Certains se demanderont ce qui nous a poussés à consacrer un numéro spécial aux liens entre rapports hommes/femmes (ou questions de genres1, ou sexuation) et rapports de classes, entre domination masculine et capitalisme, sujet pour le moins épineux. L’explication se trouve dans les discussions sur l’oppression des femmes, vives et conflictuelles, qui animèrent un temps l’équipe du journal (aujourd’hui composée d’une minorité de fille). Pour caricaturer, on pourrait dire que s’opposaient ceux (et celles) qui plaçaient en priorité la lutte des classes (par exemple dans le sommaire), et celles qui pensaient que les questions de genres devaient être visibilisées, et donc mises en avant. Cette division, pouvant aller parfois jusqu’à une occultation réciproque, nous l’avons maintes fois croisée en d’autres circonstances, et elle semble assez fréquente. D’un côté nombre de théoriciens, activistes et autres militants « lutte des classes » excluent les questions de genres et de domination masculine, les considérant au mieux comme secondaires et automatiquement solutionnées lors de lendemains forcément chantants. De l’autre, nombre de féministes ne s’intéressent que peu, formellement ou pas du tout à la lutte des classes. Nous n’étions pas satisfaits, a priori, des positions dont nous avions connaissance (les textes et analyses pertinents, pour la plupart des années 1970, nous paraissaient datés), et notre méconnaissance de la domination masculine aujourd’hui, au-delà des clichés militants, était patente. De nos premières questions en découlait une impressionnante série quant au rapport avec le mode de production capitaliste : quels liens entre genres et classes ? entre patriarcat et capitalisme ? s’agit-il de deux systèmes distincts ? l’un a-t-il engendré l’autre ? l’un a-t-il absorbé (intégré) l’autre ? les genres sont-ils des classes ? le capitalisme peut-il abolir les genres ? etc.
Pour nous, l’important était de tenter une analyse du rapport entre genres et classes aujourd’hui, et notamment de voir en quoi ce rapport a évolué depuis les années 1970 et ce que cela implique. Il est évident que la domination masculine est toujours bien présente 2. Ce qui est moins évident, c’est son éventuelle disparition. Peut-on l’abattre ? Comment ? Quels peuvent être le rôle et l’impact des « révolutionnaires » dans cette disparition ? Une action spécifique « antipatriarcale » est-elle nécessaire ? En non-mixité ? etc. Il ne s’agit pas pour nous d’un petit jeu intellectuel car, si elles ont un intérêt dans une perspective révolutionnaire, les réponses à ces questions influent également sur nos pratiques quotidiennes.
Il nous est rapidement apparu qu’il est impossible (au-delà d’une position éthique s’opposant à toute oppression) de faire l’économie de la question des genres dans une perspective révolutionnaire. D’une part parce que la sexuation (c’est-à-dire la répartition des tâches selon le sexe ou le genre, la première division du travail), bien antérieure au capitalisme, lui est intrinsèquement liée. D’autre part, parce qu’une société où perdureraient des formes de hiérarchie et de domination sociale serait difficilement qualifiable de communisme.
Avec ce numéro spécial « genres et classes », il s’agit pour nous, au terme d’une première étape de discussions (toujours vives et conflictuelles), de poser en l’état nos réflexions. Conscients de leur modestie et de leur caractère non abouti, nous les livrons comme un ensemble de notes et de pistes de réflexion pour contribuer au débat. Nous aurions souhaité aborder cette question sous d’autres angles, comme la famille, les grèves d’ouvrières et la place des femmes lors des luttes, la sexuation dans d’autres régions du monde3, la sexualité et les identités sexuelles (question majeure), le rapport au corps, son appropriation par la médecine, féminisme et Islam, le rapport au Droit, etc. Voila qui nous incite à ne pas nous arrêter là et à poursuivre nos réflexions en prenant en compte réactions, critiques et contributions que vous ne manquerez évidemment pas de nous adresser 4.
La bande d’Incendo
2 Nous ne dresserons pas ici un tableau des « inégalités » entre hommes et femmes dans cette société, que l’on peut aisément trouver, notamment dans la presse militante ou bourgeoise, au mois de mars de chaque année.
3 Nous sommes bien conscients que nos réflexions n’ont pour objet que la société occidentale, plus particulièrement la France, et que c’est un problème. Notre lecture est donc partielle, mais de toute façon la révolution ne se passera pas de la même manière partout sur le globe.