INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Gay, collabos et résistants

Un lecteur nous signale cet article publié sur le site de la revue Historia :

Résistance et homosexualité: une histoire non racontée

Pendant la guerre, la condamnation de l’homosexualité fait de l’“inverti” l’archétype du collaborateur. En exclusivité pour Historia, l’historien anglais Julian Jackson, spécialiste de la France sous l’Occupation, nous explique, dans un texte inédit, comment s’est imposée cette vision, tant dans le milieu de la collaboration que dans celui de la Résistance.

Par Julian Jackson, traduit de l’anglais par Alain Marcel
L’astérisque (*) indique les passages en français dans le texte.

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Vers la fin de 1943, l’écrivain et journaliste Robert Brasillach, une des personnalités littéraires les plus en vue de France, s’est interrogé sur l’Occupation. Sans plus d’illusions sur l’issue de la guerre, il persistera dans ses choix politiques. Il jugera que son soutien à la collaboration a évolué d’une position rationnelle à une position affective:

“J’aime les Allemands. Quand je rencontre, dans la rue ou à la campagne, des soldats allemands… j’ai envie de leur parler, de leur serrer la main comme à des gars de chez nous… En somme, de collaborationniste de raison, je suis devenu, en outre, collaborationniste de cœur.”

Dans un article de février 1944, il est encore plus explicite:

“Les Français de quelque réflexion, durant ces années, auront plus ou moins couché avec l’Allemagne… et le souvenir leur en restera doux.”

Un an plus tard exactement, Brasillach sera jugé pour collaboration et le procureur général, Marcel Reboul, faisant un usage éloquent de cette phrase dévastatrice, dénoncera le doux souvenir “qui n’ose pas dire son nom”. L’allusion à la fameuse définition de l’homosexualité par Oscar Wilde ne sera pas passée inaperçue dans l’auditoire de Reboul, mais celui-ci insistera, la rendant explicite au cas où certains n’auraient pas saisi la référence:

“Toute idée de résistance à la pénétration de la France par l’Allemagne vous paraît un acte monstrueux… Votre amour quasi charnel de la force brutale a pu vous pousser à tenter d’amener votre pays dans le lit aux souvenirs si doux.”

En 1945, telle insinuation d’un arrière-plan homosexuel à la collaboration n’était pas nouvelle. On la trouve, par exemple, dans le journal de guerre de Jean Guéhenno, ancien activiste du Front populaire et opposant à la collaboration. Le 18 juin 1941, il écrit: “Problème sociologique: pourquoi tant de pédérastes parmi les collaborateurs? C…, F…, M…, D… Attendent-ils de l’ordre nouveau la légitimation de leurs amours?”

Le 7 août, il relance la question: “Solution d’un problème sociologique: pourquoi les pédérastes collaborent? Leur joie est celle des pensionnaires d’un bordel de petite ville quand vient de passer un régiment.”

Plus de trente ans après, en 1976, l’essayiste Jean-Louis Bory (lui-même homosexuel et engagé très jeune en Résistance) relève le même phénomène et en propose son interprétation: “Le mythe de la virilité. La virilité confondue avec la force et une espèce de courage… Le goût de la boxe, du cuir, du métal…”

L’écrivain Emmanuel Berl, qui avait manifesté, les premiers temps, une vague sympathie pour Vichy, sans pour autant devenir collaborateur, le dira encore plus crûment:

“Dans cette fascination du chef et de la force, il y avait beaucoup de féminité latente, une certaine forme d’homosexualité. Au fond, chez la plupart de ces intellectuels fascistes… il y avait le désir inconscient de se faire enculer par les SS.”

La suggestion d’un lien entre collaboration et homosexualité est de fait une longue histoire. Cet article vise à explorer brièvement les origines, la réalité et les limites de cette idée, de discuter la situation de l’homosexualité en France occupée et, enfin, d’indiquer que, au-delà de l’histoire de l’homosexualité et de la collaboration, il en est une autre qu’on peut aussi raconter: celle de l’homosexualité et de la Résistance.

I. – Refaire la France: masculinité, homosexualité et régime de Vichy

Le locus classicus de l’idée d’un lien entre homosexualité et collaboration est l’article de Jean-Paul Sartre, daté de 1945, intitulé “La collaboration”. Sans aller jusqu’à poser une relation de cause à effet entre les deux phénomènes, Sartre voit l’homosexualité comme un terreau social et psychologique potentiel où la collaboration a pu s’épanouir. Il identifie les collaborateurs à des “éléments mal assimilés par la communauté nationale” et attirés par la force:

“Ces prêtres de la puissance virile et des vertus masculines s’accommodent des armes du faible, de la femme. On relèvera partout dans des articles de Châteaubriant, de Drieu, de Brazillach [sic] de curieuses métaphores qui présentent les relations de la France et de l’Allemagne sous l’aspect d’une union sexuelle où la France joue le rôle de la femme… Il me paraît qu’il y a là un curieux mélange de masochisme et d’homosexualité. Les milieux homosexuels parisiens ont d’ailleurs fourni de nombreuses et brillantes recrues.”

Par la suite, Sartre donnera corps à cette idée sous forme de fiction dans “La mort dans l’âme”, troisième volume de ses Chemins de la liberté, où le personnage homosexuel, Daniel, parcourt Paris en état d’exaltation le jour où les Allemands entrent dans la ville:

“Il se gorgea de ces cheveux blonds, de ces visages hâlés où les yeux semblaient des lacs de glacier, de ces tailles étroites, de ces cuisses incroyablement longues et musculeuses.”

Il croise et séduit un jeune homme à qui il explique la signification de l’arrivée des Allemands: “Tu veux saper la morale bourgeoise? Eh bien, les Allemands sont là pour t’aider. Tu verras ramper les pères de famille… Il faut aimer les Allemands.”

Dans le volume suivant de cette série jamais achevée, Daniel serait devenu collaborateur à part entière.

Dès les années 1930, la suggestion d’un lien entre fascisme et homosexualité sera popularisée par des cercles d’émigrés antifascistes allemands, jusqu’à devenir quasiment un cliché de polémique antifasciste. Le film de propagande soviétique Les Combattants (1936), réalisé par l’exilé allemand Gustav von Wangenheim, avait dépeint les nazis en homosexuels efféminés.

À l’origine, cette idée aura probablement été inspirée par l’homosexualité notoire d’Ernst Röhm, chef des SA de Hitler, mais elle perdurera après son assassinat en 1934. On accorde une certaine crédibilité intellectuelle à l’idéalisation de la virilité par les nazis, ainsi qu’à leur utilisation de l’idéal national-socialiste allemand du Männerbund: l’idée que la puissance d’un État-nation se voit renforcée par l’existence d’une élite d’hommes partageant des valeurs de virilité et de camaraderie.

Homoérotisme de la Sparte antique

Le Männerbund sera en effet célébré par certains homosexuels allemands propagandistes appartenant à la Gemeinschaft der Eigenen d’Adolf Brand (“communautés des uniques”).

Brand développait une vision misogyne de l’homosexualité glorifiant l’homoérotisme de communautés masculines, tels les chevaliers du Temple, et idéalisant les vertus martiales de la Sparte antique. Parmi ceux qui s’associeront à la communauté de Brand, l’écrivain Hans Blüher, qui, malencontreusement, sympathisera avec les nazis jusqu’à la purge de Röhm.

Bien qu’à partir de 1934 la nature homophobe du nazisme soit devenue de plus en plus apparente, l’idée qu’il existe des affinités entre fascisme et homosexualité prendra corps et sera théorisée, pendant et après la guerre, par des membres en exil de l’école de Francfort: Theodor Adorno et ses fameux écrits de 1951, selon lesquels “homosexualité et totalitarisme vont de pair”.

Dans Escape from Freedom (1941), Erich Fromm associera marxisme et freudisme pour expliquer l’attrait du fascisme en termes de “désir masochiste de soumission”.

Cette interprétation sexuelle du fascisme refera surface, au cours des années 1970, dans l’influente lecture psychanalytique du nazisme par Klaus Theweleit dans Männerphantasien. Cette idée est également présente dans des films tels Les Damnés, de Visconti, ou Le Conformiste, de Bertolucci, adapté du roman homonyme d’Alberto Moravia.

Appliquée par Sartre à la question de la collaboration, l’identification du fascisme à l’homosexualité et à la féminité se verra associée à un autre tropisme bien connu qui pose Allemagne et France en couple mâle-femelle: l’Allemagne, culture forte, masculine, tournée vers la technologie et la France, civilisation frivole, féminine, orientée vers les arts.

Cette caractérisation sera exploitée par certains défenseurs allemands et français de la collaboration pour démontrer la complémentarité nécessaire des deux nations et assigner à chacune son rôle dans la nouvelle Europe.

“Chevalier viril” et “Christ viril”

L’identification du fascisme à l’homosexualité visait à subvertir la prétention exclusive du fascisme à représenter les valeurs de la masculinité. C’était de fait l’image-miroir du discours fasciste présentant libéralisme et démocratie comme décadents, faibles et efféminés. Ce sera un des thèmes obsessionnels du journal collaborateur Je suis partout, pour lequel Brasillach a souvent écrit.

Les fascistes associaient également féminité et modernité. La rejuvénation de la France requérait le retour aux valeurs nobles et viriles de la Grèce ancienne ou du “chevalier viril” (selon Brasillach) ou du “Christ viril” du Moyen Âge (selon Drieu la Rochelle). Les “pédérastes” et les Juifs jouent, à égalité, un rôle dans le copieux arsenal de haine et d’invectives de Drieu la Rochelle: ils figurent pour lui les politiques de stérilité et de décadence.

Un autre collaborateur éminent, Lucien Rebatet, stigmatisera la pièce de Jean Cocteau La Machine à écrire, créée à Paris en avril 1941, comme étant “le type même du théâtre inverti” avec ses “perversions physiques et intellectuelles” caractérisant la IIIe République.

Ce thème, qui prévalait parmi les fascistes collaborateurs à Paris, sera également un élément de la rhétorique du régime de Vichy. Sous bien des aspects, l’idéologie de Vichy était pluraliste, sauf quand il s’est agi du projet moral de régénérer le peuple français, “ravagé d’alcoolisme, pourri d’érotisme, rongé de dénatalité”, comme on l’a écrit en 1941.

Un collaborateur du ministre vichyste Paul Marion présentera la Révolution nationale comme “une réaction très virilement humaine à une République féminisée, une République de femmes et d’invertis”.

Pour Vichy, aucun écrivain n’incarnera plus parfaitement l’ennemi qu’André Gide, apôtre de la pédérastie dans son essai Corydon.

Au printemps 1941, une controverse fameuse aura lieu en raison de l’annulation d’une conférence purement littéraire de Gide, après une menace de désordre lancée par la vichyste Légion française des combattants.

Lorsque Henri de Montherlant, en juillet 1940, sera amené dans un commissariat de Marseille après la dénonciation d’un garçon qu’il avait tenté de ramasser, le chef de poste lui dira que ce sont les gens comme lui qui sont responsables de la défaite. Quelques semaines plus tard, son ami Roger Peyrefitte, en détention pour un délit similaire, aura droit au même discours.

Un célèbre dessin de Sennep donne à voir une satire de ce genre d’attitude à travers un paysan interloqué de s’entendre dire que la cause de la défaite est que “vous faisiez vos délices de Gide, de Proust, de Cocteau…” Le lecteur l’aura compris: tous ces écrivains étaient connus en tant qu’homosexuels.

Croisade contre l’immoralité

Dans sa croisade contre l’immoralité, Vichy fera passer un monceau de lois contre l’alcoolisme, la prostitution, l’adultère, l’avortement – et l’homosexualité.

Le 6 août 1942, une loi est promulguée amendant l’article 334 du Code Pénal. Elle institue une peine d’amende et une peine de prison de six mois à deux ans à quiconque “satisferait ses passions personnelles, commettrait un ou plusieurs actes honteux ou contre nature avec un mineur de même sexe âgé de moins de 21 ans”.

Deux nouveautés apparaissent dans cette loi.

Premièrement, l’article 334, sans faire de distinction entre actes homo- et hétérosexuels, couvrait exclusivement, auparavant, les cas où les jeunes gens étaient corrompus en vue de satisfaire une partie tierce (dans un but de prostitution), et certainement pas leurs “passions personnelles”. Deuxièmement, cette loi introduit dans la jurisprudence française, pour la première fois depuis la Révolution lorsque le crime de sodomie fut aboli, la notion d’“actes contre nature”.

Il faut noter que cette loi de Vichy prend spécifiquement pour cible l’homosexualité, plutôt que la protection des jeunes contre les abus, puisqu’elle criminalise les comportements impliquant deux personnes âgées de moins de 21 ans. À l’opposé des lois allemandes et britanniques contre l’homosexualité (qui, par ailleurs, ne se limitaient pas aux moins de 21 ans), la loi de Vichy impliquait les femmes au même titre que les hommes.

De récentes recherches ont établi de façon convaincante que les origines de cette loi, comme beaucoup de celles de la législation de Vichy, remontent à la IIIe République. C’est un exemple symptomatique de ce que Gérard Noiriel a intitulé “Les origines républicaines de Vichy”.

Moralité et sécurité nationale

Depuis le début du siècle, plusieurs cours de justice avaient tenté, sans succès, d’élargir le champ de l’article 334. Le ministère de la Marine, en particulier, s’était inquiété, au motif de moralité et de sécurité nationale, de l’homosexualité ordinaire parmi les marins.

En novembre 1939, une loi amendant l’article 334 sera rédigée pour inclusion parmi un tas d’autres décrets-lois produits par le gouvernement Daladier, mais rien ne sera finalisé avant l’expiration du droit du gouvernement à émettre des décrets. Vichy relancera la question en réponse au rapport d’un procureur de Toulon frustré que la loi existante ne l’autorise pas à poursuivre un homme ayant eu des rapports sexuels avec des garçons consentants de moins de 21 ans.

Les autorités de Vichy tenaient tout particulièrement à légiférer par crainte que les nouveaux camps de jeunes (les Chantiers de la jeunesse), volet si important de la campagne de moralisation de la jeunesse, présentent le risque d’encourager l’homosexualité.

Bien que la nouvelle loi se conforme parfaitement à l’agenda moral de Vichy, il ne faut pas en exagérer l’importance. Sa promulgation ne sera accompagnée d’aucune publicité et, à l’inverse des campagnes contre l’avortement et l’adultère, il n’y a pas signe qu’elle ait été considérée comme une priorité absolue, ni qu’elle ait donné lieu à une répression majeure contre l’homosexualité.

Avant 1942, quoique techniquement non illégale, l’homosexualité était réprimée de diverses façons (en utilisant, par exemple, les lois contre l’attentat à la pudeur) et cela continuera par la suite.

On a découvert quelques cas d’individus punis par la nouvelle loi (dont un cas de lesbianisme), mais la recherche actuelle ne nous dit pas combien. Les sentences ne semblent pas avoir été particulièrement sévères. Il est vraisemblable en outre que la vie homosexuelle s’est poursuivie comme avant-guerre. Il est possible qu’à Paris le couvre-feu ait entraîné quelques problèmes, mais la présence d’un volume important de troupes allemandes en quête de divertissement (sous protection de la nuit) aura offert d’autres opportunités.

Quelle sera l’attitude des autorités allemandes en France envers l’homosexualité? En Europe occupée, les nazis manqueront de cohérence dans leur politique face à l’homosexualité.

Sous le Gouvernement général de Pologne, les actes homosexuels n’étaient pas réprimés si les deux contrevenants étaient polonais, tandis qu’aux Pays-Bas, où l’homosexualité avait auparavant été légale, les autorités occupantes allemandes émettront presque immédiatement un décret qui appliquera la législation allemande criminalisant l’homosexualité (paragraphe 175 du Code pénal allemand) – et ce, bien que sa mise en œuvre ait été laissée à une police hollandaise qui ne semble pas s’être montrée particulièrement zélée.

En France, seules l’Alsace et la Moselle, régions annexées de facto, se verront appliquer la législation allemande sur l’homosexualité. En utilisant les listes fournies par la police française, on arrêtera des homosexuels en application du paragraphe 175.

Les recherches du Mémorial de la déportation ont recensé à ce jour les noms de 207 individus arrêtés pour homosexualité en Alsace et Moselle, puis internés dans les camps de concentration de Natzweiler-Struthof et de Schirmeck.

Une de ces victimes, Pierre Seel, qui sera arrêté à l’âge de 17 ans et envoyé quelques mois à Schirmeck, avant d’être libéré et enrôlé de force dans l’armée française, publiera en 1994 un témoignage poignant sur cette expérience.

Dans d’autres cas, les Allemands se contenteront d’expulser les homosexuels vers la zone non occupée de France. Il est établi qu’au moins 95 homosexuels ont été déportés selon cette méthode entre juin et avril 1940.

Dans le reste de la France, les Allemands ne prendront aucune autre initiative. Un historien a suggéré que cette attitude de “laisser-faire” * répondait à un propos machiavélique:

“Himmler prétendait que les intérêts de l’Allemagne consistaient à encourager les conséquences dégénératives de l’homosexualité parmi les peuples asservis, précipitant ainsi leur déclin.”

Il n’existe cependant pas de preuve accréditant cette idée (pas plus que l’infirmant). Il est vrai que les Allemands ne se sont pas particulièrement empressés d’appliquer les normes culturelles nazies en France occupée (à l’exception de bannir tous les travaux produits par les Juifs).

À certains égards, il y aura en fai, plus de liberté artistique dans le Paris occupé que dans la région de Vichy. Par exemple, c’est la Propaganda Abteilung allemande qui interviendra pour autoriser à nouveau les représentations de la pièce de Cocteau La Machine à écrire, après son interdiction par les autorités françaises. Cette attitude est, en partie, la tentative pragmatique de gagner la confiance des cercles artistiques et littéraires français, mais, par ailleurs, les Allemands n’avaient aucune raison de combattre la “décadence” culturelle française. Comme Hitler l’avait dit à Speer:

“Que nous importe la santé spirituelle des Français?… Laissons-les se dégénérer!”

Les Allemands ne tenaient certainement pas à exporter en France “les secrets de la Renaissance culturelle de l’Allemagne”.

Contamination sexuelle et morale

Il est pourtant douteux que cette philosophie ait été clairement appliquée aux choses de la sexualité, ne serait-ce qu’à cause de l’obsession des autorités militaires allemandes en France de protéger leurs soldats de la contamination sexuelle et morale.

Pour les soldats allemands, une affectation en France était vue, de plus en plus, comme un gage de “repos et récréation” après les rigueurs du front de l’Est, mais la France avait également la réputation d’être un foyer de licence sexuelle, d’immoralité, de syphilis et de criminalité.

Pour affronter ce danger, les Allemands organiseront, avec les autorités de Vichy, un système de prostitution régulé, réservant certains bordels aux soldats allemands et leur imposant une surveillance médicale stricte.

Les Allemands tenteront (sans succès) de décourager tous contacts entre soldats allemands et femmes françaises. À l’été 1941, dès le début des attaques de la Résistance, cela deviendra une question de sécurité autant que de santé et de moralité. Ces deux préoccupations étant réunies dans la peur paranoïaque que la Résistance se serve de prostituées pour infecter sciemment les soldats allemands.

Dans l’image allemande de la France, les homosexuels ne ressortaient pas de façon aussi manifeste que les femmes faciles, mais une des raisons d’organiser la prostitution, explicitement mentionnée dans un mémorandum de von Brauchitsch en 1941, était de prévenir les soldats allemands des tentations de l’homosexualité.

Bien que les Allemands ne soient pas intervenus dans les procédures françaises de police de l’homosexualité entre français, ils semblent avoir vigoureusement réagi lorsque des Français hommes approchaient leurs soldats.

La tentative de prévenir les soldats allemands contre toute activité homosexuelle a probablement été aussi vaine que celle de les tenir hors des bordels, à distance des femmes françaises.

Les Allemands n’étaient pas autorisés à entrer dans les établissements ouvertement homosexuels tels Le Sélect, mais il y avait bien d’autres façons de trouver des contacts sexuels. L’historien Michael Sibalis a enregistré quelques interviews de Français désireux d’évoquer leurs contacts avec des Allemands. L’un d’eux se souvient:

“On faisait des rencontres place du Trocadéro, où les Allemands se pointaient en uniforme… Certains allaient même dans les pissotières. On les voyait de l’extérieur, pantalons militaires baissés.”

Les rencontres homosexuelles entre Allemands et Français sont également rapportées dans certains romans partiellement autobiographiques, tels Les Amours dissidentes ou Le Monde inversé, d’André Du Dognon.

II. – Coucher avec l’ennemi: homosexualité et collaboration

Ce n’est évidemment pas à cela que Sartre et d’autres écrivains se référaient quand ils ont traité de collaboration et d’homosexualité. La collaboration était une entité fluide qui n’existait pas avant l’Occupation et dont le sens a évolué avec le temps.

Quand femmes françaises et Allemands frayaient ensemble, l’outrage moral était précisément la publicité de l’acte: l’affichage de la défaite et le rappel de l’humiliation qui s’en était suivie. Pour de nombreux résistants, voir des femmes et des Allemands ensemble sera le moment qui cristallisera leur honte de la défaite.

C’est ainsi que les relations entre Françaises et Allemands vont occuper une position centrale dans les protocoles de conduite inacceptable élaborés par la Résistance.

Transgressif et secret

La sexualité entre hommes français et soldats allemands était un acte doublement transgressif et inévitablement secret. L’argument de ceux qui stigmatisaient les collaborateurs homosexuels n’était pas que les rapports homosexuels avec les Allemands soient de la collaboration, mais que l’homosexualité prédispose au service de la collaboration. Quelle en est la preuve?

Il y a souvent un certain flou autour des cibles d’une telle accusation. Guéhenno ne communique que des initiales: “C…, F…, M…, D…”. Les hommes de lettres les plus éminents correspondant à ces initiales sont Chardonne ou Chateaubriant, Fernandez ou Fraigneau, Montherlant et Drieu. Les seuls noms mentionnés par Sartre sont Chateaubriant, Drieu et Brasillach.

Le problème, avec ces noms divers, c’est que nul n’a jamais avancé que Chateaubriant, Chardonne ou Fernandez soient homosexuels (bien au contraire), pas plus que Drieu, sauf à exagérer quelques incidents de jeunesse ou considérer son hétérosexualité quasi frénétique et son homophobie obsessive comme une forme d’homosexualité refoulée. Ou bien seraient-ce les attitudes prétendument “féminines” de ces écrivains qui trahiraient une homosexualité latente ou refoulée?

Laissant de côté ces spéculations psychanalytiques réductrices, il est néanmoins possible de composer une liste significative d’écrivains, reconnus comme homosexuels ou fortement suspectés de l’être, impliqués dans la collaboration ou, au moins, proches à un certain degré des Allemands: Marcel Jouhandeau, André Fraigneau, Robert Brasillach, Abel Bonnard, Bernard Faÿ, Abel Hermant, Henry de Montherlant, Roger Peyrefitte, Maurice Sachs, Jean Cocteau.

Même s’il est aisé de compiler des listes, plus longues encore, de collaborateurs hétérosexuels, il demeure, à tout le moins, une question qui mérite d’être posée: quatre des sept écrivains français ayant assisté à l’infâme congrès de Weimar en octobre 1941 étaient, après tout, probablement ou certainement homosexuels (Brasillach, Jouhandeau, Fraigneau, Bonnard).

Le problème des explications fournies par Sartre et d’autres à ce phénomène, c’est qu’elles sont fondées sur une représentation stéréotypée de l’homosexualité, sur la notion douteuse d’une persona ou d’une sensibilité homosexuelle type, fixe et universelle, pouvant être assimilée à la féminité ou au masochisme.

Mais, en fait, il y a un abîme de différences entre la célébration de la transgression et de la violence qu’on trouve dans les écrits de Genet et la fastidieuse pédérastie classicisante qu’on trouve dans ceux de Peyrefitte. Gide méprisait ce qu’il considérait comme “inverti” dans le style de Cocteau.

Et même si le cliché éculé de l’attirance pour le cuir et la masculinité hard correspond à un type d’homosexualité, cela implique-t-il nécessairement une position politique?

Daniel Guérin, par exemple, avait sûrement des goûts de ce type et, assurément, son livre, publié en 1933, racontant ses voyages en Allemagne juste avant et après l’accession de Hitler au pouvoir, fait état de l’homoérotisme du nazisme, mais rien de tout cela n’a empêché Guérin d’être, de longue date, un socialiste libertaire:

“La virilité, le harnachement des jeunes nazis auxquels, certes, je n’ai pas été insensible, n’ont pas fait de moi un fasciste, mais bien un antifasciste intraitable.”

Au point que sa sexualité empiète sur sa conscience politique, l’amenant à idéaliser les jeunes travailleurs du Front populaire. Comme il l’écrira dans ses Mémoires: “J’étais venu au socialisme par le phallisme.”

L’écrivain qui joue, de la façon la plus explicite, des potentialités érotiques du fascisme, c’est Jean Genet dans Pompes funèbres.

Ce texte est une élégie à un jeune résistant viril, Jean D., dont le narrateur a été amoureux. Jean D. est tué par des collaborateurs et Genet crée un phantasme érotique hallucinatoire imaginant le narrateur couchant avec le tueur de Jean, qu’il nomme Riton, puis imaginant Riton ayant un rapport sexuel avec un soldat allemand dont l’amant a été exécuteur public à Berlin. À un certain point, le narrateur se verra lui-même en Hitler.

Ce livre, où les identités fondent les unes dans les autres et où rien n’est fixé, où le sacré est profané et le profane sacralisé, occupe, à l’instar de Genet lui-même, un espace hors de la politique.

Genet passera la majeure partie de l’Occupation incarcéré suite à des vols mineurs. Sorti de prison, il connaîtra des passades sexuelles et une aventure, à la fois avec un résistant (le véritable Jean) et un Allemand (le véritable Erik).

Revenant des années plus tard sur l’Occupation, il remarquera que, en tant que criminel et hors-la-loi français, il avait applaudi à la défaite de la France et pris plaisir au “bonheur délicat de voir la France terrorisée par des gamins entre 16 et 20 ans”.

Comme la plupart des stances politiques de Genet, ce texte est très largement, en toute vraisemblance, une pose ultérieure, mais, même s’il traduit des sentiments réels, il n’implique aucune sympathie à l’égard du fascisme en tant qu’idéologie ou esthétique. Au point que, si Pompes funèbres comporte un message politique, c’est la remise en cause de l’idée que les divisions politiques peuvent être rapportées aux cadres sexuels. Bien qu’ayant été considéré comme une illustration de “l’attrait érotique” que pouvait exercer le fascisme, Pompes funèbres nous donne plus d’aperçus de la personne de Genet que de la relation entre homosexualité et collaboration sous l’Occupation.

Conservatisme social et politique

Ainsi que le suggère Didier Éribon, il serait plus fructueux d’explorer l’axe homosexuel et collaborationniste en tant que manifestation du conservatisme social et politique qui se drape dans les valeurs classiques.

Dans les années 1930 et 1940, l’homosexualité était souvent associée à un certain élitisme culturel centré sur le culte de l’Antiquité classique.

Cela peut s’appliquer, par exemple, au cas d’Abel Hermant et d’Abel Bonnard, tous deux membres de l’Académie française, plus proches en sensibilité de l’Action française et pour qui la référence classique était le signe d’un conservatisme figé et hors du temps plutôt que d’un dynamisme fasciste. Ils étaient collaborateurs parce qu’ils étaient conservateurs, plutôt que parce qu’ils étaient homosexuels. C’est cette forme de conservatisme élitiste qu’a utilisé Shari Benstock pour expliquer les principes politiques réactionnaires de certains cercles lesbiens dans le Paris de l’entre-deux-guerres.

Henry de Montherlant est un auteur pour qui la référence classique a opéré différemment. Montherlant baignait dans le culte de l’Antiquité, accompagné toutefois, en ce qui le concerne, d’une glorification nietzschéenne de l’énergie et de la guerre présentant plus d’affinités avec le fascisme qu’avec l’Action Française, même s’il fut trop individualiste pour rejoindre jamais une organisation politique.

Son livre le plus réimprimé de l’entre-deux-guerres, Les Olympiques, célèbre le sport comme un moyen de pérenniser en temps de paix l’héroïsme et la camaraderie de guerre. Le livre qu’on a le plus reproché à Montherlant après la guerre se compose d’une série d’articles (beaucoup d’entre eux parus dans des journaux de la collaboration) et publié en novembre 1941: Le Solstice de juin.

Dans ces textes, Montherlant exprime sa vision de la défaite en tant que victoire du paganisme viril sur le christianisme faible et décadent. La France a été défaite à la loyale au cours d’un match de boxe et ce n’est pas aux intellectuels chauves à lunettes de déplorer les succès de la vitalité de ces Allemands “ruisselant de sueur”.

Un chapitre causera un choc tout particulier, c’est sa description d’un moment de l’été 1940, tandis qu’il observe les contorsions d’une chenille sur laquelle il urine. Ayant montré sa puissance à la créature, il va l’épargner.

L’analogie est claire: les Français sont les chenilles – et voici la morale: les Français doivent se livrer à la merci de leurs conquérants.

Le Solstice de juin s’ouvre sur un curieux essai intitulé “Les chevaleries”, où Montherlant raconte comment lui-même et un ami, “P.”, ont fondé leur propre ordre secret de chevalerie, opposé aux valeurs de l’ordre bourgeois, et fermé aux prêtres, aux femmes et aux bourgeois. Il y inclut les modèles de Sparte, des Templiers, des chevaliers teutoniques et… des samouraïs.

La clé secrète de cette chevalerie nouvelle se trouve dans la correspondance de Montherlant, au cours des années 1938-1941, avec son ami Roger Peyrefitte (le présumé “P.”).

Dans leurs lettres, ils se racontent leurs escapades sexuelles, leur chasse effrénée aux garçons dans les aires de jeu, les cinémas et les parcs, ainsi que leurs fréquentes prises de bec avec la police. L’une des vanités de cette correspondance sera la création par eux-mêmes, en juillet 1940, d’un nouvel Ordre chevaleresque des défenseurs de la pédérastie. Lorsque, à l’été 1940, ils auront tous deux maille à partir avec la police, ils se dépeindront comme deux “blessés de l’Ordre”.

Peyrefitte et Montherlant semblent presque héroïques dans leur totale indifférence au calvaire de leur pays: dans leurs lettres, “notre guerre” * est leur éternelle poursuite des garçons.

En général, Montherlant se tiendra à l’écart des déclarations ou engagements politiques explicites (il refusera l’invitation du congrès des Écrivains à Weimar) et c’est ce qui le sauvera de représailles majeures à la Libération.

“Jeune et blond Siegfried”

Il accorde néanmoins, en janvier 1942, une interview au journal ultra-collaborateur La Gerbe, dans laquelle il interprète le combat du moment comme une “lutte de l’élite héroïque de la nouvelle civilisation européenne contre les bas-Européens”. Et, en avril 1943, il rédigera pour un journal allemand un éloge de Karl Heinz Bremer, directeur de l’Institut allemand de Paris, envoyé au combat en Russie, où il fut tué à la fin de 1942.

Robert Brasillach est un autre de ces Français affectés par la mort de Bremer, qu’il décrira, dans son éloge funèbre, comme “un jeune et blond Siegfried”.

Brasillach considérait son amitié avec Bremer comme un microcosme de la collaboration franco-allemande: “Une fois la paix revenue, nous voulions aller marcher, camper, trouver des paysages jumeaux, des cités fraternelles de nos deux pays.”

Contrairement à Montherlant, Brasillach va se consacrer ouvertement et sans réserve à la collaboration. Quoique l’on ne sache rien de sa vie privée sexuelle (s’il en a eu une), l’écriture de Brasillach est saturée d’homoérotisme et bien des gens le croyaient homosexuel.

Pour Brasillach, le fascisme était affaire de fraternité et de jeunesse, un moyen de transposer en politique l’idylle adolescente. Il faisait contraster sa fraternité virile avec “les relents de pourriture parfumée qu’exhale encore la vieille putain agonisante… la République toujours debout sur le trottoir”.

Bien qu’il ne faille pas oublier que le journalisme de temps de guerre de Brasillach contenait de violentes dénonciations du communisme et un antisémitisme enragé, celui-ci voyait le fascisme comme une forme de poésie, “la plus haute création artistique de notre temps”. Le phantasme homoérotique semble, ici, résolument consubstantiel à la collaboration.

Un monde distant de l’adolescence naïve et homoérotique de Brasillach est celui de l’analyse sans pitié de Marcel Jouhandeau dans son livre, publié anonymement “De l’abjection” (1939) sur la condition homosexuelle telle que vécue par un catholique dévot (et marié). Jouhandeau n’était pas un collaborateur impliqué comme Brasillach, et le seul texte politique qu’il publiera sous l’Occupation est un article enthousiaste de décembre 1941 décrivant ses impressions d’Allemagne à son retour du congrès des écrivains, à Weimar:

“J’ai vu un peuple discipliné et, quand on m’avait promis des esclaves, j’ai vu des hommes libres.”

Mais le fait même d’avoir accepté de se rendre en Allemagne était un pas que d’autres, tel Montherlant, avaient évité.

L’expérience de Jouhandeau en Allemagne a eu un arrière-plan qu’il raconte dans son Journal sous l’Occupation, publié à titre posthume en 1980 et révélant qu’il était plus ou moins tombé amoureux de deux Allemands: Gerhard Heller, le fonctionnaire allemand organisateur et le poète nazi Hans Baumann, rencontré lors du voyage. Ainsi, quand Jouhandeau écrit qu’il veut “faire de son corps un pont fraternel entre l’Allemagne et nous”, il s’exprime littéralement autant que par métaphore.

Néanmoins, l’explication fondamentale de la collaboration de Jouhandeau, telle qu’en elle-même, se trouve dans sa conscience politique plutôt que dans sa sexualité. En 1936, au grand dam de certains de ses admirateurs, Jouhandeau annonce soudainement sa conversion à l’antisémitisme et il publie, en 1937, un ouvrage intitulé Le Péril juif, où il note de manière prophétique:

“Je me suis toujours senti instinctivement mille fois plus près de nos ex-ennemis allemands que de toute cette racaille juive” (bien que vivant, en parallèle, une relation passionnée avec un jeune musicien juif).

Il s’en repentira après la guerre et son Journal sous l’Occupation évitera le sujet. Mais dans ses notes, jamais publiées, prises au cours du congrès des Écrivains, il est extrêmement clair en cette matière:

“C’est ce que j’ai éprouvé en 1936 qui me conduit ce soir logiquement à Bonn: tout plutôt qu’une victoire juive, tout plutôt qu’une domination juive et c’est à quoi nous destinait une défaite allemande dans cette guerre qui est une guerre juive…”

En bref, de multiples trajectoires individuelles ont pu mener ces écrivains à la collaboration.

III. – L’histoire non racontée: homosexualité et Résistance

Si les commentateurs ont souvent fait allusion au sujet “homosexualité et collaboration”, encore qu’en termes simplistes, personne, en France, ne semble avoir débattu du sujet “homosexualité et Résistance”.

À l’évidence, aucun propos historique sérieux ne peut être tenu en compilant une liste de “bons” homosexuels résistants en balance avec une liste de “mauvais” homosexuels collaborateurs, à moins qu’il soit possible d’établir certaines connexions entre leur homosexualité (leur expérience en tant qu’homosexuels) et leurs motifs d’engagement dans la Résistance ou leur réussite à s’y être adaptés. De telles connexions sont plausibles.

On a connu différents itinéraires d’entrée en Résistance, individuels comme collectifs, et l’homosexualité a très bien pu être l’un d’entre eux.

Les résistants sont “mal ajustés”

Il se peut que l’expérience de mener une double vie ait été plus aisée pour les homosexuels; que les homosexuels aient été plus particulièrement sujets à l’aliénation par le moralisme du régime de Vichy; que, du fait de n’avoir pas de famille (ou, au moins, pas d’enfants), les homosexuels aient été plus libres de s’engager; qu’ayant déjà rompu avec une certaine convention, ils aient été plus à même que d’autres membres de la société de rompre avec une autre; ou encore que la Résistance leur ait offert une chance, que beaucoup auront trouvée libératoire, de rompre avec leur famille. Claude Bourdet, l’un des chefs du réseau Combat, indique que les résistants étaient bien souvent des gens ayant, en quelque sorte, déjà rompu avec leur milieu social et professionnel.

En termes similaires, Emmanuel d’Astier de La Vigerie, fondateur du réseau Libération-Sud, écrira après la guerre qu’on pouvait “être résistant seulement si l’on était mal ajusté”.

Est-ce en partie pour cette raison, peut-être, qu’il fera des efforts tout particuliers pour recruter le journaliste Pascal Copeau, rencontré avant-guerre, et dont l’homosexualité était bien connue même si Copeau tentait de la garder secrète?

Copeau allait devenir l’un des chefs les plus importants de la Résistance, commandant en second de Libération-Sud. Comme il est toujours resté bouche cousue sur sa vie homosexuelle clandestine et souvent turbulente, Copeau ne laissera aucun indice sur la façon dont cela affecta, si jamais ce fut le cas, son identité de résistant ou ses raisons de résister, même si on découvre, dans le plan-squelette de ses Mémoires – jamais écrits – un titre intrigant pour 1940:

“Les beaux Allemands arrivent en chantant. C’est la faute d’André Gide. Masochisme et sodomisation.”

Ce qui laisse entendre qu’il était sensible au moralisme antihomosexuel de l’époque, même s’il est impossible de prouver que cela ait joué un quelconque rôle dans son entrée en Résistance.

Copeau, à l’instar de bien des homosexuels de cette période, était un homme à masques. Sous l’Occupation, il retournera, à l’occasion, visiter son père, Jacques Copeau, le célèbre homme de théâtre, accompagné d’Untel ou Untel, objet de son affection ou camarade de Résistance. À l’une de ces occasions, en novembre 1941, Jacques, au courant des activités sexuelles de son fils et soupçonnant probablement celles de résistant, écrira dans son Journal:

“Je suis toujours très déconcerté dès que je touche à ces relations occultes de Pascal. J’ai l’impression de commettre une noire indiscrétion, d’aborder un monde qui m’est interdit.”

C’est un monde qui est également très largement “interdit” * aux historiens, pour cause de manque de preuves. Il existe à peine deux exemples de résistants qui, revenant sur la guerre, ont explicitement relié leur homosexualité à leur résistance: Denis Rake et Roger Stéphane.

Denis Rake était un anglais, parfaitement bilingue, qui s’était produit au cabaret avant de se porter volontaire pour le Special Operations Executive (SOE) en France occupée. En 1969, lors d’une interview pour le film Le Chagrin et la Pitié, on lui demandera:

“Pensez-vous qu’être homme de théâtre vous ait prédisposé à ces activités clandestines?

— Tout à fait. J’avais l’habitude de chanter en travesti.”

Il était coutumier des déguisements et, dans la Résistance, les travailleurs communistes lui prêtaient des salopettes sur les voies ferrées où il préparait des opérations de sabotage. Mais Rake explicitera la raison profonde de son engagement dans la Résistance de la manière suivante:

“Je n’avais rien à perdre. Je n’avais pas de famille. Je n’étais pas marié. C’est pourquoi j’ai fait ce genre de travail… Je pense, tout au fond de moi, que j’ai voulu faire preuve du même type de courage que mes amis devenus aviateurs. Étant homosexuel, une de mes plus grandes craintes était de manquer du courage de faire certaines choses.”

Roger Stéphane était, en 1939, était un journaliste de 20 ans, d’origine juive (son vrai nom était Worms), farouchement opposé aux accords de Munich.

Presque immédiatement après la défaite, son frère s’impliquera dans un réseau de Résistance relié aux services de la British Intelligence. Roger caressera lui-même l’idée de rallier Londres, mais il a déclaré par la suite que, en tant que Juif, il n’avait pas voulu être perçu comme fuyant son pays.

Ce contexte l’aurait sans nul doute prédisposé favorablement à la Résistance, mais le facteur déclenchant de sa décision, en août 1941, sera sa rencontre avec Jean Sussel, qui travaillait pour le réseau Combat. Tombé amoureux de Sussel, Stéphane, avec l’aide de Gide, fera surmonter au jeune homme ses inhibitions face à son homosexualité, et c’est Sussel qui, en retour, fera surmonter à Stéphane ses dernières réserves à s’engager dans la Résistance. Comme l’écrit Stéphane dans ses Mémoires:

“Je travestirais les choses si je faisais état de mon antipathie pour Vichy ou de mon désir de contribuer à la victoire. Naturellement, je n’aimais pas Vichy; naturellement, je souhaitais la victoire alliée. Mais ces sentiments ne m’ont pas déterminé… Pour des êtres qui s’éprennent de leurs semblables, il est essentiel d’acquérir l’estime de l’aimé, et il me semble que l’amour s’épanouit dans l’entreprise commune. Je crois que les hommes de ma sorte sont obsédés par la nécessité de le faire… C’est pour Jean que je suis entré dans la Résistance.”

Dans la Résistance, Stéphane se retrouvera faisant partie de tout un groupe d’homosexuels, certains connus avant-guerre et d’autres rencontrés pour la première fois: Joseph Royan, qui tenait à Lyon une officine produisant des faux papiers; Joseph Beauffret (se trouvant être, aussi, ami de Jouhandeau), enseignant à Lyon et impliqué dans la même opération; François Vernet, écrivain, faisant de même à Paris tout en aidant des Juifs à échapper à la déportation (sous-louant tout ce temps un appartement à son ami Maurice Sachs).

“Lèse-Résistance”

Hormis les cas de Stéphane et de Rake, on ne peut que spéculer sur le poids de l’influence de leur sexualité dans les motivations d’autres homosexuels résistants – comme Jean-Louis Bory, membre brièvement du maquis de la forêt d’Orléans; Pierre Herbart, ami proche de Gide; Aimé Spitz, journaliste alsacien, arrêté pour faits de résistance, qui deviendra, après-guerre, un activiste homosexuel et sera le premier, en France, à écrire sur les traitements infligés aux homosexuels dans les camps nazis; ou encore, dans la France Libre, Roger Wybot qui travaillera pour les services de renseignement gaullistes, tout comme l’artiste Maurice van Moppès pour le service français de la BBC.

Nous ne savons rien, à l’évidence, de la plupart d’entre eux. Ce que nous savons, par exemple, des fortes amitiés masculines, du mariage raté et du milieu bohème où il s’installera dans le Montparnasse d’avant-guerre de ce maître de la discrétion et de la compartimentation qu’était Jean Moulin, laisse à penser qu’il était très probablement bisexuel. Mais une telle spéculation serait sûrement perçue comme une forme de “lèse-résistance” *.

Le débat sur le sujet, dans une certaine mesure, demeure toujours clos dans le cadre de ces présomptions autour de l’homosexualité ayant inspiré les remarques, discutées plus haut, de Guéhenno et de Sartre.

Tout au long de l’Occupation, ces présomptions se verront renforcées, tandis que la Résistance revendiquera pour elle-même une place centrale dans la société française de l’après-guerre. La Résistance se définira en partie par la contestation des valeurs de Vichy, mais également par la réappropriation de ces valeurs dont Vichy s’était réclamé dans le but de marginaliser ses opposants.

Tandis que la Résistance se fera plus large, plus enracinée dans la société française, et moins le pré carré d’une poignée d’individus exceptionnels, son potentiel subversif sera, jusqu’à un certain point, ébranlé. Ce sera vrai, à coup sûr, dans le rapport aux rôles de genre.

Les femmes entrées dès le début dans la Résistance bénéficieront de plus d’occasions de jouer un rôle au sommet que celles arrivées par la suite.

À l’approche de la Libération, la Résistance sera davantage identifiée à l’action militaire qu’en 1940. En 1944, l’image archétypale du résistant est le citoyen-soldat en armes tenant les barricades; l’image archétypale du collaborateur, en 1944, sera la “tondue” *. Comme l’écrit Luc Capdevila: “Les journées de la Libération théâtralisent la différenciation sexuelle: les hommes en armes occupant la cité.”

En 1944, le langage de “virilité” était omniprésent. Après 1945, dans la bataille pour reconstruire le pays, la rhétorique de la Reconstruction de la Nation entraînera la restauration des rôles de genre traditionnels.

C’est particulièrement clair dans les écrits de deux intellectuels ayant parfaitement incarné les valeurs et l’esprit du temps de la Libération. En 1945, dans son premier éditorial pour Les Temps Modernes, Sartre déclare:

“Qu’il écrive ou travaille à la chaîne, qu’il choisisse une femme ou une cravate, l’homme manifeste toujours: il manifeste son milieu professionnel, sa famille, sa classe et, finalement, comme il est situé par rapport au monde entier, c’est le monde qu’il manifeste. Un homme, c’est toute la terre. Il est présent partout, il agit partout, il est responsable de tout et c’est en tout lieu… que son destin se joue.”

On peut difficilement exprimer plus clairement que cet “homme” * signifie “les hommes”, et non l’humanité.

Écrivant dans Combat le 31 août 1944, Albert Camus appelle à une “presse claire et virile” *, et non à un retour à cette “sensibilité de midinette” * des années d’avant-guerre. Le lendemain, il écrit:

“Les hommes de la Résistance ont été des hommes jetés solitairement dans l’alternative de la honte ou de l’action… C’est bien un nouvel ordre qui se trouve fondé. Un ordre dans lequel le visage de l’homme apparaît sous une lumière drue. La politique n’est plus dissociée des individus. Elle est l’adresse directe de l’homme à d’autres hommes.”

Il serait difficile, en deux phrases, d’insérer davantage le mot “homme”.

Voilà l’atmosphère dans laquelle le procès Brasillach s’est tenu en février 1945.

Il n’est peut-être pas surprenant que le nouveau gouvernement de de Gaulle, loin de supprimer les lois anti-homosexuelles de Vichy, ait émis ce même mois, le 8 février, une ordonnance les confirmant de manière explicite.

Un an plus tard, l’homosexualité refera surface lors du procès du collaborateur Marcel Bucard. Peu de temps après, la carrière d’après-Libération de Pascal Copeau prendra fin. Il avait été élu, en 1945, au premier Parlement de l’après-Libération, mais quand il se présentera pour une réélection en 1946, son opposant, qui avait connu un cursus moins que glorieux dans la Résistance, lancera, contre lui, une campagne homophobe de dénigrement.

On voit bien qu’il est une autre histoire à raconter sur homosexualité, Résistance et collaboration que celle présentée par le tribunal qui a condamné Brasillach, mais, en 1945, personne n’était là pour l’entendre. L’héritage de Vichy et de la Libération recouvrira, des années durant, les vies des homosexuels français et, à ce jour, il continue de distordre notre perception du temps de l’Occupation.

SOURCE : historia.fr

 

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SOURCE : historia.fr

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