Ou quand des mères s’organisent…
Au début du printemps 2011, le projet de fermeture d’une classe est annoncé pour une école de quartier d’une ville du Gard. Durant trois semaines, quelques dizaines de mères occupent l’école et organisent des actions pour tenter d’empêcher cette fermeture.
Le texte qui suit est l’interview d’une des instits de l’école qui a participé à la lutte aux côtés de ces mères. Elle nous y donne ses impressions sur les enjeux, en termes de rapports entre hommes et femmes (pères/mères), qui ont traversé cette lutte. Bien qu’elle n’ait vécu ces enjeux que d’une manière extérieure, et faute d’avoir pu recueillir les récits des principales protagonistes (les mères en lutte), nous livrons tout de même cette interview. Choix motivé par l’importance que nous voyons dans le fait de mettre en avant les mécanismes qu’elle illustre et les questions qu’elle soulève…
▶ En quelques mots, peux-tu nous expliquer le déclenchement, les acteurs, le contexte et ton rôle dans cette lutte ?
Ça a démarré à l’annonce d’une fermeture de classe l’an dernier. Fermeture liée aux nombreuses suppressions de postes de ces dernières années. Du coup ça joue sur les quotas d’effectifs pour une ouverture ou une fermeture de classe, maintenant il faut plus d’élèves par classe et on ne rentrait plus dans les quotas. Nous, l’équipe enseignante, dès qu’on a été averti par l’inspection que potentiellement ils allaient fermer une classe dans l’école, on a prévenu les quelques parents d’élèves qu’on voit le plus souvent, en leur demandant ce qu’eux en pensaient et s’ils étaient prêts à faire quelque chose pour éviter cette fermeture de classe. Puis, on a proposé une première réunion à propos de ça. On s’attendait pas à ce qu’il y ait beaucoup de monde. Mais en fait, à peu près une cinquantaine de parents sont venus. Essentiellement des mères, mais il y avait aussi une dizaine de pères, quand même. A l’issue de cette réunion, les parents d’élèves ont décidé de se revoir pour organiser des actions et essayer d’éviter cette fermeture de classe.
▶ Et du coup ils se sont revus entre parents d’élèves ?
Oui, ils se sont revus dès le lendemain dans les locaux de l’école. Au départ, ils sollicitaient beaucoup notre présence, mais vu que c’était plus pratique pour eux de se réunir sur le temps de classe, on ne pouvait pas être là tout le temps. Et puis, on avait vraiment envie qu’ils s’approprient leur lutte, on pensait qu’ils avaient pas forcément toujours besoin de nous. Au fur et à mesure, s’est instauré un échange entre les parents mobilisés et les enseignants, ils nous demandaient notre avis sur les décisions qu’ils avaient prises, on leur donnait. De même, on leur demandait aussi leur avis avant de faire quelque chose, pour être sûr que cela n’allait pas à l’encontre de ce qu’ils avaient décidé.
▶ Tu dis qu’à la première réunion il y avait environ dix pères sur une cinquantaine de parents d’élèves. Par la suite, comment s’est manifestée cette participation des mères et des pères ?
Dès le départ, ce sont essentiellement des femmes qui se sont mobilisées parce que, sur le quartier, la plupart des femmes ne travaillent pas alors que les pères… bon, y’en a beaucoup qui ne travaillent pas, mais quand quelqu’un travaille dans le ménage c’est souvent l’homme. La deuxième chose c’est que tout ce qui concerne l’école et les enfants c’est surtout les femmes qui le gèrent. Donc au début y a bien eu quelques pères de famille mobilisés, mais ils étaient en minorité. Et très rapidement, ils ont en fait… disparu des réunions. On ne les voyait plus. Même si, dans un premier temps, ils étaient quand même là en soutien quand il y avait des actions du style blocage de rond-point, petite manif… au cas où il y auraitun problème.
▶ D’après toi pourquoi est-ce qu’ils ne participaient pas ?
Je pense que certains n’étaient pas très à l’aise du fait qu’il y avait beaucoup de femmes dans les réunions et peu d’hommes. D’autres considéraient carrément que puisque ça relevait de l’éducation des enfants, c’était plutôt une histoire de femmes, c’était à elles de gérer ça.
▶ Le fait qu’elles se retrouvent à quarante femmes et dix hommes dès la première réunion, c’est un décalage qui leur a sauté aux yeux dès le départ ?
Oui, ça leur a sauté aux yeux, c’était l’objet de plaisanteries. « Ouais, y’a pas nos maris ». « Ouais, c’est les femmes qui s’occupent de ça ». Pour les femmes qui étaient là, il était acquis que c’était elles qui allaient lutter, plus que leurs époux. « Les hommes, ils ont autre chose à faire que venir traîner à l’école, c’est nous qui élevons les enfants ». L’implication des hommes dans l’éducation des enfants, c’est quelque chose dont on a pas mal discuté. Au niveau des enseignants, on était quasiment que des femmes, ça permettait d’échanger autour de ce type de sujets sans trop de gêne. Mais cela se faisait toujours lors de discussions en dehors des réunions, en passant un moment ensemble et en parlant de tout et de rien. Chacune pouvait alors parler de son vécu, de sa vision de la maternité, voire du couple. Des décalages sont apparus entre les manières de vivre de chacune : plus ou moins d’implication de nos compagnons dans l’éducation des enfants, tâches plus ou moins cloisonnées à la maison et surtout une plus ou moins grande liberté de mouvement.
Donc d’un côté c’était en quelque sorte leur rôle de mener cette lutte, mais au bout d’un moment les maris ont commencé à être plutôt agacés parce que ça durait dans le temps. Leurs femmes étaient souvent dehors et le repas n’était pas forcément prêt à midi ni même le soir, sans compter qu’elles étaient moins disponibles pour s’occuper des enfants. Ajouté à cela le fait qu’ils ne pouvaient pas savoir tout ce que faisaient leurs femmes : entre elles, elles décidaient des actions, elles quittaient l’école, revenaient, repartaient, sans forcément les informer.
Cela a fini par générer des tensions dans les ménages. On a eu l’occasion d’en discuter plusieurs fois, souvent sur le ton de la plaisanterie. Lorsqu’il nous arrivait, à une collègue et moi-même, de leur faire remarquer qu’on pouvait vivre autrement, que leurs maris pouvaient se faire à manger tout seuls par exemple, elles nous expliquaient qu’on ne pouvait pas comprendre parce que pour nous c’est pas pareil, qu’on peut se permettre de faire des choses pour nous seules, de ne pas rentrer chez nous, parce que nos maris ou compagnons sont plus ouverts que les leurs. Avec une phrase qui revenait souvent : « Ouais mais vous, ça marche pas comme chez nous ».
Elles posaient cela comme un fait établi : il y des gens qui peuvent vivre autrement, pour qui c’est possible, et d’autres pour qui ce n’est pas possible. Avec souvent un repli derrière une espèce de référence culturelle, parce que dans le quartier y’a essentiellement des Maghrébins. C’est ce qu’elles voulaient dire par «chez nous ça marche pas comme ça ».
▶ Alors que c’est faux, parce que ces schémas on les retrouve aussi chez des « Français » de toutes sortes.
Oui, bien sûr, mais ce n’est pas l’idée qu’elles s’en font.
▶ Et du coup ces questions/problèmes tu dis qu’ils apparaissaient lors de réunions ? Et ils étaient traités ou résolus comment ?
Les questions de fond, les remises en question de ces schémas n’étaient pas abordées en réunion, mais plutôt dans des moments de convivialité. Lors des réunions, c’étaient les problèmes pratiques et matériels comme les repas et la garde des enfants qui apparaissaient le plus souvent, avant chaque action envisagée, elles devaient s’assurer que ce serait possible de faire suivre les enfants ou de les faire garder. Elles devaient s’assurer aussi que les repas seraient prêts. Donc, elles se sont organisées pour garder les enfants les unes des autres ou pour aller les unes chez les autres pour préparer les repas.
▶ Et elles préparaient la bouffe pour tous, les mecs aussi, ou juste pour les enfants ?
Pour le foyer, y compris pour les maris.
▶ C’était quoi majoritairement l’activité des femmes mobilisées ? Mères au foyer, chômeuses, salariées ?
Certaines sont salariées. Celles-là se débrouillaient pour venir en dehors de leurs heures de travail. D’autres bossent de temps en temps : elles font les vendanges, les fruits, des boulots saisonniers, elles ne bossent pas toute l’année. Mais la majorité n’ont quasi jamais d’activité salariée. Ça dépend du nombre d’enfants qu’elles ont. Celles qui ont plus de deux enfants ne travaillent pas en général. Enfin ne travaillent pas… Elles n’ont pas d’activité salariée, parce qu’elles ne manquent pas de boulot à la maison !
▶ Au quotidien, hors de la lutte ce sont des femmes qui avaient déjà l’habitude de brasser ensemble, s’entraider, faire leurs courses les unes pour les autres ? Elles se connaissaient toutes déjà ?
Oui, elles se connaissaient parce que dans le quartier tout le monde se connaît plus ou moins. Mais s’organiser ensemble pour les courses, le quotidien, ça se fait mais entre cousins ou belles-familles, rarement hors du cadre familial. Là, ce qui était intéressant, c’est qu’elles se sont retrouvées, elles ont fait connaissance et elles se sont organisées ensemble, entre femmes qui n’ont pas l’habitude de se fréquenter. Même s’il y avait de grandes différences entre elles : mariées ou divorcées, pratiquantes ou non pratiquantes… Et ça, c’est quand même quelque chose qui a perduré dans le temps.
▶ Le fait d’en venir à gérer collectivement les différentes tâches du foyer c’est quelque chose qui est venu comment? Est-ce que ça c’est fait immédiatement ou bien ça s’est imposé par nécessité à la suite de crispations avec les maris du fait que ces tâches n’étaient plus, ou peu, faites ?
Certaines qui étaient déjà amies ou de la même famille se sont tout de suite organisées entre elles. Mais pour une partie des femmes qui étaient impliquées, il y a d’abord eu une phase où les hommes ont pris le relais à la maison, enfin ceux qui pouvaient. Et puis, quand ça a commencé à générer des crispations, il a fallu trouver d’autres solutions pour que leur maris n’aient pas à assumer ce qu’elles, elles n’assumaient plus qu’en partie. Le premier prétexte avancé par les maris pour freiner leurs femmes c’était « je vais pas, en plus du boulot [pour ceux qui travaillaient], m’occuper des enfants, m’occuper des repas, tout ça », d’autres considéraient que ce n’était pas à eux de remplir ces tâches et qu’ils ne savaient pas le faire, de toute manière.
C’est là qu’elles se sont organisées différemment, sauf que ça n’a pas totalement dénoué les crispations.
Le problème n’était pas que pratique, il y avait aussi le problème des hommes qui avaient du mal à accepter qu’ils ne géraient et ne savaient pas tout ce que faisait leurs femmes.
Derrière les arguments pratiques il y avait un peu ça : « J’en ai un peu marre que ma femme soit par monts et par vaux, je ne sais même pas exactement où elle est, et elle fréquente des femmes qu’elle ne fréquentait pas avant, qui ne sont pas de la famille, que je ne connais pas ».
▶ Tu dis qu’elles s’organisaient pour gérer les tâches collectivement chez l’une chez l’autre, mais est-ce qu’également ça empiétait directement sur la lutte, est-ce que par exemple il y avait des gamins qui était emmenés pendant les réunions, sur les actions ?
Oui, des gamins y’en avait tout le temps. Tout le temps, tout le temps ! Sur les réunions et les actions pendant le temps de classe, il y avait au moins les plus jeunes, qui ne sont pas scolarisés. Hors temps de classe, encore plus d’enfants. Au niveau de l’équipe enseignante, comme on soutenait le mouvement, on a été sollicité plusieurs fois pour garder les gamins. Et on l’a fait…pour essayer de les libérer un peu !
▶ C’était quoi le type d’actions ? Il y a eu un blocage de rond-point, des rassemblements devant la sous-préfecture…
Elles sont allées plusieurs fois jusqu’à la sous-préfecture. Une fois, je ne sais pas comment elles ont su que l’inspecteur d’académie était sur Alès pour la journée, elles sont allées le coincer au lycée où il était. Lui, il était là en réu, elles sont allées jusque là-bas pour l’interpeler, elles se sont fait entendre et elles ont été reçues. Ça n’a pas donné grand-chose. Sinon, elles ont occupé l’école pendant trois semaines ! Une dizaine qui était là quasiment tout le temps et une vingtaine d’autres mamans qui passaient à des moments.
▶ Elles étaient là nuit et jour ?
La nuit non. Ça avait été envisagé. Elles en ont beaucoup parlé, elles l’ont évoqué, mais elles ne l’ont jamais fait.
▶ Quelles étaient les personnes qui matérialisaient l’opposition dans cette lutte ? Dans une grève ce sont les patrons… Mais là ?
C’était, en première ligne, l’inspectrice de l’Inspection d’éducation nationale de la circonscription à Alès. C’est elle qui choisit les classes à fermer. Derrière elle, il y avait aussi l’inspecteur d’académie, responsable du département du Gard. Et puis, les écoles sont gérées par les mairies, donc en face, il y avait aussi l’adjoint au service éducation de la mairie, avec un rôle plus ambigu puisque ce n’est pas la mairie qui prononce une fermeture de classe. Toutefois, elle est consultée et si elle s’y oppose, l’inspecteur ferme une classe ailleurs…
▶ Il n’y a pas eu de tentative de calmer le jeu de leur part en faisant pression par rapport aux logements sociaux ou autre chose ?
Pas forcément ouvertement, mais une représentante de la mairie, qui n’a rien à voir avec le service éducation mais qui s’occupe de la vie des quartiers, est venue plusieurs fois les rencontrer. Celle-là a joué plutôt dans l’autre sens, en leur promettant des améliorations dans leurs logements ou d’accélérer leurs dossiers, tout ça si les choses ne prenaient pas trop d’ampleur ou ne duraient pas trop. Mais ça n’a pas tellement marché. Ce qui est à noter aussi, c’est que, dans ce mouvement-là, la plupart des institutions étaient persuadées que c’était les enseignants qui conduisaient le mouvement derrière les parents.
▶ A vous, ils vous ont mis la pression ?
En fait, ils nous ont clairement demandé de faire en sorte que tout s’arrête. L’inspectrice nous a dit, qu’elle savait très bien que ce n’était pas les parents qui avaient eu l’idée de faire tout ça.
▶ Mais qu’est-ce qu’ils pouvaient faire contre vous de toute façon ? Vu que c’était réellement les mères qui étaient moteur du mouvement ?
Mais rien. Rien. Ils étaient persuadés que si on allait voir les parents, qu’on leur disait : « Stop, maintenant il faut tout arrêter, rentrez chez vous », ça se ferait. Dans un premier temps, c’est vrai qu’on est allé chercher les parents, qu’on leur a dit qu’il y avait des choses qu’il était possible de faire, peut-être que sans ça ils ne se seraient pas lancés…Mais après, on n’aurait pas pu aller les voir et leur dire «rentrez chez vous ». C’était plus possible. Ça ne nous appartenait plus de toute manière. Même si on en avait eu envie, je ne pense pas qu’on aurait eu les moyens de le faire.
▶ Tu dis que ça a duré trois semaines. ça c’est terminé comment ?
La fermeture de classe a été prononcée. Ca faisait trois semaines que ça durait, certaines pensaient tellement qu’elles allaient gagner, elles étaient vraiment déçues ! Et puis, dans les familles les tensions devenaient difficiles à gérer. Ça les a découragées et elles ont décidé d’arrêter.
▶ Qu’est-ce qu’il se disait sur ces problèmes dans les familles à ce moment-là ?
C’était surtout : « Bon il va falloir arrêter parce que sinon on va toutes divorcer ! Ça commence à faire long ». Leurs maris leur mettaient de plus en plus la pression, en insistant sur le fait que tout ce qu’elles avaient fait jusqu’à présent n’avait servi à rien, qu’il fallait être raisonnable et reprendre une vie normale. Elles étaient donc soulagées d’arrêter, mais avec quand même des regrets, parce que ça leur plaisait bien aussi de vivre autre chose. C’est pour ça qu’il y en a pas mal qui ont décidé qu’elles allaient continuer à se réunir pour faire des trucs ensemble. Bon, toujours pour l’école, ça ne dépasse pas encore ces domaines-là.
▶ Elles n’auraient eu qu’une lutte àmener au lieu de deux, c’est à dire une dans la rue seulement et pas une dans la rue et une à la maison, probablement que ça aurait été différent.
Oui, oui, si elles s’étaient senties plus soutenues, et moins en défaillance par rapport à une norme qu’elles ont dans la tête, je pense que ça aurait pu déboucher sur autre chose. ça n’aurait pas empêché la fermeture ; pour ça il aurait fallu un mouvement beaucoup plus étendu et global. Mais par contre, pour elles, oui. Elles auraient eu moins de freins, moins mauvaise conscience, et elles auraient pu aller plus loin.
▶ De ce qu’on peut voir dans d’autres luttes menées majoritairement par des femmes, il apparaît que ces questions liées plus spécifiquement à leurs conditions de femmes sont souvent mises en évidence par les situations de luttes. Est-ce que tu as eu l’impression que ça a permis de les traiter d’une manière ou d’une autre ?
C’était discuté, oui, je pense. J’ai eu l’impression que c’était discuté mais sans recherche de dépassement. C’était discuté pour des questions pratiques en posant ces problèmes comme des faits établis mais pas comme des schémas qu’on peut dépasser. Il s’agissait plutôt de contourner ou d’aplanir les choses mais pas de les remettre en question, surtout pas en essayant d’avoir un dialogue avec leurs maris.
▶ Elles voulaient pas le dépasser ou bien elles pensaient qu’elles pourraient pas le dépasser ?
Ca dépend des personnes. Pour certaines, c’est un fait, c’est comme ça, c’est la vie. Et puis après pour d’autres, ce n’est pas qu’elles n’aimeraient pas que ce soit différent, mais c’est beaucoup trop compliqué et ça engage trop de choses, ça leur paraît impossible.
▶ Pour lancer un dialogue avec leurs maris par exemple, elles auraient pu se motiver à plusieurs ?
La question du dialogue avec leurs maris, j’ai l’impression que… Après j’en sais rien j’étais pas tout le temps avec elles non plus, ça a peut-être été abordé… mais j’ai l’impression que de poser collectivement la nécessité d’avoir un dialogue avec leurs maris, ça aurait déjà constitué un énorme dépassement. Parce que ça aurait signifié faire entrer le collectif dans la sphère privée, dans l’intimité. Le dialogue entre le mari et sa femme, s’il existe, ne concerne que cet homme-là et sa femme. Les autres n’ont pas à s’en mêler.
▶ Vous avez eu des menaces de la part des maris, vu que c’était vous qui étaient identifiées comme les meneuses ?
Des menaces, non. Mais il y a un ou deux pères de familles qui nous ont fait des petites réflexions. Comme quoi on pouvait pas tous vivre comme nous. Que nous, on faisait bien ce qu’on voulait avec nos maris et nos enfants mais qu’eux aussi vivaient comme ils l’entendaient… Portez pas la mauvaise parole chez nous, ça voulait dire.
▶ Avec les maris y’a eu des coups de speed, par exemple les maris qui déboulent en réunion pour refiler les gamins ?
Je pense qu’on ne sait pas tout. Nous ce qu’on voyait, c’est les coups de téléphone que recevaient certaines femmes où on sentait bien qu’elles avaient la pression. Sinon, c’est après qu’on a été embêté : ça c’est terminé au mois de mars à peu près et il restait un trimestre de classe avec le printemps, les beaux jours qui arrivent et donc pas mal de sorties prévues. Pour sortir avec nos classes, on a besoin d’avoir des accompagnants et on ne trouvait plus personne. Les mères nous disaient : « Moi, je ne peux plus avec les trois semaines de mobilisation qu’il y a eu, mon mari si je lui dis que je vous accompagne au zoo, il ne va jamais vouloir »… Elles avaient assez donné pour l’école, elles avaient assez vécu hors de chez elles… On a quand même fait une sortie camping mais on a vraiment galéré pour avoir des mères qui nous accompagnent, d’ailleurs celles qui nous ont accompagnés ne sont pas restées dormir, elles nous ont juste accompagnés pour le trajet. C’était pas possible, c’était déjà trop. Et là, elles nous ont clairement dit que leurs maris leur disaient : « Là, c’est bon, ça suffit déjà pendant trois semaines t’as été à l’école tout le temps, tu vas pas en plus rebouger plusieurs jours ».
▶ Et par la suite, ça a été un véritable retour à la normale ou est-ce que des petites choses ont quand même changé ?
Ben, ce qu’on voit aujourd’hui, c’est qu’il y a certaines femmes qu’on ne voyait pas souvent et qui ne faisaient pas grand-chose à part s’occuper de leur foyer, qui s’investissent plus dans la vie du quartier, dans la vie de l’école. Certaines ont inscrit leurs gamins à des activités alors qu’elles s’y opposaient avant, enfin surtout les filles, qui avaient rarement le droit de participer aux ateliers proposés sur le quartier. Voilà, il y a des petits changements comme ça, qui peuvent paraître petits mais qui sont énormes pour certaines familles.
▶ Le mot de la fin ? Tes impressions générales à toi. Blasée, déçue de tel ou tel aspect ? Contente d’avoir vécu ou que ce soit produite telle ou telle chose… ?
Durant le mouvement, j’ai souvent été blasée et énervée par l’attitude des hommes vis-à-vis de leurs femmes, mais aussi par l’acceptation et la non remise en question de ces rapports de domination par les femmes elles-mêmes. En même temps, je n’attendais pas de cette lutte qu’elle permette de tels dépassements. Dès le départ, c’est en tant que mères de familles qu’elles s’y sont engagées ; elles, et pas leurs maris, parce que les enfants ça concerne les femmes.
Par contre, un an après, il reste que nos rapports avec certaines femmes peu accessibles jusqu’alors se sont enrichis, qu’on a su tisser des complicités et qu’elles perdurent dans le temps. Les femmes qui ont participé à cette lutte ont pris confiance en elles, elles savent maintenant qu’elles n’ont besoin de personne pour les diriger et qu’elles sont capables de s’organiser et d’agir ensemble. C’est ce qu’elles ont montré à leurs maris et à leurs enfants et c’est important pour les uns comme pour les autres. Je suis contente d’avoir vécu ça avec elles et, malgré tout, pour moi le bilan de cette expérience est positif.
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Propos recueillis en juin 2012.