Vous êtes L, G, T, B, Queer, Intersexuel ou A ?
Un des effets les plus spectaculaires de la libéralisation sexuelle est que de plus en plus de personnes stigmatisées, car non-conformes aux normes, peuvent revendiquer leur sexualité comme «une orientation». Les asexuel-les, par exemple. Bonne chose ?
En 2019, l’arc-en-ciel de l’orientation sexuelle a pour sigle anglais LGTBQIA+, soit lesbiennes, gays, transgenres, bisexuel-les, queers, intersexes et… asexuel-les. Ca y est, les asexuel-les ont eu gain de cause. Les voilà officiellement «reconnu-es», au même titre que les homos. Mais leur communauté ne sera pas la dernière à obtenir droit de cité : le plus (qui vient après LGTBQIA) laisse prudemment la porte ouverte à toutes les personnes qui se sentiraient exclues de la liste. Au Canada, ce sigle –qui comprend maintenant douze orientations– est d’ailleurs devenu : LGBTTIQQ2SAAP (le second T étant pour travesti-e ou transsexuel-le, le second Q pour questioning soit «hésitant-e», le second A pour allié-e, le 2S pour two-spirited soit «bi-spirituel-le», et le dernier P pour pansexuel-le). Cette prolifération de catégories a-t-elle un sens ?
Inflation taxinomique absurde
Le fait qu’elle désigne pêle mêle des pratiques, des sentiments, des fantasmes, des hésitations ou des attitudes fait de cette liste fourre-tout le miroir grossissant d’une inflation taxinomique absurde. Bien que les asexuel-les ne soient qu’une catégorie parmi d’autres, j’aimerais étudier le phénomène par la petite serrure de leur cas. Si je m’appuie sur leur cas (plutôt que sur celui des bis ou des homos) c’est par facilité. Mon propos pourrait tout aussi bien porter sur une des autres «orientations sexuelles» : elles sont toutes à mettre dans le même panier (1), c’est-à-dire qu’elles reflètent toutes la même contradiction. Il me paraît en effet contradictoire de combattre un ordre social qui enferme des hommes et des femmes dans des catégories cliniques en revendiquant la légitimité de ces mêmes catégories.
La biopolitique ou comment séparer les homos des hétéros…
Dans un article intitulé «Tracer des frontières pour garantir l’ordre sexuel du monde», la chercheuse Marianne Blidon formule ainsi l’idée : «L’ordre sexuel du monde consiste à opérer des découpages, à tracer les limites et donc à inclure –ou exclure– d’un système de droits et de références les individus ou des groupes d’individus selon leur appartenance, leurs pratiques ou leur appréhension du monde». L’idée n’est pas neuve bien sûr. Dès 1976, Michel Foucault dénonce, sous le nom de biopolitique, la mise en place des catégories sexuelles comme instruments de disciplinarisation, notant que le processus commence, au XIXe siècle, lorsque des médecins sexualisent des pathologies mentales (2) et construisent des familles de cas psycho-pathologiques qu’ils appellent des «monomanies érotiques» puis des «perversions».
… et les obsédés des inhibés
Sous l’influence de ces médecins, les «comportements non conformes aux normes sont devenus mauvais non plus parce qu’ils étaient immoraux, vicieux ou débauchés (des péchés) mais parce qu’ils étaient désormais perçus comme anormaux, non-naturels et pervers (des maladies)», résume Leonore Tiefer. Dans un texte consacré à la médicalisation du désir, elle note qu’au XXe siècle le concept de «santé sexuelle» se propage, au détriment des personnes qui n’ont aucune sexualité partagée. Petit à petit, la distinction entre bonne et mauvaise sexualité se mesure au nombre d’orgasmes : il en faut ni trop, ni trop peu. En 1980, le Manuel des troubles mentaux (DSM III), mis au point par l’association américaine de psychiatrie, accueille une nouvelle entité clinique : le «désir sexuel inhibé» (Inhibited Sexual Desire, ISD). Les personnes sans désir sont donc classées malades.
La réprobation sociale des abstinents
Dans le DSM IV, l’ISD est rebaptisé «troubles du désir sexuel hypoactif» (Hypoactive Sexual Desire Disorder, HSDD) et défini comme «la persistence ou récurrence d’une déficience (ou absence) de désir et de fantasmagorie». En 2013, le DSM V le redéfinit comme un symptôme du «trouble d’intérêt et d’excitation sexuelle» (Sexual Interest/Arousal Disorder, SIAD), en précisant que l’absence de désir doit durer au minimum 6 mois, causer une détresse et n’être pas liée au partenaire, ni à des facteurs religieux, médicaux (dépression) ou autre (image de soi). En établissant le caractère pathologique des conduites asexuelles, le DSM ne fait jamais qu’apporter une caution pseudo-scientifique à des préjugés moraux et idéologiques : dans notre société, une vie conjugale sans sexe est considérée comme insalubre et une relation sexuelle sans orgasme comme malsaine, voire hautement suspecte.
Peut-on vivre sans envies ou sans rapports ?
Il peut paraître légitime que les personnes abstinentes s’insurgent contre de tels préjugés et se battent pour qu’on cesse de les traiter comme des malades. Ne plus avoir d’attirance sexuelle, préférer la tendresse aux «interactions génitales», rester seul-e plutôt qu’être mal accompagné-e : rien de plus commun. Cela nous est arrivé à tou-tes. Parfois, sur des périodes très longues et, contrairement aux idées reçues, ces phases «sans» ne sont pas forcément associées à une souffrance (pour citer Emmanuelle Richard, dans Les corps abstinents). Elles peuvent même être porteuses d’une renaissance. Le problème, c’est que pour lever le stigmate qui les frappe, certaines personnes revendiquent l’appellation contrôlée d’«asexuel-le» et définissent leur état non pas comme transitoire mais définitif, donnant ainsi l’apparence d’un fondement naturel à une identité qui leur a été socialement imposée.
L’ordre social : diviser pour régner
Il est toujours dangereux de faire ghetto, lorsqu’on prétend vouloir briser des murs. Encore plus dangereux de se prévaloir d’une étiquette nosographique, quand on affirme être parfaitement normal ou sain. Pierre Bourdieu le décrit très bien dans son travail sur les rapports hommes-femmes : c’est par la «division» qu’un système social s’impose, autant que par la «classification». Dans le cas des asexuel-les, le système encourage certaines personnes à tracer une frontière entre elles et les autres (comme s’il n’existait aucun continuum) et, surtout, à se construire autour d’un diagnostic, à ne plus en sortir, à se figer dans cet effet de croyance. Il ne s’agit pas pour moi, ici, de dire que l’asexualité (ou l’homosexualité, ou l’hétérosexualité) n’existent pas, mais juste de pointer ce fait que l’asexualité (ou tout autre penchant) n’est pas une manières objective, ni stable, d’indiquer qui on est. On est toujours plus que ce qu’on croit être.
Mon identité est-elle réductible à une «orientation» ?
Les orientations sexuelles sont des constructions, avec tout ce que cela suppose d’adhésion factice à un modèle de vie, à un discours, à des définitions qui confirment souvent le préjugé que la société a des communautés dont elle favorise la prolifération. Le préjugé concernant les asexuel-les, c’est qu’il s’agit de personnes marquées soit par leur éducation religieuse (des coincé-es), soit par un complexe (des moches), soit par une expérience douloureuse (des blessé-es). Pour justifier le droit à la reconnaissance, les personnes auto-baptisées asexuelles ne manquent d’ailleurs pas de valider ce jugement de valeur qu’elles reportent sur d’autres, en se défaussant : «Moi, je suis émancipé-e. Moi, je ne suis pas devenu comme ça après une dépression (une rupture, un accouchement…). Moi, c’est ma nature. Moi je le vis bien. Moi je suis sain-e.» Mais dans leur volonté de se définir comme des asexuel-les «authentiques», des personnes qui seraient «nées comme ça», ils et elles s’enferment dans une conception dogmatique de l’humain («Asexuel-le, c’est mon identité») et, ce faisant, normalisent un nouveau type d’assignation.
SOURCE : Agnès Giard, blog les 400 culs
A LIRE : «Tracer des frontières pour garantir l’ordre sexuel du monde», de Marianne Blidon, dans Dessiner les frontières, ouvrage dirigé par Michelle Auzaneau et Luca Greco, éditions ENS, 2018.
Histoire de la sexualité 1. La Volonté de savoir, Michel Foucault, Paris, Gallimard, 1976.
« Nouvelles réflexions sur la domination masculine », de Pierre Bourdieu, dans Cahiers du Genre, n° 33, 2002.
« Women’s sexual problems : is there a pill for that? », de Leonore Tiefer, dans The Wrong Prescription for Women : How medicine and media create a need for treatments, drugs, and surgery, ouvrage dirigé par Maureen C McHugh et Joan C Chrisler, 2015.
«Des perversions sexuelles aux troubles paraphiliques : comment le consentement s’est imposé comme la valeur centrale dans les classifications médicales», d’Alain Giami, dans Sexualité et droits de l’Homme: vers la notion de droits sexuels, ouvrage dirigé par Alain Giami et Bruno Py, éditions des archives contemporaines, 2019.
«Santé sexuelle : la médicalisation de la sexualité et du bien-être», de Alain Giami. Dans : Le Journal des psychologues N°250, 2007.
NOTES
(1) Y compris la catégorie “hétérosexuelle”, qui perdant son statut dominant, finira bien elle aussi par revendiquer le droit d’être dans la liste.
(2) Pour en savoir plus : «Les perversions sont-elles sexuelles ?», de Julie Mazaleigue-Labaste, La perversion, journée d’´etudes internationale IHPST, Jun 2012, Paris, France. URL : halshs-00779284
SOURCE : Agnès Giard, blog les 400 culs