A l’occasion de la publication sur le site Europe solidaire sans frontières d’une série d’articles d’Antoine Artous sur la question de l’oppression des femmes, initialement parus dans la revue Critique communiste en 1999, Contretemps met à disposition de ses lecteurs/rices l’un de ces articles, qui traite des relations entre l’oppression des femmes et le système capitaliste.
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OPPRESSION DES FEMMES ET CAPITALISME
Si le capitalisme n’a pas inventé l’oppression des femmes, il a bien créé la famille moderne. L’analyse de celle-ci est donc indispensable à la compréhension de l’oppression des femmes dans la société moderne. Au demeurant, elle était au cœur des élaborations et discussions de celles et ceux qui, dans les années 1970 et 1980, avaient l’ambition de produire une analyse matérialiste de l’oppression des femmes.
“Oppression des femmes et capitalisme” : d’aucun(e)s vont trouver le titre un tantinet archaïque – ou nostalgique, c’est selon. Au sens où, dans la façon de poser la question de la situation faite aux femmes dans la société moderne, il semble tout droit sorti d’un article écrit dans années 1970/1980. C’est volontairement qu’il sonne ainsi. Car après tout, cette période a connu, en lien avec le développement du mouvement femmes, des discussions et un travail d’élaboration qui garde tout son intérêt1. En témoigne, par exemple, le récent ouvrage de Christine Delphy, L’ennemi principal (Syllepse 1998), qui regroupe des textes publiés entre 1970 et 1978. Par contre La domination masculine (Seuil, 1998) de Pierre Bourdieu à la particularité de faire silence sur ce travail. Cette occultation n’est pas sans poser problème de la part d’un auteur qui entend mettre son savoir au service des luttes d’émancipation mais qui ignore les élaborations théoriques produites en lien avec ces mêmes luttes…
Il est vrai que cet oubli renvoie à des désaccords dans l’approche générale. En effet, pour Pierre Bourdieu, “le principe de perpétuation” du rapport de domination entre sexes, “ ne réside pas véritablement, ou en tout cas principalement, dans un des lieux les plus visibles de son exercice, c’est-à-dire au sein de l’unité domestique, sur laquelle certain discours féministe a concentré tous ses regards” (p. 10). Nous retrouverons l’approche de Pierre Bourdieu. Disons simplement – même si la formule peut sembler lapidaire – que son modèle d’analyse de la domination masculine, élaboré à partir de la société kabyle dans laquelle les rapports de parenté jouent un rôle central dans la production/reproduction de l’ensemble des rapports sociaux, ne prend pas en compte les ruptures qu’introduit le capitalisme par rapport aux sociétés précapitalistes dans la situation faite aux femmes. C’est en tout cas sur cette question qu’est centré notre article. Il n’a pas la prétention de tracer un tableau d’ensemble du statut des femmes et de son évolution, mais a pour objectif de souligner certaines ruptures, décisives du point de vue des luttes d’émancipation.
Retour sur les analyses d’Engels
Si dans les années 1970, les regards se sont tournés vers la famille c’est à partir d’un constat somme toute empirique sur la situation faite aux femmes par l’évolution du capitalisme. Comme le souligne Christine Delphy, contrairement à celui qui chevauche la fin du XIX° siècle et le début du 20e, le mouvement féministe avait “eu le temps de constater l’erreur de la thèse d’Engels selon laquelle le travail salarié mettrait fin au patriarcat” (p. 9). Au demeurant, Engels n’était pas le seul à développer cette vision, mais il est important de comprendre comment le rapport au bilan critique de ses analyses a surdéterminé à l’époque la réflexion sur l’oppression des femmes. En lien avec la place occupée alors par la référence au marxisme dans les luttes d’émancipation, mais également à cause de la radicalité d’Engels concernant l’émancipation des femmes eut égard à l’idéologie dominante du mouvement ouvrier, dans sa version social-démocrate et stalinienne, et sa participation active au procès de naturalisation de la famille moderne auquel on va assister.
Il n’est donc pas inutile de rappeler les grandes lignes de cette analyse en citant L’Origine de la famille… : “Dans l’ancienne économie domestique (…), la direction du ménage, confiée aux femmes, était une industrie publique de nécessité sociale, au même titre que la fourniture des vivres par les hommes. Avec la famille patriarcale, et plus encore avec la famille monogamique, il en alla tout autrement. La direction du ménage perdit son caractère public. Elle ne concerna plus la société ; elle devint un service privé ; la femme devint la première servante, elle fut écartée de la participation à la production sociale. C’est seulement la grande industrie qui a réouvert – et seulement à la femme prolétaire – la voie de la production sociale” (Éditions sociales, p. 82).
Le problème posé par ce passage ne réside pas seulement dans la vision idyllique des sociétés dites primitives, mais dans l’analyse de la famille. Apparue avec la propriété privée et les sociétés de classes, elle est perçue avant tout comme une forme sociale d’origine précapitaliste, même si, via la propriété privée, elle se maintient dans la bourgeoisie. Or le développement du capitalisme tout au long du XX° siècle montre que non seulement la famille va devenir une institution centrale dans la classe ouvrière, mais que les femmes sont prolétarisées (participent à la production sociale) en tant que femmes. C’est-à-dire en fonction du statut donné par cette famille moderne qui, loin de disparaître, devient un cadre majeur de socialisation des individus.
Il est remarquable que, malgré ce constat, à l’époque la quasi-totalité des auteurs marxistes (je ne parle pas ici, bien sûr, de la tradition stalinienne et sa naturalisation de la famille) reprend le cadre d’analyse d’Engels : la famille est pour l’essentiel perçue comme une forme sociale d’origine précapitaliste. Simplement Engels aurait surestimé les rythmes de sa disparition et la façon dont le capital a pu l’instrumentaliser pour ses propres besoins. Ainsi procède, au-delà des différences, Claude Meillassoux dansFemmes, grenier et capitaux (Maspero1975), ouvrage par ailleurs fort intéressant. Selon lui, après s’être constituée “comme le support de la cellule agricole, l’institution familiale s’est perpétuée sous des formes sans cesse modifiées, comme le support social des bourgeoises marchandes, foncières puis industrielles. Elle s’est prêtée à une transmission héréditaire du patrimoine (…). Mais aujourd’hui, hormis certains milieux bourgeois, la famille n’a plus d’infrastructure économique”. Certes, poursuit l’auteur, “elle demeure le lieu de production et de reproduction de la force de travail”, mais c’est pour ajouter : “le mode de production capitaliste dépend pour sa reproduction d’une institution qui lui est étrangère mais qu’il a entretenu jusqu’à présent comme étant la plus adaptée à cette tâche” (p. 213).
Comme, par ailleurs, et à juste tire, ces mêmes auteurs font avec Engels de la famille le lieu privilégié dans lequel se structure la domination masculine, l’oppression des femmes dans le capitalisme apparaît pour l’essentiel comme des traces persistantes générées par le maintien de formes précapitalistes. À quoi s’ajoute la lenteur dans l’évolution d’une idéologie millénaire, le poids des mentalités, etc. L’objet n’est pas ici de revenir en détail sur les analyses produites sur les diverses fonctions qui sont alors attribuées à la famille dite patriarcale maintenue par le capitalisme. Il s’agit simplement de souligner que dans ce cadre, il devient difficile de rendre compte de ce qui, dans le système capitaliste lui-même, génère suis generis une forme spécifique d’oppression des femmes.
La volonté de rompre avec ce type d’approche explique le travail sur la famille qui va alors se développer. Ainsi Christine Delphy, qui se réclame d’une méthode d’analyse matérialiste, entend mettre à jour l’existence d’un système particulier (le patriarcat) de subordination des femmes aux hommes dans les sociétés industrielles qui disposent d’une base économique spécifique : le mode de production domestique. Des analyses diverses seront produites, mais, chez de nombreux auteurs, on retrouve une préoccupation commune : mettre en œuvre une analyse matérialiste de la famille (donc de l’oppression des femmes) en rendant compte du procès de travail particulier, du mode de production spécifique qui la structure.
La famille moderne comme invention du capitalisme
Je traite pour partie ces discussions dans mon article de compte-rendu du livre de Christine Delphy. Ici je me contenterais de faire mienne l’appréciation générale de Bruno Lautier qui parle d’erreur consistant à vouloir fonder l’analyse “sur le procès de travail domestique, défini en soi, et non sur le statut de la famille” (Critiques de l’économie politique, oct-déc1977 p. 83). Certes la famille moderne remplit certaines fonctions économiques, mais – nous allons y revenir – ce qui caractérise le capitalisme par rapport aux formes précapitalistes est la dissociation des rapports de parenté d’avec les rapports de production. Si l’on considère que des catégories d’analyse doivent être ajustées à leur objet, c’est une erreur de méthode que de penser qu’il est possible de rendre compte de cette famille en analysant le mode de production (ou le procès de travail) qui la structurerait.
Au demeurant on ne voit pas pourquoi développer une analyse matérialiste d’une institution serait systématiquement synonyme de mise à jour se son “infrastructure économique”. Sinon en référence à une certaine tradition marxiste pour qui la seule forme d’objectivité sociale existante est l’économie. Très précisément ce qu’explique Danièle Leger : il s’agit de “construire une analyse de la famille et de la situation de la femme dans la famille qui prenne pour point d’appui, non pas les seuls aspects idéologiques internes à la famille, mais la base réelle, économique, des rapports familiaux” (Le Féminisme en France, le Sycomore, 1982, p. 95).
Quoi qu’il en soit, l’écart est patent entre des analyses du type de celle de Claude Meillassoux et la façon dont les historiens traitent alors de la “naissance de la famille moderne”, selon le titre du livre d’Edward Shorter (Seuil, 1977). Ainsi Philippe Ariès (L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime, Plon, 1960) ne met pas l’accent sur une continuité, mais sur un bouleversement des cadres de socialisation permettant de comprendre comment l’enfance, au sens où nous en parlons aujourd’hui, est une catégorie sociale inédite, produite par l’apparition d’institutions nouvelles : l’école et la famille moderne. Cette dernière est alors décrite comme le lieu dans lequel se structure une catégorie sociale elle aussi inédite : la vie privée. Jean-Louis Flandrin (Familles, Hachette, 1976) indique bien les deux niveaux autour desquels s’opèrent la rupture. D’une part, se structure la distinction privé/public, alors que dans les sociétés monarchiques l’institution familiale “avait des caractères d’institution publique et (que) les relations de parenté servaient de modèle aux relations sociales et politique” (p. 7). D’autre part, est remise en cause la coïncidence entre l’unité de production et l’unité de consommation qui était la règle sous l’Ancien Régime.
L’approche est d’autant plus intéressante que ces historiens critiquent l’approche évolutionniste issue de la sociologie du XIX° siècle pour qui la famille nucléaire avait succédé linéairement à une famille patriarcale élargie (Lebrun, La vie conjugale sous l’Ancien régime, Armand Colin 1975). Il n’existe pas un seul modèle familial sous l’Ancien Régime, mais la “petite famille”, pour reprendre la formule de Jean-Louis Flandrin est largement répandue comme le montrent des études détaillées menées par des historiens anglais (Histoire de la famille, Armand Colin, 1986 t. 2). Reste que s’en tenir à une analyse statistique du nombre de personnes vivant sous le même toit pour se contenter de souligner, à travers la simple caractérisation de famille nucléaire, sur la continuité entre l’Ancien Régime et le monde moderne occidental oublie de traiter l’histoire de la famille comme institution et de marquer les ruptures soulignées plus haut. Au demeurant le terme lui-même ne renvoie pas à la même réalité sociale. Sous l’Ancien régime ce qui la caractérise le mieux est la notion de “maison” ou “maisonnée” ; ainsi les serviteurs font partie de la famille.
Traiter de la famille moderne comme institution, c’est mettre en relation ses conditions d’émergence avec ce mouvement historique plus vaste qui, avec l’avènement du capitalisme, voit se réorganiser l’ensemble du corps social et apparaître deux niveaux inédits historiquement des pratiques sociales. D’une part, sous l’effet de la généralisation des rapports marchands, l’économie n’est plus “encastrée dans le social”, selon la formule souvent répétée de Karl Polanyi (La Grande transformation, Gallimard, 1983), et l’usine moderne émerge comme lieu spécifique dans lequel s’organise la production sociale. D’autre part se construit l’”Etat politique séparé”, pour reprendre cette fois une formule du jeune Marx, comme représentant du “public” face au “privé”, dissociation qui n’existait pas sous l’Ancien Régime, marqué par des formes patrimoniales du pouvoir politique. Les rapports de parenté qui, dans le passé, comme le fait bien apparaître la double rupture soulignée par Jean-Louis Flandrin, étaient eux aussi, encastrés dans les autres rapports sociaux, se séparent de la “société civile” pour constituer cette institution – elle aussi inédite historiquement – qu’est la famille moderne au travers de laquelle se structure un nouvel espace, celui du “privé”, distinct tout à la fois de l’espace économique et de l’espace politique.
Famille et construction du rapport salarial
Notre propos ici n’est pas de rendre compte de la famille moderne en retraçant sa genèse historique (on ne rend pas compte du fonctionnement d’une institution dans un système social en développant une approche historico-génétique), mais de souligner certaines de ses caractéristiques générales par rapports aux formes précapitalistes. Ainsi, au XIX° siècle, la famille devient une institution centrale de la bourgeoisie dont une des fonctions est bien “la transmission héréditaire du patrimoine”. Mais, au-delà, la famille moderne va devenir, le modèle dominant dans l’ensemble des classes sociales. Si le développement du travail des femmes et des enfants dans la première moitié du XIX° siècle et la déchirure du tissu social (séparation habitat/travail) produits par la grande industrie détruisent massivement les structures familiales populaires urbaines, un mouvement inverse s’amorce dans la seconde moitié du XIX° siècle pour se poursuivre au siècle suivant.
La généalogie de cette “véritable stratégie de familialisation des couches populaires”, selon la formule de Jacques Donzelot (La police des familles , Minuit, 1977), a donné lieu à des études détaillées (Lion Muraut et Patrick Zyberman Le Petit travailleur infatigable, Recherches, 1976 ; Isaac Joseph et Philippe Fritsch Disciplines à domiciles, Recherches, 1977), mais souvent unilatérales car raisonnant trop en termes de politique de normalisation et, en référence à Michel Foucault (Surveiller et punir, Gallimard, 1975), de “tactique et figures disciplinaires”. On retrouve d’ailleurs à l’époque un problème analogue en ce qui concerne le développement de la scolarisation. Or, cette normalisation est également une mise en place d’un cadre (capitaliste) de socialisation porteur d’une certaine amélioration de l’existence et, plus généralement, remettant en cause des formes de socialisation précapitalistes trop souvent valorisées par une vision “romantique”.
Ce mouvement de “familialisation”, qui se cristallise, en particulier au niveau de l’habitat (Rémy Butel et Patrice Noisette, De la cité ouvrière au grand ensemble, Maspero, 1977), retrouve l’ensemble des caractéristiques mises à jour par la naissance de la famille moderne. Ainsi la nouvelle architecture de l’habitat que décrit longuement Philippe Ariès et à travers laquelle s’organise l’intimité familiale. Les différences sociologiques sont multiples entre les familles bourgeoises du XIX° et les familles ouvrières qui vont se développer ; entre autres l’insertion de ces dernières dans des réseaux spécifiques de sociabilité. Mais au-delà, le cadre de socialisation des individus qui se met en place est le même, en particulier par la façon dont l’institution structure les femmes dans l’espace domestique.
Ces dernières remarques sur cette politique de “familialisation” concomitante à la structuration du rapport salarial montre bien qu’il ne faut pas comprendre la typologie de l’espace social capitaliste – en particulier la distinction privé/public – à la façon dont peut en parler le libéralisme classique qui, de plus, y englobe l’économique. Le privé n’est pas une donnée spontanée générée par ce qui serait l’auto-organisation de la société civile face à l’État. Ce dernier a joué un rôle central dans la construction de la famille, comme d’ailleurs du rapport salarial. Pour autant la distinction privé/public ne renvoie pas à une seule catégorie “idéologique” qui pourrait se déconstruire par la simple mise à jour critique de ses mécanismes de constitution.
Il s’agit d’une division objective de l’espace social générée, répétons-le, par la “dissociation” des rapports de parenté d’avec les rapports politiques et les rapports de production. “Dissociation “ : cette formule ne veut pas dire que, comme si l’on avait affaire à un simple jeu de construction, des rapports, auparavant encastrés l’un dans l’autre, ne feraient simplement que se séparer. Au contraire, dans ce mouvement, ils se restructurent profondément pour donner naissance à des formes sociales spécifiques. Le social, comme objet d’étude, n’est pas une donnée transhistorique homogène traversant de façon indifférenciée l’histoire des sociétés.
Si, comme l’anthropologie et l’histoire nous l’apprennent, les rapports de parenté jouent un rôle décisif dans le statut social donné aux femmes, ce mouvement de “dissociation” ne peut que transformer leurs conditions générales de socialisation et les rapports homme/femme qui en résultent. Redonnons la formule d’Engels : “La direction du ménage perdit son caractère public. Elle ne concerna plus la société ; elle devint un service privé”. La remarque est décisive pour ce qui concerne la famille moderne, mais fausse si on la projette (ce que fait Engels) sur les sociétés de “classes” précapitalistes.
Dans les familles paysannes de l’Ancien Régime, non seulement la femme a des activités autres que les tâches “ménagères” (le mot est anachronique), mais ces tâches ne sont pas séparées de la production sociale, en l’occurrence de l’unité de production qu’est la famille paysanne. Le travail des femmes est présent tout au long des activités de la communauté paysanne qui dit explicitement la division sexuelle du travail tout au long de la production sociale. Ce qu’Engels appelle “la direction du ménage “ – les tâches attribuées aux femmes par la division sexuelle du travail qui ne se réduisent d’ailleurs pas à des activités au sein de la maison- n’est en rien un service privé, en opposition aux travaux réalisés dans la production sociale.
L’opposition masculin/féminin ne recoupe pas celle entre public/privé. Même si c’est de façon moins forte que les hommes, les femmes sont présentes dans “l’espace public” (compris au sens large du terme et non de façon strictement moderne), mais dans des espaces différents de celui des hommes, délimités par leur place dans la division sexuelle du travail. Par contre, dans la famille moderne, qui voit la “direction du ménage” devenir un service privé, l’opposition entre masculin/féminin recoupe bien la division public/privé. Ainsi compris, l’avènement de cette famille ne signifie pas seulement un simple renforcement de la “spécialisation” des femmes dans le travail domestique, mais une véritable rupture dans l’espace qu’elles habitent.
“La femme habite un autre monde”
Cette rupture se traduit par de profondes transformations dans le statut donné aux femmes et la façon dont sont pensés les rapports entre sexe. Pour le résumer en une formule, on peut dire que se met en place un procès contradictoire. D’une part, dans le cadre plus général du mouvement d’individualisation qui se met alors en place, la femme est spécifiée, dans ses rapports avec l’homme, comme un individu ; sous cet angle, elle est reconnue comme un individu égal à l’homme. Mais, d’autre part, cette reconnaissance se réalise à travers une entreprise de naturalisation du nouveau découpage de l’espace social et de la place occupée par la femme : par nature le domaine de la femme est le privé, “l’intérieur” de la nouvelle maison mise en place par la famille moderne. La femme est reconnue comme individu, mais dans cette différence naturelle à travers laquelle se construit la féminité, telle qu’elle a pris corps dans la culture moderne et qui, en particulier, se cristallise dans la catégorie sociale de mère, symétrique à celle de l’enfance, qui se construit alors (Knibieheler et Fouquet, Histoire des mères, Montalba, 1980).
Le discours de Rousseau est manifeste à ce propos et, s’il est quelque peu exacerbé, sa thématique essentielle va se trouver chez la plupart des représentants politico-idéologiques de la Révolution française. La chose a été suffisamment mise en évidence pour qu’il ne soit pas utile d’y revenir ici. Mais il est important de souligner que cette naturalisation doit être comprise au sens fort du terme. Elle procède d’un mouvement plus vaste qui voit la différenciation entre les deux ordres de la nature et de la société jadis encastrés l’un dans l’autre. L’opposition nature/culture présente comme thématique dans les sciences sociales (et introduite par Lévi-Strauss) porte encore la marque de ce mouvement.
Dans les sociétés précapitalistes, la légitimation de l’ordre social se fait toujours (certes sous des formes différentes) par son inscription au sein d’un ordre surnaturel, d’un cosmos. La façon dont la société s’organise est une donnée naturelle, au sens où elle n’est qu’un aspect de cet ordre cosmique plus vaste. Ainsi pour Aristote l’organisation en famille et en cité relève d’une même “loi naturelle”, la cité-État est un agrégat de familles (plus exactement de maisons) et le destin de l’homme d’être un”animal politique” ne peut s’accomplir que par l’intermédiaire de l’oikia (Sissa, « La famille dans la cité grecque », Histoire de la famille, t.1, Armand Colin, 1986)2.
Par contre avec la Révolution française (et plus généralement avec la politique moderne), on assiste, explique Pierre Rosanvallon (Le Sacre du citoyen, Gallimard, 1992, p. 138), à une “auto-institution du social” : l’ordre politique de la société ne relève plus de la nature des choses, au sens donné plus haut, mais d’un contrat passé entre les hommes, il devient conventionnel. “Le rapport entre les sexes s’en trouve profondément affecté, leur ancienne division fonctionnelle se doublant d’une nouvelle séparation : l’identification du masculin à l’ordre de la société civile et du féminin à l’ordre naturel. La femme n’est du même coup plus seulement appréhendée dans ses différences physiques et fonctionnelles par rapport à l’homme à partir de son propre rôle : elle habite dorénavant un autre monde que le sien”.
La thématique qui se développe au sein du mouvement ouvrier à partir de la fin du XIX° siècle s’inscrit dans la même problématique. Elle est d’autant plus significative que les ouvriers qui la portent sont partisans de l’émancipation du genre humain. Ils affirment, comme les bourgeois éclairés du siècle précédent, respecter l’individualité de la femme. Mais, expliquent Jacques Rancière et Patrice Vauday (Les Révoltes logiques, hiver 1975 p. 17,18), “la libération de la femme, c’est son retour à sa vocation naturelle. (Elle) passe par l’existence d’un domaine réservé. (La femme) participe au maintien d’un espace fermé à l’intrusion patronale et étatique : l’ordre naturel de la famille”. Ce discours est repris par bon nombre de féministes. S’il se démarque – par exemple en acceptant l’union libre – de certaines valeurs de la famille bourgeoise, sa structure est la même que celle du discours tenu au XVIII° siècle sur la féminité : la femme est reconnue comme un individu égal à l’homme, mais dans sa différence, à travers justement cette vocation “naturelle”. Le constat est d’autant plus frappant que, à la même époque, l’historicité de la famille devient une question acquise dans les sciences sociales naissantes. La tentation est alors forte de faire de ce discours le simple effet de “préjugés” alimentés par la concurrence de la main-d’œuvre féminine, issus de l’ancienne famille patriarcale en voie de disparition alors que, au contraire, il s’articule à la construction de la nouvelle famille moderne.
Un procès contradictoire
Le mouvement historique à travers lequel se constitue la féminité et donc contradictoire. L’autre face de cette naturalisation est la “biologisation et la sexualisation du genre et de la différence des sexes”, pour reprendre une formule de Michelle Perrot (La Place des femmes, La Découverte, 1995, p. 42) faisant référence au livre de Thomas Lauquer (La Fabrique du sexe, Gallimard, 1992) ; un travail qui se situe dans la lignée de Michel Foucault et, ce faisant, donne une vision unilatérale du procès historique. Il serait intéressant, sous cet angle, d’entrer plus en détail sur l’éclairage différent porté par les études historiques sur la médicalisation, portée par les hommes, d’un problème comme celui de l’accouchement. Ainsi Mireille Laget (Naissances, Seuil, 1982) insiste sur la perte de pouvoir de la communauté des femmes qui, dans le passé prenait en charge cet accouchement et, dans la préface de l’ouvrage, Philippe Ariès jette un regard nostalgique sur les anciennes formes de sociabilité et de savoir-faire féminins. Par contre Edward Shorter (Le corps des femmes, Seuil1982) met uniquement l’accent sur les progrès introduits par cette médicalisation, faisant de “l’alliance” entre les médecins éclairés et les femmes un des facteurs de l’émancipation de ces dernières des contraintes traditionnelles pesant sur leur corps.
On retrouve également un éclairage différent dans l’appréciation portée sur les caractéristiques du mariage lié à cette nouvelle famille émergeant au XVIII° siècle. Pour Elisabeth de Fontenay, il “assujettit la femme puisqu’il transforme le contrat familial entre familles de type patriarcal en un lien conjugal interindividuel et dénué de toute dimension socio-politique. En privatisant ce lien, on rejette la femme hors de la vie publique” (Les Temps Modernes, mai 1976, p. 1792). Ce faisant, l’auteur souligne un des aspects du processus, contre une vision linéaire du progrès historique que n’évite pas toujours Edward Shorter dans L’invention de la famille moderne qui, rejetant toute vision idyllique des anciennes formes de sociabilité, met uniquement l’accent sur les potentialités ouvertes. Reste qu’Elisabeth de Fontenay oublie la dynamique de transformation qui s’inscrit dans ce lien interindividuel. Il en va ainsi, comme l’indique Jean-Louis Flandrin dans Familles, dans les rapports sexuels, avec la reconnaissance de la femme comme partenaire. Ici encore, il serait intéressant de revenir plus en détail sur le schématisme de certaines analyses qui lient avènement de la bourgeoisie et processus de normalisation sexuelle, d’enfermement de la sexualité et de l’amour dans la famille. L’accent mis sur ce qui serait une liberté sexuelle plus grande dans les sociétés d’Ancien Régime (Solé, L’amour en Occident à l’époque moderne, Albin Michel, 1976), oublie qu’il s’agit, pour l’essentiel, d’une libre sexualité masculine, se traduisant par des rapports de domination brutaux sur les femmes.
Plus généralement, la transformation du mariage “en un lien conjugal interindivuel” veut dire qu’il tend à se donner comme un contrat entre deux individus présupposés libres et égaux. Le ver est dans le fruit de la dépendance millénaire des femmes par rapport aux hommes. Cette situation se retrouve au plan juridique. Sous l’Ancien Régime, certaines femmes peuvent voter car la tradition féodale lie ce droit à un statut (par exemple la propriété d’un fief) et non à la personne. La Révolution française supprime tout droit de vote aux femmes, mais introduit certains progrès au niveau du droit privé ; en particulier, au moins dans un premier temps, un droit de divorce relativement égalitaire.
Production capitaliste et division sexuelle du travail
Je n’irai pas plus loin dans ces remarques et soulignerais un autre aspect de la dimension contradictoire de ce procès de socialisation des femmes qui ne recoupe exactement celui qui vient d’être décrit. Il concerne le rapport des femmes à la production sociale et du devenir de ce qu’il est convenu d’appeler la division sexuelle du travail. Convenu d’appeler : en effet, au-delà de ce qui semble une évidence, cette catégorie fonctionne davantage comme “prénotion” que comme catégorie d’analyse rigoureuse. D’abord, en ce qui concerne la notion de division de travail elle-même car le travail, comme catégorie spécifique est une invention de la modernité. Ensuite, la catégorie de division du sexuelle du travail est souvent employée pour parler de deux réalités différentes. Au sens strict du terme – c’est en tout cas ainsi que je l’emploierai – elle veut dire que les activités de production sont organisées selon le principe d’une division du travail entre sexes. Mais elle peut vouloir dire que la division du travail est sexuée, au sens où, sans relever d’un principe d’organisation du social selon la différence de sexe, elle fonctionne selon des rapports asymétriques entre les sexes.
Revenons à la famille moderne. Nous avons dit que son avènement ne signifie pas un simple renforcement de la “spécialisation” des femmes dans le travail domestique, mais une véritable rupture dans l’espace qu’elles habitent. En tant qu’elles sont déterminées par les rapports de parenté, les femmes n’existent plus comme groupe social spécifique disposant, selon la place que leur donne la division du travail entre sexes, de leurs propres espaces dans “l’espace public” (au sens large du terme) structuré par la production sociale. Les femmes habitent à présent “un autre monde” que les hommes.
La division du travail entre sexes ne fonctionne plus pour délimiter les espaces respectifs entre deux groupes sociaux présents au sein de la production sociale, mais pour tracer une frontière entre deux espaces sociaux de nature différente. Enfermées dans la famille et “la direction du ménage” devenu service privé, les femmes, en tant qu’elles sont déterminées par les rapports de parenté, sont expulsées de la production sociale. Mais, en même temps, leurs conditions de participation à celle-ci sont profondément transformées car la division du travail entre sexes n’est plus un principe organisateur de la production capitaliste, contrairement à ce qui se passe dans les formes de production précapitalistes.
Le constat peut sembler étonnant de la part de quelqu’un qui renvoie à l’élaboration des années 1970/80 pendant lesquelles des études commencent à être produites qui, justement, montre que dans la production sociale capitaliste, la division du travail est fortement sexuée (Kergoat, Critiques de l’économie politiques, oct-déc 1978). Certes. Mais une chose est de souligner la dimension sexuée de cette division, autre chose est d’affirmer que la division du travail entre sexes est un des principes d’organisation de la production comme dans les formes précapitalistes. C’est-à-dire que cette production est organisée en fonction de la différence des sexes et que, en conséquence, cette division est dite ouvertement. Dans les sociétés “primitives”, dans lesquelles les rapports de parenté fonctionnent comme rapports de production, la production sociale est structurée par les rapports de sexe. Maurice Godelier (La production des grands hommes, Fayard, 1982) montre comment chez les Baruya, la légitimation de l’ordre social – c’est-à-dire son inscription dans un ordre surnaturel – est tout entière construite autour des rapports de domination des hommes sur les femmes. Dans les sociétés précapitalistes de “classes”, d’autres divisions sociales deviennent dominantes, mais l’organisation de la production sociale selon les rapports de sexe garde toute son importance ; ainsi dans les diverses communautés paysannes exploitées par les “classes” dominantes.
Dans La Domination masculine (p. 53), Pierre Bourdieu fait remarquer, à juste titre, qu’il faut se garder de projeter sur ces sociétés une vision issue du monde moderne. Car le travail, au sens où nous l’entendons, comme pratique différenciée d’autres activités, n’existe pas. Dans ces sociétés “le travail” est “une fonction sociale que l’on peut dire “totale” ou indifférenciée” qui, de plus, ne concerne pas les seules activités productives. Le constat que je viens de faire sur la place de la division sexuelle du travail n’en est que plus important puisque celle-ci touche non pas seulement à une activité spécifique d’un individu (le travail au sens moderne), mais à une “fonction sociale” globale qui donne un statut à cet individu dans la communauté. Cette division structure donc une hiérarchisation inégalitaire qui définit un groupe social – en l’occurrence les femmes – tout au long de l’espace social de la communauté concernée.
Si la division sexuelle du travail n’existe plus comme principe d’organisation de la production sociale capitaliste, c’est parce que les rapports de parenté se sont totalement “dissocié” des rapports de production. Et parce que, plus généralement, tout comme le travail salarié capitaliste ne spécifie pas les individus selon des statuts, la division du travail dans une entreprise moderne ne se structure pas, dans ses formes de légitimation, à travers une hiérarchie définie par des statuts sociopolitiques, mais à travers ce que le jeune Marx appelle une “hiérarchie de savoir” dont l’existence est légitimée par les seules contraintes d’organisation technico-scientifique de la production. Naturellement, il ne s’agit pas de dire que cette division du travail est “neutre”, exempte de rapports de domination et sans dimension sexuée. Il s’agit de souligner le rapport contradictoire des femmes à la production sociale.
Le rapport salarial ne spécifie pas les individus selon des statuts
Les femmes sont “prolétarisées” (deviennent salariées) en tant que groupe social spécifique. Statut qui se manifeste par des phénomènes largement analysés : double journée de travail, variation de l’emploi en fonction du chômage, temps partiels bas salaires, métiers dits féminins, etc. Toutefois, dans ce dernier cas, la variation au gré des conjonctures ou de l’évolution historique montre que le caractère sexué des filières de l’emploi ne renvoie pas à ce qui serait une définition sociale stricte du masculin et du féminin dans la production. Certes, cette dernière ne se contente pas d’enregistrer de rapports asymétriques entre les sexes, elle contribue à le reproduire. Reste que, en dernière analyse, cette situation ne découle pas des caractéristiques de la production capitaliste, mais du statut donné aux femmes par la famille moderne ; au demeurant, c’est bien ce que disent en général les études sur le caractère sexué de cette dernière.
La contradiction joue également dans l’autre sens. Les femmes sont prolétarisées en tant que femmes, mais, ce faisant elles deviennent salariées. Un des acquis du féminisme est d’avoir montré que cette participation à la production sociale n’est pas synonyme d’émancipation, mais la grosse majorité de ses composantes n’a pas remis en cause le fait que devenir salariées soit un facteur important, voire décisif, dans la marche vers cette émancipation. Je n’insisterai pas sur ce point là. Sinon pour souligner que la question n’est pas seulement celle de l’indépendance financière, de la participation à des activités sociales, etc. Le rapport salarial ne spécifie pas l’individu selon des statuts. En tant qu’échangiste de cette marchandise quelque peu particulière qu’est la force de travail, le salarié est saisi par le rapport social spécifique qu’est le rapport salarial capitaliste comme un individu tout à la fois libre et égal aux autres individus. Et cette détermination n’est pas de pure forme, même si, par ailleurs, le salariat est un rapport social servant de médiation à l’exploitation capitaliste.
Même si ce rapport est sexué, cette détermination existe pour la femme salariée qui, devenue échangiste, est saisie comme individu à la fois libre et égale aux autres individus, entre de plain-pied dans la sphère politico-juridique moderne à travers laquelle s’énonce, comme exigence sans cesse répétée, la question du droit à la liberté et à l’égalité. Toutefois la catégorie d’égalité n’est pas ici tout à fait la même que celle dont nous avons parlé à propos de la famille moderne qui spécifie la femme comme individu sexué. Or, explique Marx, le procès d’échange de marchandise ne présuppose pas seulement la liberté et l’égalité des individus, il dit leur équivalence ; pour lui la différence entre individus n’existe pas. En ce sens, ce qui caractérise le sujet politico-juridique moderne est son abstraction au sens fort du terme ; l’individu est abstrait de ses conditions relationnelles d’existence, donc il n’est pas sexué.
Certes, en particulier avec le développement du droit social, tout un pan du droit moderne va se concrétiser pour traiter des individus en tant qu’ils appartiennent à un groupe social particulier. On retrouve d’ailleurs ici le statut donné aux femmes par la famille moderne ; ainsi lors de la construction de l’État providence. Même si, par la suite certains pays ont pris des distances avec lui, “la plupart des États ont mis en place un modèle sexué d’accès aux droits sociaux, qui définit et traite les femmes en tant qu’épouses et/ou mères” (Lewis, La place des femmes, La Découverte, 1997, p. 406). Toutefois dans son noyau dur à travers lequel est spécifié le sujet politico-juridique, le droit moderne reste bien caractérisé par l’abstraction. C’est d’ailleurs ce qui permet de comprendre la place qu’il a occupé (et occupe toujours) dans les luttes d’émancipation au nom d’une exigence sans cesse répétée “d’égaliberté” car il existe “ une tension permanente entre les conditions qui déterminent historiquement la construction d’institutions conformes à la proposition de l’égaliberté, et l’universalité hyperbolique de l’énoncé” (Balibar, Les Frontières de la démocratie, La Découverte, 1992, p. 138). Mais, ce faisant, rien n’est dit sur la différence de sexes. Ainsi posée, la question de l’égalité et de la différence -récurrente, on le sait, dans le féminisme – est une question spécifique de la modernité.
J’ai parlé à plusieurs reprise d’un procès de socialisation contradictoire des femmes institué par le capitalisme. La formule ne veut pas laisser croire que ces contradictions fonctionnent pour ainsi dire d’elles-mêmes afin de faire évoluer le système. En elle-même une contradiction est muette si elle ne devient pas une contradiction sociale ; c’est-à-dire si elle n’existe pas comme conflit social, lutte sociale, etc. à travers laquelle se structurent des acteurs sociaux. Et c’est ce mouvement qui fait évoluer le système. On sait, par exemple, que des luttes ont été nécessaire, en particulier sur la question de la citoyenneté, pour que le salarié devienne un sujet juridico-politique. Reste que rendre compte d’un procès général de socialisation contradictoire est important pour comprendre non seulement ce qui nourrit les luttes d’émancipation mais également ce qui structure leur horizon.
Remarques sur le livre de Pierre Bourdieu
C’est toute cette dimension qui disparaît dans le livre de Pierre Bourdieu. Revenons à la façon l’auteur parle de la domination masculine à partir de ses analyses de la société kabyle développées dans Le sens pratique (Minuit, 1980). “L’ordre social fonctionne comme une immense machine symbolique tendant à ratifier la domination masculine sur laquelle il est fondé : c’est la division sexuelle du travail, distribution très stricte des activités imparties à chacun de deux sexes, de leur lieu, leur moment, leurs instruments ; c’est la structure de l’espace, avec l’opposition entre le lieu d’assemblée ou le marché, réservés aux hommes, et la maison, réservée aux femmes, ou, à l’intérieur de celle-ci, entre la partie masculine, avec le foyer, et la partie féminine, avec l’étable, l’eau et les végétaux ; c’est la structure du temps, journée, année agraire, ou cycle de vie, avec les moments de rupture, masculins, et les longues périodes de gestation, féminines” (p. 16). Pierre Bourdieu décrit ici de façon précise une société précapitaliste dans laquelle, manifestement, les rapports de parenté fonctionnent comme cadre important de reproduction de l’ensemble des rapports sociaux.
Le problème est que, ce faisant, il entend construire un modèle théorique permettant de rendre compte de la domination masculine en général (tout au moins pour les sociétés méditerranéennes) dont la société kabyle fournirait la “forme canonique” (p. 113). En effet, “bien que les conditions ‘idéales’ que la société kabyle offrait aux pulsions de l’inconscient androcentrique aient été en grande partie abolies et que la domination masculine ait perdu quelque chose de son évidence immédiate, certains des mécanismes qui fondent cette domination continuent à fonctionner comme la relation de causalité circulaire qui s’établit entre les structures objectives de l’espace social et les dispositions qu’elles produisent tant chez les hommes que chez les femmes. (…) Les changements visibles qui ont affecté la condition féminine masquent la permanence des structures invisibles” (p. 63, 113).
Si dans la société kabyle la domination masculine a cette “évidence immédiate”, c’est que les rapports de parenté ne sont pas “dissociés” des autres rapports sociaux. J’ai souligné comment cette “dissociation”, caractéristique du capitalisme, fait partie d’un mouvement plus vaste de réorganisation du social (des “structures objectives de l’espace social”) qui se traduit par de nouvelles conditions générales de socialisation des femmes ; comme d’ailleurs de l’ensemble des individus. Manifestement, pour Pierre Bourdieu, hormis cette perte de visibilité, la structure objective du “monde sexuellement hiérarchisé” reste similaire et produit les mêmes dispositions chez les hommes et chez les femmes.
Cela est d’autant frappant que chez lui, la catégorie d’inconscient ne relève manifestement pas d’une problématique freudienne. Elle désigne simplement l’existence de structures cognitives non conscientes qui s’articulent à une “construction sociale des corps”. Je ne vais pas ici discuter de la théorie de la violence symbolique de Pierre Bourdieu. Toutefois en ce qui concerne la construction sociale des corps, je préfère les formules de Maurice Godelier. Par exemple : “Le corps humain partout fonctionne comme machine ventriloque de l’ordre social et cosmique. Les représentations du corps incorporent l’ordre social…” (1997, p. 442). Si c’est le cas, l’analyse doit prendre comme point de départ la façon dont l’ordre capitaliste structure “un monde sexuellement hiérarchisé”, dans sa différence avec celui des sociétés précapitalistes. Somme toute, on retrouve ici un point général de méthode d’analyse du capitalisme. Pour reprendre une formule de Daniel Bensaïd (Marx l’intempestif, Fayard, 1995) “l’ordre logique prime l’ordre historique” , au sens où – comme l’indique sans cesse Marx – le point de départ de l’analyse est celui des conditions structurelles de reproduction de ce système social. Pierre Bourdieu propose, lui, une approche historico-génétique, en l’occurrence une “sociologie génétique de l’inconscient sexuel” (p. 113).
Au demeurant si son livre présente un tableau cohérent des formes de domination masculine dans la société kabyle, pour traiter de la situation des femmes dans la société moderne, il procède surtout par coups de projecteur et remarques de méthode, sans se préoccuper d’en tracer un tableau similaire ; ne serait-ce que pour faire apparaître les éléments de continuité et de différence. Il serait intéressant de revenir plus en détail sur les analyses faites dans Le sens pratique pour faire apparaître toutes les différences qui ne sont pas traitées ; en particulier celles concernant la production sociale et de l’espace social qui, dans la société kabyle, ont une structure caractéristique des formes précapitalistes : ils sont tout entiers structurés selon les mêmes principes de division sexuelle (avec sa dimension cosmique). L’organisation interne de la maison kabyle que décrit Pierre Bourdieu reproduit cette division sexuelle de l’espace, mais de façon inversée. Par contre, la maison moderne dont parle Philippe Ariès est partie prenante d’une structuration de l’espace social (public/privé) que nous avons décrite. Non seulement son découpage interne (typologie des pièces, etc.) n’est pas le même que celui de la maison kabyle, mais l’organisation de l’espace domestique vise à développer le “privé conjugal”, va dans le sens d’un “renforcement du couple et non d’une distinction masculin/féminin” (Lefaucher, Segalen, La Place des femmes, La Découverte, 1995).
Il est vrai que si l’on se contente de raisonner selon “des oppositions pertinentes” qui, dans ce cas, se traduisent par une homologie transhistorique de l’opposition féminin/masculin, dedans/dehors, privé/public, il est difficile de percevoir la rupture introduite par le capitalisme dans la structuration objective de l’espace social. Bien plus important est le silence fait sur un des aspects essentiels de ce que nous avons appelé le procès contradictoire de socialisation des femmes généré par le capitalisme : celui de l’égalité (et, au-delà, de l’égaliberté). “Dans toute science historique ou sociale en général, il ne faut jamais oublier (…) que le sujet, ici la société moderne bourgeoise, est donné aussi bien dans la réalité que dans le cerveau, que les catégories expriment donc des formes d’existence” de cette société, explique Marx dans son Introduction à la critique de l’économie politique ( Éditions sociales, 1957, p. 179). ’est dire que, pour rendre compte de la société moderne, il n’est pas possible d’analyser d’abord ce qui serait son objectivité sociale pour, dans un second temps, traiter des “idées”, des formes de représentation accompagnant son développement. L’égalité, telle que la dit le monde moderne est une catégorie sociale, renvoie à l’existence d’une forme sociale objective.
Imaginaire social et “économie des biens symboliques”
Cette absence de traitement de l’égalité comme forme sociale objective est d’autant plus manifeste que Pierre Bourdieu a la volonté “d’échapper à l’alternative ruineuse entre le “matériel”, et le “spirituel” ou “l’idéel” (p. 9). Force toutefois est de constater que cet oubli est récurrent puisque, par exemple, lorsqu’il traite des formes de domination symbolique de l’État moderne, il réussit ce tour de force de ne pas parler de la spécificité du sujet politico-juridique moderne : le lecteur de ses textes ignore tout simplement que, pour la première fois dans l’histoire, existe un État qui dit la liberté et l’égalité des individus-citoyens.
Au demeurant dans La Domination masculine, Pierre Bourdieu traite très peu du rapport salarial moderne. Sans doute parce que, à cause du découpage schématique de la société en champs auquel procède sa sociologie, il fait partie du seul champ “économique”, alors que c’est un rapport social décisif pour qui veut comprendre les conditions générales de socialisation de l’individu moderne dans leurs différences avec les formes précapitalistes.
Ici encore Pierre Bourdieu raisonne d’abord en termes de continuité. Dans les deux cas, les femmes y fonctionnent comme des “moyens d’échange” car leur statut est fondamentalement déterminé par la place qu’elles occupent dans “l’économie des biens symboliques”. “De même que, dans les sociétés les moins différenciées, elles étaient traitées comme des moyens d’échange permettant aux hommes d’accumuler du capital social et du capital symbolique au travers des mariages, véritables investissements permettant d’instaurer des alliances plus ou moins étendues et prestigieuses, de même, aujourd’hui, elles apportent une contribution décisive à la production et à la reproduction du capital symbolique de la famille, et, d’abord, en manifestant, par tout ce qui concourt à leur apparence – cosmétique, vêtement, maintien, etc. – le capital symbolique du groupe domestique : de ce fait, elles sont rangées du côté du paraître, du plaire” (p. 106)3.
Tout se passe comme si l’avènement du capitalisme se traduisait par un simple processus de différenciation “de l’économie des biens symboliques” – dont le mariage est une pièce centrale – qui se serait simplement autonomisée tout en gardant une même structure. Ce n’est pas tout fait comme cela que les choses se passent. Et si l’on veut remettre en cause une approche “économiste” de la famille mieux vaut renvoyer, par exemple, à Maurice Godelier : “ Les rapports de parenté constituent les supports de processus d’appropriation et d’usage de la terre ou de titres, de statuts, bref de réalités aussi bien matérielles qu’immatérielles, qui se présentent aux yeux des acteurs sociaux comme essentielles à la reproduction d’eux-mêmes et de leur société” (Annales sept-oct1993 p. 1196). Dans la société d’Ancien Régime où les “classes” dominantes sont des “ordres” la question du “paraître” est décisive car elle est signe d’un rang. Ce qui permet de comprendre pourquoi, à l’encontre de ce que nos sociétés considèrent rationnel du point de vue économique, les grands seigneurs se ruinaient dans la construction d’une “Maison”, signe d’un certain rang (Elias, La Société de cour, Flammarion 1985). Ce qui permet de comprendre les stratégies matrimoniales de la bourgeoisie de l’époque en direction de la noblesse qui, toujours du point de vue “économique” n’étaient pas spécialement rentables. Dans ce cadre l’accumulation de “capital symbolique” à travers le mariage des femmes était un élément important, voire décisif.
Le symbolique travaille à partir de ce qu’est la dimension imaginaire d’un rapport social. Et si cet imaginaire est constitutif de l’objectivité du social, alors il est difficile d’en parler sans l’articuler à l’analyse plus large des rapports sociaux régissant les conditions spécifiques de reproduction d’ensemble d’une société donnée. À supposer que la catégorie de “capital symbolique” soit pertinente (je ne le crois pas, mais c’est un autre problème), on ne peut faire comme si les conditions de production et de reproduction du capital symbolique de la famille resteraient les mêmes avec l’avènement de la famille moderne. À moins d’ignorer sa nouveauté comme le fait Pierre Bourdieu qui, au contraire et une fois encore, souligne une continuité : “Les femmes sont restées longtemps cantonnées dans l’univers domestique et dans les activités associées à la reproduction biologique et sociale de la lignée” (p. 104).
La lignée : le mot est significatif. Il renvoie à d’autres catégories comme celles de “maisonnée”, Maison, lignage, caractéristiques, par exemple, de la famille de l’Ancien Régime. Soit la famille dans les “classes” dominantes. La reproduction de son capital symbolique est alors décisive car, comme je l’ai signalé à propos de la “Maison”, elle concerne la représentation (la mise en scène) publique d’un statut socio-politique dans une société structurée selon des “ordres”. Si, outre, sa reproduction biologique, les femmes ont une fonction dans la reproduction sociale de cette famille, ce n’est pas essentiellement à travers du statut de femme/mère de la famille moderne, enfermée dans le privé. Elle se joue au niveau du paraître, de la mise en scène de ce statut, essentiel pour la reproduction de la lignée. Et, ce faisant, les femmes ne sont pas “cantonnées dans l’univers domestique”, cette mise en scène n’est pas de l’ordre du privé : la “Maison” est un espace “public”, on y tient salon. On sait le rôle “public” que jouent les femmes dans les salons au XVIII° siècle.
On se souvient comment Elisabeth de Fontenay souligne que, avec l’avènement de la famille moderne le mariage perdait sa “dimension sociopolitique” pour se transformer en lien privé, rejetant la femme hors de la vie publique. C’est très précisément à tout ce “paraître” avec sa dimension publique que s’oppose alors l’image de la femme-mère dont le domaine est le privé qui va être le point de départ de la construction sociale de la féminité, dans sa version moderne. La femme n’est plus du côté du “paraître” mais du “privé”. C’est dans ce cadre, et à partir de l’imaginaire qui le structure, que les femmes participent à la “reproduction biologique et sociale”, non pas de la lignée, mais de cette nouvelle famille. Et -dernière remarque – cette famille n’a pas pour fonction constitutive de mettre en scène publiquement un statut social dans une société structurée selon des hiérarchies sociopolitiques.
Naturellement il faudrait nuancer ces remarques afin de montrer comment, par exemple, dans la bourgeoisie du XIX° siècle, où les stratégies matrimoniales sont liées, tout à la fois à des problèmes de transmission de patrimoine et de statut social, les femmes fonctionnent souvent comme “moyens d’échange” . De même, il est évident que se jouent à travers la famille (comme ailleurs) les “signes de distinction” dont parle Pierre Bourdieu. Ici, je voulais simplement souligner que le modèle théorique (et non telle ou telle description concrète) qu’il propose pour rendre compte du statut de la femme dans le mariage est tout entier surdéterminé par des formes antérieures dans lesquelles, effectivement, les femmes fonctionnent comme “moyens d’échange” et où la mise en scène publique de la famille comme “capital symbolique” joue un rôle central.
Antoine Artous
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Texte paru dans la revue Critique communiste, n° 154, hiver 1999, qui présentait un dossier « Femmes ».
SOURCE : http://www.contretemps.eu
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- 1. En lien avec la présence active de ses militantes au sein du mouvement autonome des femmes, la Ligue Communiste Révolutionnaire (comme la IV° Internationale) a participé pleinement à ces discussions et à ce travail d’élaboration qui, quelles que soient par ailleurs les fortes contradictions internes induites par le développement du féminisme, a gardé une dimension mixte. Articles de Critique Communiste ou numéro spécial, articles dans Inprecor, livres aux éditions la Brèche, création des Cahiers du féminisme. Je le dis comme je le pense (car l’aspect strictement universitaire des bibliographies données sur cette époque l’occulte) : parmi les organisations se réclamant du marxisme, la Ligue est celle qui a le plus systématiquement confronté les acquis de ce dernier et du mouvement ouvrier sur “la question femme” aux questions posées par l’irruption du féminisme. C’est explicitement en référence à cette expérience collective que se situe cet article. Pour ce qui concerne plus particulièrement mon propre travail je renvoie à “Système capitaliste et oppression des femmes”, dans « Femmes, capitalisme, Mouvement ouvrier », numéro spécial de Critique Communiste janvier 1978. Voir également “À propos des débats sur la famille”, Politis la revue, nov-déc 1994/janv1995.
- 2. Sans entrer dans le détail, il faut rappeler que le couple polis/oikia n’est pas tout à fait homologue au public/privé moderne comme on le laisse parfois entendre. Par contre il est intéressant de souligner comment l’apparition de la cité et sa citoyenneté, seul exemple de forme de pouvoir politique précapitaliste non patrimonial (dont l’espace n’est pas structuré par les rapports de parenté), non seulement la femme est exclue de l’exercice de la citoyenneté, mais comment une cité comme Athènes qui pousse le plus loin la remise en cause de la structure de la maison (oikia) , est celle dans laquelle, par rapport à d’autres cités, les femmes sont le plus exclues de la communauté citoyenne.
- 3. La féminité comme située du côté de l’apparence, du paraître et du plaire. Les formules raisonnent comme un écho à celles de Piera Aulagnier- Spairani (Le désir et la perversion, Seuil, 1966 p. 72), qui se réclame de Lacan, lorsqu’elle parle de la constitution du féminin, dans ses rapport au phallus : “Là où le garçon tentera de se rassurer en se disant que ce qui manque à la femme, c’est lui qui le possède (…), la fille, elle, ne peut que s’avouer que le désir de la mère, si elle veut continuer à en être le support, fait qu’elle doit renfoncer à être pour paraître, et pour paraître ce que justement elle n’est pas et n’a pas”. C’est son corps en entier qui fonctionne comme équivalent phallique. Cette approche de la féminité comme apparence, mascarade est discutée au sein de la psychanalyse (André, La Sexualité féminine 1997 p. 45). Je ne sais pas si Pierre Bourdieu connaît ce texte qui, à l’époque eu quelques échos, mais il permet de rendre compte de la façon dont fonctionne souvent l’approche qu’il a du statut des femmes dans ladite économie des biens symboliques. Tout se passe souvent comme s’il “collait” à certaines analyses de la psychanalyse pour, en quelque sorte, leur donner une épaisseur sociologique.Reste que, vu le statut de l’inconscient freudien, cette sociologie de l’inconscient est quelque peu problématique. Et l’on ne peut “emprunter” des analyses à la psychanalyse en “oubliant” ce qu’elle présuppose : un inconscient qui a, justement, peu à voir avec la sociologie. Pierre Bourdieu procède de façon un peu similaire avec Lévi-Strauss. D’une part, il reprend comme telle – sans la discuter – la thèse selon laquelle, en lien avec la prohibition de l’inceste, l’échange des femmes est une dimension symbolique constitutive du lien social (du passage de la nature à la culture). D’autre part, il entend développer une approche sociologique du phénomène (par justement la référence à l’économie des biens symboliques), alors que ce n’est pas du tout ce qui est en jeu chez Lévi-Strauss.