur proximité avec le FN y était non seulement plus forte (16%) que chez les hétérosexuels (13%) mais que le mouvement lepéniste y bénéficiait aussi d’une dynamique plus grande (+7 points entre mars 2011 et octobre 2013) que dans le reste de l’électorat (+4 points durant la même période).
Plus récemment, une étude du CEVIPOF auprès d’une fraction de la population homosexuelle –seulement celle mariée ou pacsée, soit environ un(e) homosexuel(le) sur trois– a confirmé la dynamique de la formation lepéniste au sein de l’électorat gay: le vote en faveur des listes FN au premier tour des élections régionales de 2015 étant au sein des électeurs mariés un peu plus plus élevé chez homosexuels (32,5%) que chez les hétérosexuels (29%).»
« Homonationalisme »
Une des évolutions majeures de la vision du monde occidentaliste tient à ce qu’elle intègre, de manière croissante, des thématiques sociétales nouvelles, opposant l’Occident libéral à un Orient essentialisé et vécu comme d’autant plus «barbare» qu’il est censé opprimer des populations, des minorités qui disposent, en Occident, de davantage de droits qu’auparavant. Ainsi en est-il donc des questions liées au féminisme ou au mouvement international gay.
Jasbir Puar, notamment, s’est ainsi attelée à la critique de la «propagande de guerre gay» de l’Occident, fruit, selon elle, du choc que représentent les attentats du 11-Septembre sur la société américaine. Renouant avec le fil des «cultural studies» et de ce qu’elles ont de plus dense, Jasbir Puar analyse l’évolution du discours occidentaliste ou néoconservateur à l’aune de l’intégration dans ce qu’elle définit comme un «homonationalisme» de mouvements jadis marginaux et voués aux gémonies par l’hétéronormativité. Nombre de gays américains se sont ainsi retrouvés partie prenante de la propagande belliciste et ont été réintégrés dans la communauté nationale américaine par leur adhésion à l’idée selon laquelle l’Occident –et les États-Unis en particulier– font la guerre à un Orient obscurantiste.
Dans l’ouvrage Homonationalisme. Politiques queers après le 11 Septembre, elle pointe ainsi les nouvelles réalités du mouvement gay aux États-Unis. Elle tente d’analyser les grandes évolutions des représentations collectives et des mobilisations des mouvements gays aux États-Unis, en lien, notamment, avec le 11-Septembre. Le choc immense lié à ces attentats aussi spectaculaires que dramatiques, dont les images n’ont cessé de tourner en boucle sur les écrans, le traumatisme de voir l’une des mégalopoles du monde occidental frappée de plein fouet par des avions détournés a profondément influé sur l’imaginaire des sociétés occidentales.
Pour cette chercheuse, il semble que la société américaine soit en train d’assister à la collusion entre «homosexualité» et «nationalisme américain», c’est-à-dire à une puissance évolution de la perception que les États-Unis ont des minorités sexuelles. La vision binaire du monde pourrait avoir, en effet, «réhabilité» certains –«pas tous», c’est important– gays et lesbiennes dans la communauté nationale américaine. C’est en effet le sens de l’homonationalisme.
Mariage pour tous et coming-out, matrices de la «droitisation»?
Dans le questionnement sur l’adhésion croissante des LGBT à des partis de droite radicale ou dans la plus grande ouverture de ces partis aux préoccupations de ces citoyens, ce n’est pas la traque d’un hypothétique «lobby gay» qui importe, c’est la mutation idéologique ou la tentation occidentaliste d’un nombre croissant de nos concitoyens qui doit attirer l’attention et l’analyse. Un nouveau livre vient, en nuances et avec sérieux, livrer un éclairage sur cette problématique. L’ouvrage d’Alain Naze Manifeste contre la normalisation gay (La Fabrique, septembre 2017) pose une nouvelle question. À la source de la droitisation ou d’une adhésion croissante des gays à l’occidentalisme, il se pourrait que se trouve le processus de «normalisation» lié notamment au «mariage pour tous» ou au «coming out».
Si l’on suit l’auteur, ce processus de normalisation priverait les gays d’une forme de résistance à l’intégration, à la normalisation produites par le capitalisme contemporain. L’invocation de Pasolini est en effet inséparable d’une radicale critique du capitalisme contemporain, normalisateur, alors que la vie gay était à l’époque productrice d’espace non reconnus de liberté. Ce que dit Alain Naze tient moins en la capacité du capitalisme à faire de chacun un droitier qu’en celle d’écraser les moindres interstices de liberté et de dissidence. En ce sens, s’interroger sur la droitisation des LGBT, par-delà la réponse apportée, est porteur de sens et d’un questionnement plus vaste.
Gaël Brustier
SOURCE : slate.fr