Brèves sur les femmes et les luttes
A l’origine, ces brèves devaient compléter l’article précédent sur le MLF, cela explique qu’elles concernent principalement les luttes des années 1970. Par ailleurs, on trouve aujourd’hui difficilement des infos sur des luttes majoritairement féminines. Ne vous gênez donc pas pour nous envoyer des brèves sur des luttes plus récentes…
Au XVIIIe et au début du XIXe siècle, les femmes, qui traditionnellement veillent à l’approvisionnement (gardiennes du vivre et du couvert), participent activement aux émeutes et troubles de la subsistance (attroupements au marché, sur la route du moulin, contre les marchands, les boulangers, les « accapareurs », profiteurs qui affament). Elles donnent l’alerte, protestent, agissent, demandent taxation par les autorités, etc., et leur présence est redoutée 1. Au XIXe siècle, on voit disparaître cette forme d’intervention des femmes, et leur présence dans les mouvements de contestation et sur les barricades s’amenuise. Elles ne sont plus dans la rue. On peut imputer cela à l’amélioration du ravitaillement (développement des transports, chemin de fer, etc.). Cela accompagne la création de la sphère privée* et l’assignation des femmes au foyer. La grève, liée au salariat industriel (alors majoritairement masculin), est perçue comme un acte viril. Jusque dans les années 1960, les ouvrières font rarement grève toutes seules. Traditionnellement, leur rôle est d’apporter leur soutien aux grévistes, par exemple en organisant des cantines collectives. « Les piquets se formaient au gré des sympathies et les discussions la nuit au coin des feux rassemblaient manuels et intellectuels dans un merveilleux coude à coude. Les femmes divisées en équipes se chargeaient de préparer, nuit et jour, casse-croûte, café et potage 2. »
La grève générale de mai-juin 1968
Au-delà de quelques esthétiques photos, le mouvement de Mai 68 a un caractère très masculin. Si la participation des femmes aux manifestations est très importante, les leaders sont des hommes*. Les affrontements de rue sont propices à l’affirmation de la virilité, de même que les occupations d’usines (on n’en retient que les grands bastions ouvriers masculins). Dans les usines à main-d’œuvre majoritairement féminine, ce sont les hommes, ouvriers des usines voisines, qui viennent filer un coup de main (exemple de la CSF en Isère). Les femmes* sont reléguées à leur rôle traditionnel (cantines, ravitaillement). A Sud-Aviation, « les cuisinières et les serveuses participèrent à la grève en continuant à servir les travailleurs » 3. Au service des Chèques postaux à Paris, les femmes représentent 95 % des salariés mais le leader de la grève est un homme, militant CGT. Une gréviste raconte que durant l’occupation « les hommes se réservaient les tâches les plus nobles, comme l’occupation du bureau du chef de centre, par exemple. C’est ainsi qu’avec une copine, j’ai fait la plonge pour trois cents personnes pendant huit jours ! 4 »
Néanmoins, pour les femmes qui participent aux luttes, la rupture dans le quotidien que représente l’occupation est très forte. Elle entraîne des difficultés dans le foyer (certains maris s’opposent à ce que leur femme y participe). Si l’on trouve parfois, parmi les multiples revendications, la demande de rattrapage entre salaires féminins et salaires masculins (comme à CIBA dans le Rhône), la question des rapports entre hommes et femmes est très rarement posée publiquement.
Grèves de femmes des années 1970
« Si toute grève rompt avec l’ordre usinier et marque ainsi une transgression, les grèves féminines redoublent l’effraction. Elles s’affron- tent en effet à l’ordre usinier et à la division sexuelle des rôles qui assignent aux femmes la soumission et le statut de dominées5. »
Les grèves d’ouvrières ou d’employées conduites par des femmes éclatent dans des usines en 1971 mais se développent surtout à partir de 1972. Il faut noter l’importance de pratiques grévistes originales (on pense aux crèches), visant à concilier la grève et le poids de l’occupation avec le travail domestique. La grève féminine (surtout avec occupation) pose de fait des problèmes inédits à résoudre (la sphère privée est bouleversée par l’absence des épouses/mères).
« Lorsque, révoltées par leurs conditions de travail, et de vie, les travailleuses franchissent le pas, élaborent des revendications et décident de les soutenir dans l’action collective, elles se libèrent soudain de la charge qui pesait sur elles, osent s’exprimer et découvrent leurs possibilités, leur pouvoir collectif. En faisant grève, elles jouissent souvent pour la première fois de leur vie du plaisir d’avoir du temps, de la joie d’une vraie participation à une action commune. Mais, cette activité, ces responsabilités nouvelles remettent en cause leur organisation quotidienne et leur rôle dans la famille6. »
Dans ces grèves, le conflit entre hommes et femmes croise le conflit de classe et les divisions au sein de la classe*. Outre leurs maris, les ouvrières se confrontent à l’opposition de certains hommes : tout d’abord la direction et l’encadrement (essentiellement masculins). Mais aussi parfois à l’indifférence ou à l’opposition des ouvriers hommes de la même usine, parfois jusqu’à la violence comme à Cerizay (en fait cela recoupe souvent l’opposition ouvriers spécialisés/ouvriers professionnels (os/op)).
Pourtant les femmes grévistes font appel ou reçoivent le soutien d’autres hommes (ouvriers d’usines voisines, syndicalistes, certains époux, etc.). Cette participation peut donner une certaine légitimité à la lutte, mais ouvre aussi la voie à un accaparement de la direction du mouvement par les cadres syndicaux.
La question du harcèlement moral ou sexuel (des agents de maîtrise contre les ouvrières) revient souvent dans ce type de grèves. La sexualité des ouvrières y est souvent stigmatisée (les jaunes accusées de coucher avec l’encadrement, les grévistes accusées de mœurs dissolues, etc.). « La grève féminine, à la différence des grèves masculines, convoque souvent un discours sur la sexualité des femmes, et plus précisément, que chaque camp met en cause la sexualité de ses adversaires féminines. Le genre féminin de la grève est, en quelque manière, hanté par le masculin et la sexualité des ouvrières. »
Les groupes-femmes (très informels) se multiplient dans les entreprises à l’occasion de mouvements de grève (Motorola en octobre 1973, banques en 1974-1975, etc.), plus rarement en période de calme social. Il s’agit de groupes d’ouvrières ou d’employées se réunissant pour discuter et militer sur des questions propres aux femmes (peu ou pas prises en compte par les syndicats), parfois en lien avec la création de groupes du Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception (MLAC).
Une employée de banque déclare en 1974 : « Avant la grève la plupart des femmes ne voyaient pas la nécessité de se réunir entre elles. Elles associaient l’idée d’un groupe de femmes à des réunions de style Tuperware ». Les commissions et groupes-femmes se rencontrent essentiellement dans le secteur tertiaire et surtout dans la Région parisienne 7.
Février 1971, Grève des bonnetieres de Troyes
Quatre-vingt ouvrières refusent la fermeture de l’usine et l’occupent. On observe les classiques effets de la grève qui transforme, permet des rencontres, des discussions, etc. Mais « les ouvrières en lutte parlent spontanément et avant tout de leurs “ histoires de femmes ” et n’établissent pas de séparation entre leur situation au travail et à la maison » 8. « Des centaines de femmes […] verront qu’une grève peut aussi être l’occasion de mettre à jour d’autres problèmes que celui de quelques centimes d’augmentation 9. »
Printemps 1971, grève des ouvriers aux usines Ford (Grande-Bretagne)
La presse qui mène campagne contre la grève s’appuie sur le mécontentement de certaines femmes de grévistes. Certaines auraient envisagé une grève du sexe pour obliger leur mari à reprendre le travail 10.
Mai 1971, grève a Renault-Billancourt
L’occupation de trois ateliers débute et, dans un discours radio, Georges Seguy (secrétaire général de la CGT) annonce : « Pas de femme dans l’usine après huit heures du soir » (pendant la grève). Une déléguée déclare que les ouvrières passeront outre. On les menace de viol, on les traite de « putains ». A la cantine, les femmes s’épuisent à servir les grévistes qui les récompensent « par une tape amicale sur les fesses » 11.
Septembre 1971, grève a l’usine textile UGECO a Nantes
Pour une augmentation de salaire, les ouvrières font cinq semaines de grève.
« Il aurait fallu organiser très vite une crèche. […] pas dans les dernières semaines. Des femmes n’ont pas pu participer au piquet. Des mères n’ont plus voulu y amener leurs enfants. Elles s’étaient réhabituées à les garder 12. »
1972, Coup pour coup
Film de propagande maoïste de Marin Karmitz. Malgré ses défauts, ce film, qui s’inspire de plusieurs grèves d’ouvrières, montre des femmes grévistes s’opposant aux patrons, chefs syndicalistes, jaunes, flics et maris. Les ouvrières sont contraintes d’installer une crèche dans l’usine occupée car les maris ne veulent pas (ou sont incapables) de s’occuper des bébés. Les hommes doivent se débrouiller seuls dans un territoire hostile et inconnu, la cuisine. « Qui est-ce qui va me faire cuire mon bifteck ? » demande un mari dont la femme refuse de sortir de l’usine. « Comme ça, ils sauront ce que c’est » rétorque une gréviste.
Une ouvrière qui a participé au tournage pense que la grève « c’est un espoir pour les ouvrières qui sont toujours les servantes de leur mari. Pendant qu’il s’occupe des enfants, du lavage, de la cuisine, il voit, il comprend mieux la fatigue de sa femme »13.
17 avril-26 juin 1972, grève des Nouvelles-Galeries de Thionville 14
Grève « ras-le-bol » sauvage de cent quatre vingt travailleuses au départ sans revendication (elles établiront ensuite des revendications sur les salaires et les conditions de travail). « Au tout début, beaucoup de mineurs, de sidérurgistes ont regardé avec un tantinet de moquerie ces femmes qui se mettaient, elles aussi, comme eux, à faire grève. Très vite, devant leur courage et leur détermination [en particulier face aux flics], est venu le respect. Mais elles ont du le gagner. » Cela pose des conflits dans le foyer et dans la famille (trois filles mineures jetées à la rue par leurs parents, d’autres sont emmenées de force à leur boulot, « deux fiançailles au moins ont été rompues »). Si des vendeuses refusent de faire grève car « il est stupide de vouloir gagner autant que son mari », « de plus en plus, les travailleuses n’acceptent plus de se laisser exploiter sous le prétexte que leurs salaires ne seraient qu’un appoint dans les revenus du ménage ». Les grévistes reçoivent le soutien d’une délégation du MLF.
Mars-avril 1972, grève a l’usine de confection Samex de Millau
Pour l’amélioration des salaires et des conditions de travail, les jeunes ouvrières font plus de quinze jours de grève et d’occupation 15.
Mars-avril 1972, grève à l’usine de chaussures de Fakenham (pres de Norfolk en Grande-Bretagne)
Contre l’avis des syndicats, les ouvrières occupent l’usine pendant plusieurs mois et y organisent une garderie pour leurs enfants. Elles remettent une partie de l’usine en route pour fabriquer des sacs, ceintures et jupes afin de financer la poursuite de la lutte 16.
Mouvement lycéen de 1973 Luttes lyceennes et etudiantes 17
Les thèmes féministes* surgissent au sein des lycées et y favorisent la constitution des premiers groupes-femmes. Dans l’enseignement technique à partir de cette date, les comités et coordinations (mixtes) demandent l’égalité d’accès entre garçons et filles à toutes les formations professionnelles (les filles sont de fait interdites d’accès aux filières scientifiques). C’est aussi l’une des revendications des coordinations de 1976 et 1978. On retrouve cette préoccupation en 1986 dans les milieux militants étudiants. A cette date, la coordination étudiante se dote de deux porte-parole : un étudiant et une étudiante. Il s’agit d’une première, qui souligne le décalage avec les syndicats étudiants tous dirigés par des hommes. L’apparition de figures féminines comme porte-parole lors du mouvement lycéen de 1989 fait encore sensation. Cela n’a plus rien de surprenant par la suite, par exemple lors du mouvement anti-CPE en 2006 (même si le militantisme lycéen, étudiant et autre, reste majoritairement masculin, et quand il est mixte les rôles demeurent largement sexués).
Juin 1973-janvier 1974, grève de Lip
Dans l’usine prétendument autogérée (horlogerie, mécanique de précision, armement) les femmes représentent 50 % des effectifs et surtout 84 % des OS, mais les dirigeants de la grève et les délégués sont très majoritairement des hommes (l’encadrement, la maîtrise et le travail qualifié). Le leader, Charles Piaget, est connu pour avoir tout sacrifié à la lutte, y compris sa santé ou sa famille… pendant que sa femme gardait les enfants. La création d’une crèche-garderie n’a été avancée que très timidement par les femmes de l’usine, sans insister et sans résultat « car elles n’étaient pas non plus directement intéressées à ce projet. Leurs problèmes étaient résolus. Les gardiennes qui s’occupaient de leurs enfants avant la grève continuaient à le faire et à être payées, puisque, grâce à la paie ouvrière, il n’y avait pas non plus de problèmes de salaire. Alors, les femmes-militantes, à ce moment-là, elles n’y ont pas tellement pensé. Ayant elles-mêmes le sentiment d’accéder dans l’enthousiasme de la lutte à une égalité totale avec les hommes, donc à une promotion, à une libération, elles oubliaient celles qui restaient en arrière, enfermées dans leurs maisons et pour qui la lutte des maris, loin d’être une libération, était un facteur supplémentaire d’oppression. Ce n’est que plus tard, une fois la fête finie, lorsque les choses sont rentrées dans l’ordre […] que les ouvrières de Lip ont compris leur illusion. 18 » Il faudra attendre huit mois pour que des ouvrières organisent une réunion sur leurs problèmes spécifiques (jusqu’alors ignorés) 19. Une partie d’entre elles écrira en mars 1974 la brochure Lip au féminin qui met à mal l’image d’une lutte exemplaire.
Le problème des enfants se pose essentiellement la nuit (gardes nocturnes de l’usine, départs en meetings). « Le recours à l’aide familiale est facilité par les attaches que les travailleurs de province gardent plus étroitement qu’à Paris.
De cette manière, pendant toute la durée de la lutte, le problème des charges familiales est traité comme un problème « privé ». En fait, c’est le problème collectif des femmes. Et les charges familiales restent un frein essentiel dans la lutte, dans la mesure même où elles sont acceptées. […] En fait, la question de la famille ressurgit encore au cours de la lutte, au travers des conflits qu’elle suscite. […] Tant que l’on traite la question familiale comme une question privée (solution individuelle aux charges de la vie familiale) cela revient, de fait, à priver collectivement les femmes d’une source de liberté d’action au sein de la lutte. En revanche, la résistance aux pressions familiales est une résistance collective, formée par la communauté de lutte des travailleurs. Et la vie de la communauté représente à son tour une expérience critique du mode de vie traditionnel. »
Une ouvrière témoigne : « Je pensais quitter l’usine dès mon premier enfant. Je viens de découvrir une chose : je ne pourrais plus supporter la vie de femme au foyer. C’est tellement plus vivant au dehors ! Tout ce qu’on a appris dans la lutte ! Moi, je suis à l’aise partout maintenant 20. »
Juillet-novembre 1973, grève a l’usine textile CSV de Cerizay
Une centaine d’ouvrières (sur deux cent cinquante) et un ouvrier (sur trente) entrent en grève contre le licenciement d’une déléguée syndicale (s’y ajoutent des revendications sur les salaires et les cadences). Les femmes grévistes venues négocier sont violemment évacuées de l’usine par les hommes. A l’extérieur, elles commencent la fabrication et la vente de chemisiers pour financer la lutte 21.
Printemps 1974, grève dans le secteur bancaire
Un groupe-femmes se crée au Crédit Lyonnais à la suite de ce conflit : « Pendant la grève, on avait eu un certain nombre de carences au niveau de l’expression, des revendications qui n’avaient pas été prises en charge, de la crèche par exemple qu’on n’avait pas été capables de créer. Le problème de la crèche pendant la grève avait été posé par certaines, individuellement mais jamais pris en charge, que ce soit par le comité de grève ou les sections syndicales. Le point qui nous a toutes frappées au départ c’est notre difficulté d’expression, à la section syndicale pour les syndiquées, au comité de grève ou simplement en assemblée générale. Le fait qu’on avait des choses à dire mais qu’individuellement on n’arrivait pas à les formuler 22. » De l’avis général des femmes des groupes autonomes d’entreprises, la grève représente un élément décisif dans la prise de conscience de leur oppression : « Dans les périodes de grève, on a l’impression que quelque chose d’autre est possible. Il est normal que la prise de conscience se fasse à ce moment-là parce qu’alors des quantités de choses sont remises en question. Au Crédit Lyonnais, pendant la grève, il y a des femmes qui ont eu des conflits avec leurs maris qui les empêchaient de venir aux réunions. Un jour une femme est arrivée en pleurant et en disant : “ J’ai pris la décision de ne plus retourner chez moi ” ». Ces grèves provoquent souvent des divorces, généralement à la demande des femmes (les « problèmes », masqués par la routine quotidienne, éclatent en cas de conflit) 23.
Avril 1975, grève a Usinor-Dunkerque
Le patron envoie aux épouses des ouvriers grévistes (majoritairement femmes au foyer) une lettre afin qu’elles les incitent à reprendre le travail. Certaines descendent dans la rue avec des banderoles proclamant : « Les femmes des grévistes soutiennent leurs maris » 24.
Juillet 1975-decembre 1978, grève a CIP dans le Pas-de-Calais
Contre des licenciements dans l’usine de confection, cent dix-huit ouvrières mènent une grève de trois ans avec occupation 25. Elles décident en AG de la reprise de la production. « Que nous occupions la journée, cela n’a pas eu d’importance car nous ne sommes pas à la maison non plus quand nous travaillons ; mais le soir et la nuit, ça n’était plus possible… seules les camarades célibataires ou celles dont le mari était d’accord ont pu occuper la nuit. » Le problème des enfants se pose encore : les plus petits sont amenés dans l’usine, quelques maris solidaires gardent les gosses, certaines s’arrangent sur les horaires.
Avril-juin 1977, grève a l’usine textile Exciting de Laval
Cent dix ouvrières occupent l’usine. « Leur présence massive, leur regroupement géographique dans deux pièces, exiguës compte tenu de leur nombre, la présence des enfants le mercredi, les discussions tout en cousant ou en tricotant, tout contribuait à créer un climat tout à fait particulier à cette occupation ; par ailleurs, toutes les ouvrières insistaient sur la découverte des autres que permettait la grève, l’entente profonde qui était en train de se créer entre elles […] ces femmes choisissaient de venir occuper l’usine : volonté aiguë de contrôler la lutte et les négociations, mais aussi plaisir de se retrouver 26. »
1988-1989, coordination des infirmières 27
Dans cette profession féminine à plus de 90 %, la grève porte sur le devant de la scène des questions de fond souvent sous-estimées par les militants politiques ou syndicaux : la part croissante des femmes dans le salariat (suite à la progression du tertiaire) ainsi que la hausse de leur niveau d’éducation. Elle chamboule les stéréotypes associés aux femmes dans une profession où elles sont censées mettre en pratique leurs « qualités naturelles* » comme la douceur ou le sens du dévouement (en fait il s’agit surtout de nier leur qualification et donc de les sous-payer ; le mouvement conteste cette conception de leur profession). Les « gentilles » infirmières voient rouge, luttent, se mettent en grève et font vaciller le ministre de la Santé. C’est toute l’image sociale de la profession qu’elles remettent ainsi en cause. Le temps de l’infirmière dévouée, voire dévote, semble alors révolu (ce qui est malheureusement loin d’être le cas).
Dans les AG, à la base, mais également dans la direction du mouvement, ce sont les femmes qui sont en avant, ce qui ne va pourtant pas de soi dans une profession où l’on trouve aussi des hommes (on parle d’ailleurs de la lutte des infirmières et non de celle des infirmiers et des infirmières). C’est la première fois que l’on assiste à un mouvement qui ne soit pas récupéré par les hommes.
Les revendications salariales (dans un secteur très féminisé et habitué au salaire d’appoint) ont un caractère radical (tout particulièrement en cette période où sont dénoncés les « privilèges » des fonctionnaires).
La demande de reconnaissance professionnelle des infirmières met en lumière le maintien du statut subordonné de ce nouveau salariat féminin qualifié dans la division sexuelle et sociale du travail. Elle met également en évidence l’impact spécifique sur l’organisation et la nature des revendications d’un « mouvement mixte sous hégémonie féminine ». La demande de reconnaissance professionnelle des infirmières a une double dimension : il s’agit de faire reconnaître leurs compétences et de les traduire par une reconnaissance salariale.
Contrairement à ce que certains pourraient croire, les coordinations ne sont pas une forme d’organisation spécifique- ment féminine 28.
Septembre et octobre 1989, grève de Peugeot-Sochaux-Mulhouse
Grève pour une augmentation des salaires et pour la baisse des cadences. Minoritaires dans l’entreprise (12,5 % des salariés), les ouvrières sont très mobilisées et, dans certains secteurs, sont les premières à entrer en grève, provoquant parfois les hommes trop frileux. Elles « n’ont pas hésité à défier sexuellement les travailleurs de certains ateliers très masculins comme l’emboutissage », les interpellant ainsi : « Vous n’avez rien dans la culotte, vous êtes des lavettes » 29.
« Côté délégués, militants et sympathisants syndicaux, quelques-uns rangent leurs préjugés racistes et machistes. L’étranger n’a plus à retourner chez lui, la femme à rester derrière sa serpillière, puisqu’il et elle sont de notre côté, contre le patron 30. »
Grèves de 1995
Les femmes sont très présentes à tous les niveaux de la mobilisation, qui coïncide avec les manifestations féministes (pour le droit à la contraception, à l’avortement et à l’emploi des femmes) qui ont lieu dans plusieurs grandes villes le 25 novembre. Ce mouvement est néanmoins souvent perçu comme un mouvement masculin du fait du rôle moteur des bastions grévistes qu’étaient la SNCF et la RATP.
De 2003 a 2010, mouvements contre la réforme des retraites
En 2003, les militantes féministes et syndicalistes doivent publier une tribune dans Le Monde pour mettre en lumière les conséquences catastrophiques de la réforme pour les femmes (à cause du travail à temps partiel, des interruptions liées aux grossesses, etc.). En 2011 cette question a été mise en avant par des syndicats et partis de gauche.
QUELQUES QUESTIONS EN GUISE DE CONCLUSION…
Ces quelques brèves mettent en évidence l’impact des luttes de femmes prolétaires* sur le foyer, donc sur les sphères privée* et publique* et sur la sexuation*. Néanmoins, on ne saurait y voir une solution miracle à nos problèmes. Si la plupart de ces brèves concernent la période des années 1970 31, la manière dont se traduit aujourd’hui le conflit entre hommes et femmes dans les luttes est plus difficile à cerner.
Dans les années 1970, les femmes sont majoritairement cantonnées au foyer, isolées les unes des autres ; le travail salarié, et encore plus la grève, permettent une socialisation. Les femmes en lutte accordent nécessairement moins de temps au travail domestique, et leur rôle d’épouse/mère s’en trouve (provisoirement) affecté. Cela est encore plus patent en cas d’occupation.
Avec les crèches improvisées dans les usines pendant les grèves, le fait pour les femmes d’échapper au foyer et à l’autorité du mari, etc., on remarque que les sphères publique et privée s’entremêlent (là-encore provisoirement), la séparation entre les deux n’est plus aussi évidente. Mais les conséquences sur le foyer ne sont pas les mêmes selon la situation des femmes grévistes (en couple ou non, avec ou sans enfants).
Mais la remise en cause des sphères n’a pas automatiquement d’impact sur la sexuation : le fait que les crèches sont organisées justement dans l’usine par les femmes montre d’une part que leur fonction n’est pas modifiée, et d’autre part que les hommes (maris, autres grévistes) ne s’impliquent toujours pas.
De plus, la sexuation de la sphère publique peut être modifiée par une lutte sans que cela ait d’impact sur le foyer, et réciproquement, la sphère privée peut connaître des conflits et ruptures, sans que cela ait d’impact sur la sphère publique.
Aujourd’hui que les luttes sont moins fortes, que les occupations d’usines se font plus rares 31, il est plus difficile d’observer et d’analyser les bouleversements dans la sphère privée. On peut néanmoins noter les évolutions qui ont eu lieu dans les sphères publique (mixité, encore très relative, de l’encadrement, de la hiérarchie, des directions syndicales et de la main-d’œuvre), et privée (mutation de la famille : très relatif « partage des tâches ménagères », etc.). La famille nucléaire n’est plus la seule réalité ; il faut, entre autres, noter l’importance croissante des familles monoparentales, majoritairement des mères isolées. Peuvent-elles faire grève aussi « facilement » ? Quel est l’impact sur la sexuation, puisque dans ces cas-là, il n’y a évidemment pas d’homme avec qui entrer en conflit.
Les grèves de femmes prolétaires ont de fait perdu l’aspect « inédit » qu’elles pouvaient avoir il y a quarante ans. L’opposition entre hommes et femmes est aujourd’hui moins flagrante.
Les grèves de femmes auraient-elles perdu de leur caractère subversif ? 32
2 « Livre journal. L’Europe sauvage », supplément à L’Idiot international,n° 4, mars 1970, p. 17 (à propos de la grève générale en Belgique de 1960-1961).
3 Témoignage cité par Michelle Zancarini-Fournel, « Genre et politique : les années 1968 », Vingtième Siècle, n° 75, juillet-septembre 2002, p. 136.
4 Voir Josette Trat (coord.), Cahiers du féminisme. Dans le tourbillon du féminisme et de la lutte des classes (1977-1998), Paris, Syllepse, 2011, p. 106.
5 Pour cette citation et le reste du chapitre, voir Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, PUR, 2007, p. 116-122.
7 Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard, Femmes et féminisme dans le mouvement ouvrier français, Paris, Editions ouvrières, 1981, p. 150. Une quarantaine de groupes existent dans la Région parisienne, dans des ministères, des banques, à la CAF et dans des compagnies d’assurance.
9 Jean-Paul Ribes, Janique Laudouar, « La débandade du phallus », Actuel, n° 25, novembre 1972, p. 4.
13 Evelyne Le Garrec, « Coup pour coup. Un film et des questions », Politique Hebdo, n° 15, 10 février 1972, p. 10-12.
16 Cajo Brendel, Lutte de classe autonome en Grande-Bretagne, 1945-1977, Paris, Spartacus, 1977, p. 69-70.
17 Sur ce chapitre, voir Didier Leschi, « Les coordinations, filles des années 1968 », Clio, n° 3, 1996.
18 Evelyne Le Garrec, « La famille phallocratique au sein des luttes exemplaires : Women’s Lip », inTankonalasanté, Paris, Maspéro, 1975, p. 105.
19 En 1974, le nouveau patron (de gauche) de Lip dit avoir sciemment joué un « tour de cochon » aux syndicats, peu intéressés par les problèmes des femmes, en proposant directement aux ouvrières des négociations. Voir Chritian Rouaud, Les Lip, l’imagination au pouvoir, 2006, 118 mn.
20 Pascale Werner, « Lip : les femmes dans la lutte des classes », Les Temps modernes, n° 336, juillet 1974, p. 2451-2453.
21 Madeleine Rebérioux, Marie-Noëlle Thibault, « Femmes en lutte en pays chouan », Politique aujourd’hui, n° 3-4, mars-avril 1974, p. 51-58.
24 Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard, op. cit., p. 161 ; Evelyne Le Garrec, Les Messagères, Paris, Des femmes, p. 68-69.
26 Danièle Kergoat, « Ouvriers = ouvrières ? », Critiques de l’économie politique, n° 5, octobre-décembre 1978, p. 92.