INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Paternalisme patronal

Les phalanstères capitalistes 1

 

 

L’industrialisation du XIXe ne connaît pas uniquement des utopies sociales opposées au capitalisme*, mais produit également une utopie capitaliste : le paternalisme patronal. Des patrons qui veillent au bien-être, au logement et à l’éducation de leurs ouvriers… pour mieux les encadrer et éviter de coûteux affrontements sociaux.

L’objectif est d’en finir avec la lutte des classes*, de « défendre le capitalisme autrement que par la répression » : mise en place d’une prétendue collaboration de classes*, concilier logique du profit et amélioration des conditions matérielles et morales des ouvriers (donc plus de profit). Il s’agit d’instaurer l’harmonie dans l’entreprise considérée comme une famille dont le père serait le patron et les enfants les ouvriers (cela suppose autorité, respect, obéissance, assistance, générosité, etc.). On parle de « grande famille des travailleurs », de trilogie du bonheur : usine, travail, famille.

Ces patrons sont-ils inspirés par la charité, la philanthropie et la religion (mélange d’idéalisme et de mauvaise conscience) ? Plus prosaïquement, il s’agit plutôt de résoudre un problème : former des travailleurs d’usine capables d’assurer une bonne productivité (à partir de paysans), et pour cela les attirer (si possible les meilleurs) et les garder (pour pouvoir les former), notamment en les fixant dans des logements : la famille et la création d’un cadre adéquat à son maintien sont la solution.

« Attirer le bon ouvrier, c’est-à-dire l’ouvrier laborieux, rangé, père de famille » (Conseil d’administration des houillères de la Grand-Combe).

« Le nombre de nos ouvriers augmentera de lui-même, sans nouveaux sacrifices de notre part, par l’accroissement naturel* de notre population ouvrière elle-même » (ibid., 1847) 2.

Au milieu du XIXe siècle, apparaissent des cités ouvrières dans les « villes usines » du patronat paternaliste (les « corons » du Nord, la Grand-Combe, Le Creusot, etc.) 3. Elles doivent structurer la cellule familiale, mais aussi donner le sens de la propriété (parfois par la vente à crédit de petits pavillons), organiser les loisirs, l’éducation, etc.

« Ce n’est pas lui l’ouvrier qui possède sa maison, c’est bientôt sa maison qui le possède. Elle opère sur lui une transformation complète » (Emile Cheysson, futur directeur des usines du Creusot, en 1864).

Contre les dérives de la grande ville (insalubrité, promiscuité, alcoolisme, prostitution, morbidité, etc.), la « ville usine » réhabilite la famille, la tempérance, la morale, parfois récompensées par des concours comme dans les cités ouvrières de Mulhouse ou « chaque année des primes en argent et des mentions à celles des familles qui se sont distinguées par l’ordre, la propreté et en général la bonne tenue de leur habitation comme aussi par la bonne culture du petit jardin qui en dépend ». Cela s’accompagne de toute une série de mesures : gratifications en nature (charbon) ou argent pour les familles les plus méritantes, caisse d’épargne, premières institutions de protection sociale (caisses de secours/maladie et accidents, caisse de retraite, allocations familiales, éducation des enfants, etc.), création de sociétés philharmoniques, chorales, sociétés colombophiles, tir à l’arc, jardins ouvriers, etc. « Le patronat s’emploie […] à combler les interstices entre le travail et le repos de l’ouvrier […] il s’agit bien de transformer le danseur, le pilier de cabaret et debordel en jardinier » 4.

Il s’agit bien d’« un totalitarisme avant la lettre » dont la finalité est de réguler la vie familiale des ouvriers, en les rendant dépendants et dociles.

En parallèle, des mesures répressives sont prises en cas de fréquentation de cabarets ou autres « mauvais lieux », d’alcoolisme, etc. De même, les « coupables » d’unions irrégulières peuvent être licenciés. A la Grand-Combe, « toute veuve pensionnée qui mènerait une conduite déréglée ou ferait une faute qui serait un scandale public serait privée de pension ».

« Le paternalisme est ainsi devenu une technique de gestion. ».

A cette époque, les pouvoirs publics rejettent tout interventionnisme et sont opposés aux politiques sociales. C’est donc l’usine qui se doit d’assumer les tâches de régulation sociale. Il faut attendre la fin du XIXe ou le XXe sicècle pour que les gouvernements s’attachent à résoudre ces questions et qu’apparaisse l’Etat providence.

A la fin du siècle se termine l’âge d’or du paternalisme, « ses fiefs deviennent vite des places fortes de la contestation ouvrière » (par exemple la Commune du Creusot en mars 1871).

 

 

 

 

1Jean-Michel Gaillard, « Les Beaux jours du paternalisme », L’Histoire, n° 195, janvier 1996, p. 48-53.

2Un rapport de la fin du siècle note que la région où dominent les Wendel connaît un taux de natalité supérieur au reste de la Moselle.

3Plus intéressants que les dortoirs qu’avaient mis en place certains patrons (limite le temps de trajet, évite le vagabondage).

4Corbin Alain, Les Filles de noce, misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle, Paris Flammarion, 1989, p. 282.