Compte rendu de lecture du livre de Mina Roces, Women’s Movements and the Filipina: 1986-2008 (éd. Honolulu : University of Hawai’i Press, 2012, 277 p.) par Valérie Mespoulet.
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Mina Roces est professeure associée au département d’Histoire et de Philosophie de l’Université New South Wales à Sydney (Australie). Elle a coédité, avec Louise Edward, plusieurs ouvrages sur les femmes en Asie. Et elle est l’auteure de deux précédents livres concernant les femmes aux Philippines Women, Power and Kinship Politics : Female Power in Post-War Philippines (1998) et Kinship Politics in Post-War Philippines : The Lopez Family, 1946-2000 (2001). Son dernier livre Women’s Movements and the Filipina 1986-2008 (2012) étudie la stratégie des mouvements féministes aux Philippines depuis 1986 pour penser et améliorer le statut des femmes dans le pays. L’analyse de M. Roces repose sur 75 interviews de militantes féministes, sur l’étude de programmes féministes radiodiffusés et télévisés, ainsi que sur des témoignages et des publications (romans, magazines, brochures, courriers) diffusés par des associations de femmes.
L’auteure a divisé son livre en trois gros chapitres qui posent plusieurs questions. « Représentation » : comment les femmes philippines sont-elles représentées dans la culture du pays, comment les mouvements féministes effectuent-ils un travail de lobbying auprès des législateurs ? « Pratiques » : quelles sont les stratégies et pratiques mises en place par les activistes pour diffuser des idées féministes auprès du public et éveiller la conscience des femmes au fait qu’elles se conforment à une subordination imposée par la construction sociale ? Quel modèle de « nouvelle femme philippine » proposent les mouvements féministes ? « Espace » : comment lutter efficacement contre le trafic humain et la migration qui drainent prostitution et esclavage des ouvrières domestiques à l’étranger ?
M. Roces commence son enquête à une date bien précise : 1986. Entre 1972 et 1986, la dictature de Marcos, en plus de laisser le pays exsangue, a contraint de nombreuses femmes à émigrer pour trouver du travail. Durant cette période, des mouvements de femmes ont cristallisé leurs revendications contre les injustices sociales, la guerre du Viet Nâm, et l’intrusion des États-Unis dans les affaires domestiques. En 1983, suite à l’assassinat de B. Aquino, les revendications ont pris une tournure politique de lutte contre le gouvernement de Marcos.
Avec la chute de Marcos et l’abrogation de la loi martiale, à partir de 1986, un activisme féminin proprement dit réapparaît, car, comme le fait remarquer l’auteure dans l’introduction, l’histoire du féminisme aux Philippines a commencé dès les années 1920 avec la création du National Federation of Women’s Club pour réclamer le droit de vote, obtenu d’ailleurs dès 1937. Les organisations de femmes orientent au début des années 1980 leur activisme vers différentes populations : les paysannes, les ouvrières, les pauvres issues des villes, les femmes de la Cordillera, les migrantes, etc. et défendent des causes diverses : santé, violences conjugales, prostitutions, confort women, égalités professionnelles, etc. Cependant, les mouvements de femmes aux Philippines restent indissociables de l’histoire de la résistance contre l’impérialisme et le colonialisme dont l’ère Marcos reste un des symboles.
M. Roces précise que bien qu’ayant été influencés par les courants de pensées féministes occidentaux, les mouvements féministes philippins basent leurs théories et leurs analyses sur un contexte propre à la situation du pays. Ils cherchent à reconstruire la spécificité des femmes philippines afin de rompre avec l’impérialisme occidental. Il s’agit de créer des modèles de femmes exemplaires alternatives au modèle de la femme catholique imposé par la colonisation. En effet, pour les féministes, la colonisation espagnole (1521-1896) a entraîné la perte d’un « âge d’or » durant lequel les femmes philippines étaient considérées comme égales des hommes : égalité dans l’héritage, liberté économique, droits politiques et civiques. Les activistes féministes ont proposé de nouveaux modèles : des femmes héroïnes révolutionnaires se battant contre les Espagnols, les Américains ou les Japonais, des poétesses, etc. Mais le modèle le plus représentatif est celui de la Babaylan. Chefs prêtresses aux compétences de chamanes, les Babaylans bénéficiaient d’un statut élevé dans la société. Mais cet « Eden » pour les femmes a été remplacé sous les Espagnols par un idéal féminin catholique valorisant l’image de l’épouse et de la mère, toujours docile, endurante aux souffrances, patiente, dévouée au mari et aux enfants, et cherchant le réconfort dans la religion.
Contrairement à d’autres pays, les nonnes catholiques ont joué un rôle important en tant que militantes féministes. Elles ont reçu une éducation à l’étranger où elles ont obtenu de hauts diplômes universitaires et ont souvent été familiarisées avec les théories féministes. Avec Vatican II, les congrégations catholiques sont encouragées à vivre parmi les pauvres. Peu après est instaurée par Marcos la loi martiale dans le pays : les nonnes assistent en directe à la dictature, à la privation des droits de l’homme et à l’oppression que subissent les femmes. Dès les années 1970, des religieuses s’investissent dans l’activisme politique contre Marcos et dans le militantisme féministe.
La contribution majeure des nonnes aux théories des féministes philippines fut leur participation à la déconstruction des « racines religieuses de l’oppression des femmes ». Elles-mêmes, dont l’ascension est freinée dans les hauts postes de la hiérarchie catholique, essayent de changer l’image de Marie représentée comme effacée, silencieuse, douce, passive : modèle de l’idéal féminin intériorisé dans la perception masculine. Par le biais d’ateliers ou de séminaires elles tentent d’éveiller et d’éduquer les femmes. Elles critiquent le modèle familial, l’école, les médias, etc. qui perpétuent la subordination féminine et contraignent les femmes au silence. Leur identité de religieuse empêche les nonnes de s’opposer au discours de l’Église sur le divorce, la contraception ou l’avortement. Elles trouvent cependant quelques subterfuges pour contourner les règles.
Certaines religieuses (telle Mananzan) ont fondé des organisations féministes et ont travaillé avec l’alliance laïque Gabriela qui réunit plus de 250 groupes de femmes de tous horizons sociaux. Gabriela dont le nom fait référence à une militante qui a participé aux révoltes contre les Espagnols, Gabriela Silang, a été créé en 1984. Cette alliance s’est d’abord illustrée par ses protestations contre les bases américaines dont la présence a contribué au développement de la prostitution, des viols et des abus sexuels. Puis, elle s’est distinguée avec d’autres mouvements sociaux et organisations non gouvernementales, dans les combats visant à empêcher la conversion des terres agricole en zones touristiques avec pour conséquence un appauvrissement des populations rurale contraignant de nombreuses femmes à l’esclavage dans l’industrie du sexe. Aujourd’hui, Gabriela et d’autres associations critiquent la globalisation, le capitalisme transnational ainsi que la structure sociale et hiérarchique des Philippines qui cantonnent les femmes aux tâches les plus répétitives et aux emplois les moins rémunérés dans les usines (textile, électronique, alimentation dont 95 % des emplois sont féminins), avec pour conséquence discriminations et abus sexuels, actes normalisés dans une société aux valeurs fortement patriarcales. De plus, le manque d’emploi sur le marché local, allié à la politique d’exportation de la main-d’œuvre instaurée sous Marcos, a fait des Philippines le premier pays exportateur de main-d’œuvre à majorité féminine. Travaillant principalement comme domestiques, hôtesses ou prostituées, ces migrantes souvent victimes de maltraitances ne bénéficient d’aucun soutien de la part de leur ambassade, ce qui les rend particulièrement vulnérables. Gabriela dénonce les dynamiques politiques et les conditions post-coloniales dans lesquelles les femmes philippines se retrouvent au bas de l’échelle en tant que « servantes de la globalisation ».
Gabriela et d’autres mouvements de femmes se sont employés à éveiller la population féminine sur le fait que ses droits étaient niés. Ces associations se sont appliquées à revaloriser l’image des femmes : de victimes, elles deviennent des héroïnes qui ont survécu aux souffrances et aux humiliations. Le travail de ces associations sur le concept du « droit » a permis de faire voter des lois pour la protection des femmes. Leurs forts engagements dans les mouvements internationaux les aident à soulever certains sujets dont celui de l’avortement qui demeure tabou aux Philippines.
Ce livre est un ouvrage important par les informations qu’il nous donne. En analysant la spécificité du féminisme philippin qui, contrairement à d’autres pays d’Asie tels Taïwan ou la Corée, est non-importé tel quel d’Occident, c’est alors toute la question de l’indigénisation du féminisme qui est posée. Tout comme le « féminisme noir » des années 1970 revendiquait une particularité, les féministes des Philippines réclament une voix propre soulignant l’existence d’enjeux spécifiques liés à leur histoire et à leurs racines indigènes.
On peut cependant reprocher à M. Roces de ne pas aborder une autre spécificité des Philippines, celle d’être un des pays où la représentation des femmes dans les hautes sphères de la hiérarchie professionnelle est élevée, avec le paradoxe que ces femmes influentes doivent leur réussite à une main-d’œuvre féminine bon marché qui prend en charge toutes les tâches domestiques. Ce phénomène d’exploitation des femmes par des femmes commence aujourd’hui à être étudié par de nombreu-x (-ses) sociologues féministes avec toutes les difficultés théoriques pour les différentes écoles féministes que cela peut entraîner.
Valérie Mespoulet, « Women’s Movements and the Filipina: 1986-2008, Mina Roces, éd. », Moussons [En ligne], 20 | 2012, mis en ligne le 29 novembre 2012, consulté le 09 mars 2013. URL : http://moussons.revues.org/1716