Foucault en Iran : « Il ne voyait pas les femmes »
La féministe Marie-Jo Bonnet se souvient très bien de la Révolution islamique en 1978-79 et des positions de Foucault. Dans un livre à paraître sur l’histoire du MLF, elle dénonce « l’aveuglement du philosophe ».
Michel Foucault s’est-il trompé sur l’Iran? Oui, affirme sans ambages Marie-Jo Bonnet. Figure historique du féminisme français, elle publie début mars «Mon MLF» (Albin Michel), dont un chapitre entier porte sur la Révolution iranienne et les positions du philosophe. BibliObs le publie en avant-première.
L’aveuglement de Foucault
En 1978, quelque chose de complètement inattendu est arrivée en Iran. Le soulèvement du peuple contre le Shah qui faisait régner un régime de terreur politique avec l’emprisonnement des opposants et la torture.
Depuis l’automne 1978, les Iraniens manifestent dans les rues, protestent, s’organisent. Fait remarquable, les femmes y participent et un grand nombre d’entre elles portent le tchador en signe de protestation contre un régime soutenu par l’Occident et l’impérialisme américain. Ces grands oiseaux noirs groupés dans les manifestations comme des taches indifférenciées sont très impressionnants. Elles donnent un sentiment de force et de légitimité à la révolte excitée de France par l’imam Khomeiny, réfugié à Neauphle-le-Château depuis plusieurs mois et qui envoie ses instructions aux leaders islamistes sur des cassettes.
Elles sont diffusées partout et, aussi paradoxal que cela paraisse, remarque Chahla Chafiq, c’est l’imam qui encourage les femmes à sortir de chez elles. En «appelant les femmes à participer aux manifestations en ignorant le couvre-feu pour montrer leur opposition à la tyrannie, des millions d’entre elles, y compris les religieuses traditionalistes n’ayant jamais auparavant pensé quitter leurs maisons sans leurs maris ou leurs pères, descendent dans la rue, écrira-t-elle. L’appel de Khomeiny au soulèvement contre le Shah enlève ainsi tous les doutes dans les esprits des femmes musulmanes quant à leur droit de se rendre dans la rue de jour comme de nuit.»
En septembre 1978, l’armée a tiré sur les manifestants, faisant des centaines de morts. C’est le Vendredi noir. En octobre, Khomeiny a appelé à la grève générale. En tant qu’opposant au régime du Shah depuis toujours, il est la voix venue d’en haut qui amplifie la révolte, la guide, l’oriente vers une république islamique.
Têtes nues
Le 16 janvier 1979, le Shah a fui l’Iran pour le Maroc. On le dit malade. Les événements se précipitent. L’iman Khomeiny décide alors de rentrer dans son pays et atterrit à Téhéran le 1er février 1979. Une foule immense l’accueille à sa descente d’avion, comme un prophète. Il met en place un gouvernement provisoire dirigé par Mehdi Bazargan. Le 8 mars, les Iraniennes s’apprêtent à fêter pour la première fois la Journée internationale des femmes. Elles ont invité l’Américaine Kate Millett, auteur d’un best-seller international, «La Politique du mâle», et qui milite depuis plusieurs années contre la dictature du Shah au sein de l’association Caifi (Committee for Artistic and Intellectual Freedom in Iran).
Avant de partir, Kate Millett a envoyé un télégramme à ses «sisters» des divers Women’s Lib pour les inviter à la rejoindre en Iran. Claudine Mulard, ancienne responsable de la librairie des Femmes à Paris, a pris l’avion et arrive le 8 mars à Téhéran. Elle retrouve quasi par miracle Kate Millett sur le campus de l’université. La neige recouvre le sol. Une singulière atmosphère enveloppe la ville en émoi, mêlée d’espoir et de danger.
En tant qu’Américaine et homosexuelle, Kate Millett est particulièrement exposée aux fureurs islamistes. Elle doit changer d’adresse chaque soir. Ses amies iraniennes la protègent tout en organisant la manifestation du 8 mars. Or, la veille, Khomeiny a déclaré de Qom, la «ville sainte», que «les femmes musulmanes ne sont pas des poupées, elles doivent sortir voilées et ne pas se maquiller, elles peuvent avoir des activités sociales, mais avec le voile». Il annonce que les employées des agences gouvernementales doivent porter le hijab islamique, sous peine de se voir refuser l’accès à leur poste.
Les Iraniennes sont consternées et en colère. Elles ont pris l’habitude de la liberté et n’ont pas fait la révolution pour se retrouver emprisonnées dans un hijab. La manifestation est impressionnante. Des milliers de femmes descendent dans la rue, tête nue, ce qui est une transgression formidable pour l’idéologie islamiste qui se construit au fil des événements, devenant de plus en plus radicale et dictatoriale. Les Iraniennes sont déterminées à se défendre, scandant leurs slogans dans le stade de l’université qui s’enflamme d’une liberté nouvelle, exaltante, merveilleuse. «Liberté, Égalité, c’est notre Droit», disent-elles. «Nous ne voulons pas de voile obligatoire», «Le 8 mars n’est ni un jour de l’Est ni un jour de l’Ouest, c’est un jour mondial».
Elles disent aux hommes : « Mettez aussi un foulard »
Le 11 mars, elles organisent une conférence de presse à l’hôtel Continental. Kateh Vafadari prend la parole:
Nous avions quatre mille prisonnières politiques sous le Shah. Le gouvernement de Khomeiny n’a pas encore fait de lois pour les femmes, c’est pourquoi nous nous battons. Nous manifestons pour dire ce que nous voulons. Si les femmes ne veulent pas porter le tchador, personne ne pourra les y obliger.»
Les adversaires de la libération des Iraniennes s’en prennent aux féministes occidentales qui devraient rester chez elles. L’argument du relativisme culturel est agité également par la gauche pour casser la solidarité internationale.
Entre-temps, Sylvina Boissonnas, du groupe Psychanalyse et Politique, les rejoint sur le campus avec du matériel. Les Iraniennes organisent un sit-in au ministère de la Justice pour protester contre l’interdiction faite aux femmes d’accéder à certaines professions, dont celle de juge. Tous les jours, elles manifestent. La jeune photographe Hengameh Golestan les photographie, tête nue dans la rue, défilant le poing levé.
Pour expliquer pourquoi tant de femmes descendent dans la rue, Hengameh Golestan racontera plus tard:
La révolution iranienne nous avait appris que si nous voulions quelque chose, il fallait descendre dans la rue et le réclamer. Les gens étaient si heureux; je me souviens d’un groupe d’infirmières arrêtant certains hommes dans une voiture et leur disant: “Nous voulons l’égalité, alors mettez aussi un foulard!” Tout le monde riait.»
Le 12 mars, Sylviane Rey et Michelle Muller atterrissent elles aussi à Téhéran avec du matériel de reportage. Elles ont une caméra et un nagra pour filmer les manifestations. Rejointe par Claudine Mulard, l’équipe au complet peut alors filmer les manifestations et interviewer Kate Millett sur le campus tout en envoyant la traduction en France.
Je n’ai jamais vu des femmes qui s’organisent aussi rapidement et en si grand nombre, dit-elle. Il y a 10.000 à 15.000 femmes dans ces manifestations. Aux États-Unis ça prendrait des années pour se rassembler comme ça. Il faudrait de l’argent. Il faudrait écrire aux gens. Il faudrait de la publicité. Ici, quelqu’un brandit un panneau pendant la manifestation avec “Sit-in à la TV”, “Demain le ministère de la Justice” et tout le monde y va. Parce que ces femmes non seulement étaient réprimées depuis très longtemps, mais ce sont aussi les femmes qui ont fait la Révolution. Elles ont été dans les rues, elles ont des copains qui sont morts. Elles savaient qu’elles-mêmes pouvaient être tuées par le Shah et ses troupes. Ce sont elles qui ont eu le courage de sortir face aux chars, le courage de se soulever. C’est phénoménal.»
Comme les attaques contre les femmes qui ne veulent pas porter le tchador s’amplifient, Sylvina décide de s’envoler le 15 mars pour l’Europe avec les bobines, juste avant que Khomeiny interdise la sortie du territoire iranien des images qui y ont été tournées.
L’avis de Simone de Beauvoir
En France, nous suivons les événements en lisant «Libération» et «Le Monde». Le journal féministe «Histoire d’elles», créé deux ans plus tôt, lance une campagne de pétition en soutien aux Iraniennes.
Pour la première fois dans le Tiers-Monde, des femmes ne se laissent pas sacrifier par la révolution. Pour la première fois, elles refusent la mise au pas au nom de la révolution à laquelle elles ont contribué, et elles le font entendre. Dans la rue, au risque de leur vie, elles crient que la lutte continue contre les nouveaux maîtres de l’ordre de la République islamique. Rebelles – Offensives. Elles prennent la rue et leurs droits.»
À Paris, nous suivons les événements iraniens remplies d’espoir. Une délégation de femmes est mise sur pied pour se rendre à Téhéran afin de s’informer sur le respect des droits des femmes par la nouvelle République.
Les journalistes féministes veulent se rendre à Téhéran. Le 19 mars, une délégation du Comité international du droit des femmes s’envole pour Téhéran. Composé de femmes journalistes, écrivaines, photographes, cinéastes, universitaires et personnalités politiques, le comité est présidé par Simone de Beauvoir qui est reliée par téléphone aux voyageuses. Très vite, Beauvoir est sollicitée pour donner son avis sur une décision politique importante à prendre.
Pour être reçue par Khomeiny, les femmes de la délégation doivent impérativement porter un foulard. Que faire? Accepter? Mais c’est trahir la cause qu’elles soutiennent. Refuser? Elles se privent d’une interview précieuse. La délégation est complètement divisée. Pour Simone de Beauvoir, le choix est clair. Ou bien il faut rencontrer Khomeiny sans avoir les cheveux couverts, ou bien renoncer à l’entrevue. Le groupe reste divisé, racontera Martine Sorti, quelques-unes acceptant d’aller voir le futur dictateur en portant un foulard.
Femmes en danger
Or, le même jour, Kate Millett est expulsée d’Iran pour «provocation contre la révolution islamique». Marie-Odile Delacour, journaliste à Libération, est présente à Orly où une mini-conférence de presse est improvisée. Kate Millett est très émue par son voyage. Elle est même bouleversée par la peur. «Oh I am so glad to be in Paris», dit-elle d’entrée.
On la comprend. Le 8 mars, un groupe de lycéennes se rendant au campus de l’université a été attaqué par un groupe de religieux islamistes qui criaient: «Nous ne voulons pas que les femmes descendent dans la rue toutes nues.» La bagarre a été violente, raconte Claudine Mulard dans son journal, elles ont reçu des coups, ils ont déchiré leurs banderoles et la manifestation a été dispersée.
Kate Millett a eu peur durant tout son séjour, pour elle, bien sûr, mais aussi pour ses amies iraniennes qui sont en danger. Elles sont «des êtres humains merveilleux, extrêmement civilisées, armées de beaucoup de courage. Des milliers de femmes sont allées dans la rue pour obtenir des assurances sur leurs droits démocratiques. Rien n’est fait encore tant qu’il n’y aura pas de constitution en Iran.» En effet, un référendum est prévu les 30 et 31 mars sur la question de la République islamique.
À Paris, un grand meeting de soutien aux femmes iraniennes est organisé le 22 mars à la Mutualité avec Kate Millett, Simone de Beauvoir et nous toutes venues écouter leurs témoignages. Le film, réalisé par l’équipe de Claudine Mulard et Sylvina Boissonnas, est projeté dans une salle surchauffée.
Certaines femmes iraniennes reprochent aux femmes d’Occident de ne pas s’être souciées de leurs malheurs quand le Shah détenait le pouvoir. Ce n’est pas juste, répond Simone de Beauvoir.
Elles ne constituaient pas alors un groupe spécifique; et nous nous battions contre les sévices subis par toutes les victimes, sans distinction de sexe. Et aujourd’hui la condition des femmes en tant que telle est en question, et c’est ce qui suscite notre émotion. Jusqu’ici toutes les révolutions ont exigé des femmes qu’elles sacrifient leurs revendications au succès de l’action menée essentiellement ou uniquement par des hommes. Je m’associe aux vœux de Kate Millett. Et de toutes mes camarades qui se trouvent en ce moment à Téhéran: que cette révolution-ci fasse exception; que la voix de cette moitié du genre humain, les femmes, soit entendue. Le nouveau régime ne sera lui aussi qu’une tyrannie, s’il ne tient pas compte de leurs désirs et ne respecte pas leurs droits.»
Aucune compassion pour les femmes
La position des intellectuels français est loin d’être aussi claire. Au mois de mai suivant, le grand philosophe Michel Foucault publie un article dans «Le Monde» soutenant la révolution islamique. «Inutile de se soulever?», demande-t-il sous forme interro-négative.
De quel soulèvement parle-t-il exactement? De celui des femmes, des religieux, du peuple, de la gauche, des musulmans? De toute évidence, Michel Foucault ne pense pas aux femmes alors qu’il est allé deux fois en Iran à l’automne précédent et a donné une série d’articles au «Corriere de la Serra» où il racontait ce qu’il avait vu.
Dans son article publié en première page du «Monde», il ne peut cacher sa fascination pour un peuple qui est «prêt à mourir par milliers» afin que le Shah s’en aille. Un peuple qui «risque la mort», renchérit-il, comme s’il avait l’intuition qu’être prêt à mourir pour une cause supérieure était l’essence religieuse du soulèvement iranien récupéré par l’islamisme. Une chose est frappante. «Leur faim, leurs humiliations, leur haine du régime et leur volonté de le renverser, ils les inscrivaient aux confins du ciel et de la terre, dans une histoire rêvée qui était tout autant religieuse que politique.»
Mais nous sommes en mai. Aucun mot n’est dit sur le soulèvement des femmes qui a pourtant été filmé plusieurs fois. Aucune allusion à leur désir de liberté, comme s’il était déjà effacé des mémoires. Exalter le «risque de mort» du peuple sans analyser celui qu’ont pris les femmes en descendant tête nue dans la rue est très inquiétant. Michel Foucault n’a aucune compassion pour les femmes. Il ne les voit pas. La seule chose qui l’intéresse, c’est «d’inscrire les figures de la spiritualité sur le sol de la politique». Et quelle spiritualité! Une théocratie plutôt, qui exalte le pouvoir «spirituel» masculin en faisant régresser l’Iran de plusieurs décennies.
Un tel aveuglement d’un de nos plus grands philosophes français montre que la révolte des femmes n’a en rien entamé l’universalisme masculin. Michel Foucault soutient le soulèvement parce qu’il est porteur du «formidable espoir de refaire de l’islam une grande civilisation vivante», espoir auquel se mêlent malgré tout «des formes de xénophobie virulente; les enjeux mondiaux et les rivalités régionales. Et le problème des impérialismes. Et l’assujettissement des femmes, etc.»
Syndrome du tchador
Dans tout son article, c’est la seule allusion aux femmes. Foucault voit les femmes comme des personnes «assujetties», pas comme des personnes qui se libèrent de l’emprise islamique et phallique. Comment un philosophe aussi lu et respecté peut-il passer à côté de leur révolte? Est-ce parce qu’elle remet en question son analyse? Ce sont bien les femmes qui s’opposent à l’islamisation d’une révolution sociale qu’elles ont désirée et accélérée.
Michel Foucault est victime du syndrome du tchador, qui efface les femmes de la révolution. Qui les rend toutes pareilles, enfermées dans le linceul noir de leurs espérances, le mors aux dents, exclues à nouveau de l’espace public et de «l’élan messianique» qui habite Foucault, plus impressionné par la mort possible des révolutionnaires que par la contestation de l’emprise religieuse sur la vie des croyants.
Il est vrai que l’auteur d’«Histoire de la sexualité» s’intéresse très peu au désir féminin. Dans «La Volonté de savoir», il en parle à peine et ne connaît pas l’éros lesbien. Dans son article sur le soulèvement iranien, il fait de même. Il universalise le point de vue masculin sans que la violence religieuse le questionne. Il vit dans un monde sans femmes, soucieux simplement de construire une «morale théorique» consistant à «être respectueux quand une singularité se soulève, intransigeant dès que le pouvoir enfreint l’universel».
N’avons-nous pas en Iran l’exemple éclatant d’un pouvoir qui enfreint l’universel sans que cela choque Michel Foucault? Et le dégrise. Car c’est fait. Le référendum des 30 et 31 mars a débouché sur la proclamation de la République islamique. Fini la liberté des femmes, cette liberté universelle une nouvelle fois écrasée par le pouvoir phallique au nom de l’esprit.
Les Iraniennes vont être privées longtemps de tous les droits et libertés, y compris de ceux qu’elles avaient acquis sous le régime du Shah. Elles ont le statut de sous-hommes légalisé par la nouvelle constitution du pays adoptée à l’issue du référendum.
Extrait de Mon MLF, par Marie-Jo Bonnet, Albin Michel, 416 p., 21,50 euros. En librairie le 1er mars.