INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Un demi-siecle de chamboulements

Quelle famille aujourd’hui ?

 

 

 

 

 

De nombreux divorces, des mariages de plus en plus rares et tardifs, et plus de la moitié des enfants qui naissent aujourd’hui hors mariage. Des naissances qui arrivent d’ailleurs bien plus tard dans la vie des parents. Un développement important des formes d’unions libres, des familles monoparentales et recomposées. Une homoparentalité en voie d’être reconnue. Toujours plus de célibat. Un taux de fécondité relativement faible. Et caetera.

Serait-il possible de parler d’un éclatement de la famille ?

 

 

En quarante ans, l’institution qu’est la famille a subi des mutations en profondeur. Ce constat est indéniable. Le modèle familial de la première moitié du XXe siècle n’a plus rien à voir avec ce que l’on connaît aujourd’hui. Le couple se mariant jeune avant d’avoir un, puis deux, puis trois voire encore plus d’enfants, en maintenant son union coûte que coûte jusqu’à ce que la mort le dissolve, est aujourd’hui loin de faire figure de modèle.

Pour autant, parler d’une mort annoncée de la famille paraît bien surréaliste. Mais alors quoi ? Quelle est aujourd’hui cette famille ? Quelles formes prend-elle ? Quelles fonctions assure-t-elle, encore aujourd’hui, en tant qu’institution ?

 

QUARANTE ANS DE MUTATIONS

 

Un tournant législatif

Les années 1970 sont marquées, en parallèle à un foisonnement des luttes, par un tournant législatif en ce qui concerne la condition des femmes* et les modifications dans l’encadrement de l’institution familiale. Mais en fait dès 1965 et bien avant le point d’orgue de ces luttes, on peut observer le début d’une telle tendance. En effet, cette année-là, est votée une réforme des régimes matrimoniaux instaurant l’égalité conjugale. Les femmes mariées peuvent alors travailler sans l’accord de leur mari et ouvrir un compte à leur nom. En 1967, c’est la loi Neuwirth sur la légalisation de la contraception qui ouvre une brèche vers un meilleur contrôle des naissances pour des millions de femmes.

Puis viennent les années 1970, les luttes féministes et leurs lots de revendications. En 1970 est votée une loi substituant au principe de puissance paternelle celui de l’autorité parentale conjointe. La notion de chef de famille disparaît du Code civil. Cette même année intervient une première reconnaissance du concubinage au travers d’un arrêt de la Cour de cassation1. En 1972, une loi pose l’égalité des filiations (naturelles et légitimes). En 1974, une deuxième loi Neuwirth instaure le remboursement des contraceptifs. En 1975, c’est la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG), mais aussi une loi dépénalisant l’adultère et une autre instituant un divorce par consentement mutuel aux côtés des procédures contentieuses.

 

Une entrée massive des femmes dans le salariat

Au début des années 1960, et dans le contexte général de croissance économique que sont les Trente Glorieuses, l’économie française, avide de main-d’œuvre, commence à intégrer massivement les femmes au salariat. A compter de ce moment-là, leur taux d’activité ne cesse quasi plus de croître. Peu à peu celles-ci tendent à être aussi nombreuses que les hommes* à se vendre sur le marché du travail. En 1962, le taux d’activité des femmes de 25 à 49 ans n’est que de 42 %. En 2010 il est de plus de 84 %, contre 95 % pour les hommes2. La réforme des régimes matrimoniaux de 1965 accompagne cette tendance. De fait, de nombreuses femmes sortent en partie de leur foyer mais se retrouvent à devoir combiner exploitation salariale et travail domestique. A l’entretien du foyer et de ses membres vient s’ajouter la journée de turbin. La double journée de travail devient le lot quotidien de ces nouvelles femmes prolétaires*. Une situation qui permet, malgré tout, à de nombreuses femmes de s’affranchir, ne serait-ce qu’économiquement, de leur mari ou de leur père.

 

Un déclin démographique

A partir de 1965, le nombre de naissances commence à chuter. La généralisation du travail salarié des femmes et les familles nombreuses qui sont courantes jusque dans ces années-là ne font pas bon ménage. Des trois, quatre, cinq enfants par foyer qui sont fréquents jusqu’alors, la nouvelle norme se recentre progressivement autour de deux enfants. L’indice de fécondité qui a atteint en 1965 un niveau inégalé depuis le début du XXe siècle (2,8 enfants par femme), entre dans une phase décroissante de plus de 10 ans. Ce n’est qu’en 1976 qu’il se stabilise à 1,8 et s’y maintient jusqu’au milieu des années 1990. Si les naissances se font moins nombreuses, elles se font également de plus en plus tardives. Après un pic durant la Seconde guerre mondiale à 30,2 ans, l’âge moyen des femmes à la maternité chute pour atteindre son point le plus bas à 26,7 ans en 1977. Il ne cesse de remonter jusqu’à aujourd’hui. En 2009, les femmes accouchant pour la première fois avaient en moyenne 30 ans3.

« Développement du travail des femmes et transformations de la famille sont étroitement liés. Il est impossible de démêler ce qui est cause de ce qui est conséquence. La baisse de la natalité contribue à rendre le travail féminin plus aisé par la réduction des temps consacrés aux enfants. En retour le travail des femmes hors de leur foyer les incite à réduire le nombre de leurs enfants, par souci de ne pas trop interrompre leur travail. Travaillant, ayant moins d’enfants, ne se consacrant plus à les nourrir, les éduquer et les vêtir, la femme, en termes “ marxistes ”, cesse d’être vouée uniquement à la “ reproduction de la force de travail* ” pour participer à la production elle-même4. »

En parallèle, la répression et la censure autour de la contraception et de l’avortement5 sont largement ébranlées dans les années 1970. La dépénalisation, la diffusion d’informations à leur sujet, la mise à disposition progressive et le remboursement des différents moyens de contraception, ouvrent une brèche vers un meilleur contrôle des naissances. La légalisation et l’institutionnalisation de ces dispositifs ont, semble-t-il, accompagné la baisse de la fécondité durant cette période, en permettant une dissociation plus aisée de la sexualité et de la reproduction*. Mais cette meilleure dissociation n’est pas pour autant uniquement corrélée aux périodes de déclin de la fécondité. Aujourd’hui, dans nombre de pays où le taux de fécondité est stable ou en hausse, les conditions d’accès aux moyens de contraception ou d’avortement restent quasi inchangées. Ces dispositifs semblent plus jouer un rôle de régulateur.

 

Un mariage en perte d’hégémonie

Mais ces données traduisent une autre évolution. Il s’agit de la modification et de la diversification des formes d’unions. Et en premier lieu l’institution du mariage, qui peu à peu perd de son hégémonie. Si le nombre de mariages est très stable dans les années 1950-1960, il augmentera pour atteindre un pic en 1972 à 417 000 par an. Puis, il baisse fortement jusqu’en 1985 à 269 000 et se stabilise6. En 2011, 241 000 mariages sont signés. On constate dès les années 1980 qu’ils arrivent aussi de plus en plus tardivement dans la vie des conjoints7.

Tout comme pour la loi dépénalisant l’adultère, si en 1975 est votée une réforme du divorce instituant le consentement mutuel aux côtés des procédures contentieuses, c’est que la législation est devenue anachronique face aux mutations de comportements et de mentalités. Mais cette réforme entraîne tout de même une augmentation du nombre de divorces de par la facilitation de sa procédure. La hausse, entamée dès la fin des années 1960, explose en 1976 et se poursuit jusqu’à aujourd’hui (20 divorces pour 100 mariages en 1976 et plus de 45 en 2010). Un pic est atteint en 2005 avec 52 divorces pour 100 mariages. Il correspond à l’entrée en vigueur (le 1er janvier 2005) de la réforme du divorce par consentement mutuel, facilitant ce dernier au détriment des divorces avec contentieux et supprimant également, dans certain cas, la notion de faute8.

Nombre de naissances surviennent également en dehors du cadre du mariage. Alors que jusqu’au début des années 1980, la part des naissances hors mariage reste relativement stable (inférieure à 10%), son augmentation est alors fulgurante et continue9. En 2010, elle dépasse les 54 %.

 

Nouvelles familles : monoparentale, recomposée, union libre10, homoparentale 

Le modèle traditionnel du couple s’unissant ad vitam æternam semble donc s’émietter. De la fin du XIXe au milieu du XXe siècle, le mariage est empreint d’intérêts économiques. Pour les bourgeois, commerçants, paysans propriétaires et artisans, il est synonyme d’établissement, d’alliance entre deux parentèles poursuivant des stratégies patrimoniales. Pour les ouvriers, employés et petits paysans, il est davantage le produit de volontés individuelles, voire éventuellement la fusion de deux salaires indépendants. Le célibat est rare et le concubinage un accident social mal considéré11. Suite aux chamboulements des années 1970, les sentiments tendent à prendre le pas sur d’éventuels intérêts économiques. Ou du moins ils s’octroient une véritable place à leurs côtés dans la constitution et la dissolution des unions.

Le déclin du mariage s’accompagnera dès le début des années 1970 d’un développement des unions libres. A cette époque, seul un couple sur six débute par une phase d’union libre ; aujourd’hui c’est le cas de neuf couples sur dix. La moitié des unions libres débutées en 1975 se sont contractualisées par un mariage dans les deux ans. Ce n’est le cas que d’une sur cinq en 1995. L’union libre devient ainsi une forme de vie commune parfaitement banalisée, qui ne concerne plus seulement une population marginale ou très jeune, mais devient au contraire particulièrement répandue12.

A la fin des années 1970, avec le développement de ces unions libres et l’augmentation du nombre de divorces et de ruptures, un lot considérable de parents isolés se retrouve à élever seuls leurs enfants. Il s’agit pour la plupart de femmes (déjà 80 % en 1962, elles représentaient plus de 90 % de ces familles en 2005). Une nouvelle forme de structure familiale apparaît, qui trouvera rapidement le nom de famille monoparentale. Si dans les années 1960 ces ménages sont quasi inexistants13, ils représentent, au début de la décénnie suivante, 9 % des ménages avec un enfant. Depuis cette part progresse toujours (actuellement leur proportion approche vraisemblablement les 20 %).

Les veufs et veuves qui représentent 55 % des familles monoparentales en 1962 n’en représentent plus que 7,5 % en 2004, remplacés majoritairement par des mères séparées ou divorcées. Dans 85 % des cas de divorce, la garde des enfants est confiée à la mère14. Si les formes de la famille changent, la sexuation* persiste !

Dix ans plus tard, à la fin des années 1980, en conséquence logique de toutes les modifications familiales précédentes, de nouvelles formes de familles se développent à la suite de mariages et d’unions libres rompus. A ce moment-là, on commence à parler de familles recomposées. En 2006, 8,8 % des mineurs vivent dans ce type de famille, dont les trois quart avec leur mère et un beau-père15.

 

Pacs, le nouveau contrat de mariage ?

Si dans les premières années de son entrée en vigueur le Pacs séduit essentiellement les couples de même genre*, il est très rapidement investi par les couples hétérosexuels. Alors que le mariage continue de subir un désintérêt croissant, le nombre de Pacs entame lui une croissance exponentielle. Depuis 1999, plus d’un million de Pacs ont été signés. De 6 000 conclus en 1999, on passe à 205 000 en 2010 (trois Pacs pour quatre mariages). En 2010, 95 % des Pacs signés l’étaient par des hétérosexuels. Si, sur les premières années, le nombre de Pacs est minime en comparaison des mariages, il double aujourd’hui le nombre d’unions contractualisées chaque année. Le taux de dissolution des Pacs est quant à lui, aujourd’hui, identique au taux de divortialité.

 

Couples homos et homoparentalite

Si très peu de statistiques concernent les couples homosexuels cela ne signifie en rien une inexistence sociale. On peut toutefois voir qu’avec l’instauration du Pacs en 1999, nombre de ces couples ont choisi de contractualiser leur union. On estimait à 120 000 le nombre de couples homosexuels cohabitants en France dans les années 1996-1998. Jusqu’en 2004, environ 8 000 Pacs entre personnes de même genre sont signés chaque année (chiffre qui augmente lentement depuis). Le taux de contractualisation d’unions homosexuelles serait donc de 7 % (contre 12 % pour les hétérosexuels, mariage et Pacs compris)16.

En une quinzaine d’années, une trentaine de pays du monde (15 européens) ont légalisé une forme d’union homosexuelle (mariage ou autre), dont une quinzaine (8 européens) qui ont aussi accordé le droit à l’adoption17. En France, le nouveau gouvernement a annoncé son intention de légaliser le mariage et l’adoption pour les couples homos en 2013. Au vu de ces nombreuses évolutions, il est fort probable que progressivement les conditions des couples homos rejoignent (au moins formellement) celles accordées aux hétérosexuels (ce sont des mesures qui ne coûtent pas cher).

 

Célibat

En quarante ans, le nombre de célibataires a plus que doublé, passant de 6,1 % en 1962 à près de 14 % de la population en 2004, soit 8,3 millions de personnes. Et encore, ces statistiques ne prennent pas en compte les deux millions de familles monoparentales, les divorcés, les veufs et les célibataires qui vivent avec un parent sous leur toit. En comptant ces derniers, la proportion de célibataires dépasse les 20 % de la population.

Côté répartition, la parité est presque de mise. Le célibat concerne 47 % des hommes et 53 % des femmes18. La proportion de personnes seules est plus importante aux extrémités de la vie. Ainsi 19 % des jeunes âgés de 20 à 24 ans et 28 % des personnes âgées de 65 à 79 ans vivent seuls ; ils sont près de la moitié chez les plus de 80 ans19.

 

QUELLE FAMILLE AUJOURD’HUI ?

 

Mariages vs Pacs et unions libres : le couple persiste

Le mariage n’est donc plus aujourd’hui le pilier autour duquel se construit la famille. De 1972 à 2011 le nombre de mariages conclus a chuté de plus de 40 %. Le taux de divorces a quant à lui explosé, passant de 9 à plus de 40 divorces pour 100 mariages conclus pour ces mêmes années. Mais en parallèle le nombre de couples choisissant de contractualiser leur union par un Pacs tend à être aussi important que les nouveaux mariés. En revanche, le profil de ces couples semble bien différent. Si près de 50 % des couples pacsés vivent sans enfant, ce n’est le cas que de 15 % des couples maritaux. Les déclarations de concubinage continuent de se développer mais concernent surtout les couples dans leurs premières années de vie commune.

Aujourd’hui, les formes de contractualisations d’unions sont donc multiples et recouvrent différentes dispositions légales et administratives (obligation de fidélité, accès aux prestations sociales, avantages sur le droit au logement et droit du travail, imposition, filiation, obtention de nationalité ou titre de séjour, conditions de rupture d’union, etc.). Le mariage est le plus chargé en terme d’avantages et de contraintes, et le concubinage le moins.

Même si le taux de célibat a largement augmenté, aujourd’hui, près de 80 % de français vivraient en couple (avec ou sans enfant). Si cette part a elle aussi subi une baisse considérable elle n’en reste pas moins largement majoritaire. Le mariage traditionnel n’est plus du tout hégémonique alors que le modèle du couple reste un horizon indépassable (tout en s’étant libéralisé en adoptant un fort turn over dans les relations). La fréquence des ruptures de couples est aussi importante que celle des divorces. Les remariages ou « remises en couple » sont eux aussi très fréquents. Mais lorsque il y a un ou des enfants issus de l’union précédente, les femmes sont très majoritairement celles qui en supportent la charge en fondant un nouveau foyer ou encore plus fréquemment en les élevant seules. La forte monoparentalité féminine semble donc aller à contre-courant de la tendance générale de persistance du couple.

 

Fecondite et seuil de reproduction

La quasi-totalité des pays ont vu, durant les quarante dernières années, leur taux de fécondité chuter jusqu’à des seuils vertigineux pour certains d’entre eux. Dans le monde et en moyenne, la fécondité est passée de 5 enfants par femme en 1950 à 2,5 en 2011. Dans les pays industrialisés ce taux est soit très en deçà, soit avoisinant le seuil de reproduction des générations, fixé à 2,1 enfants par femme20. En Europe, la fécondité passe de 2,01 en 1987 à 1,28 en 1997. Nombre de capitalistes voient dans cette situation un risque pouvant entraîner un affaiblissement économique. Quant à l’hypothèse d’un déclin de la population dans les pays occidentaux en cas de persistance de ce phénomène (non actuelle car compensée aujourd’hui par l’immigration), elle est encore bien trop incertaine pour que des conclusions puissent en être tirées. Le vieillissement de la population dans les pays occidentaux21,qui découle de cette situation, est un problème, en particulier pour le financement des régimes de retraites. C’est du moins un prétexte avancé, depuis une vingtaine d’années, et plus encore avec la crise, pour réformer ces derniers. Mises à part les tentatives de régulation démographique qui se jouent sur des périodes beaucoup plus longues (politiques familiales, conciliation du travail domestique et du travail salarié pour les femmes), les mesures à plus court terme engagées par le capital* vont dans le sens d’une augmentation du temps de travail global des prolétaires (recul de l’âge de la retraite, augmentation du travail des femmes)22..

« Il est essentiel, pour les pays dont la population d’âge actif est stable ou décroît, de mobiliser plus efficacement l’offre de main-d’œuvre des femmes et des mères, car ce sera l’une des clés de la prospérité économique future et de la viabilité financière des systèmes de protection sociale23. »

Des études récentes mettent pourtant en avant la situation de plusieurs pays européens connaissant depuis le milieu des années 1990 une légère (mais remarquable à leurs yeux) hausse de la fécondité.

Selon l’OCDE : « Les taux de fécondité ont augmenté plus rapidement dans les pays qui ont favorisé le travail des femmes. La possibilité accrue de concilier travail et famille apparaît comme l’une des clés de la remontée de la fécondité dans un contexte de participation croissante des femmes au marché du travail. »24

Comme nous l’avons vu, la baisse de la fécondité entamée dans les années 1970 coïncide avec l’entrée massive des femmes sur le marché du travail. En sortant en partie du foyer pour aller travailler à l’usine ou au bureau, les femmes ne pouvant se couper plus en quatre que ce qu’elles faisaient déjà, tirent progressivement un trait sur le modèle de la famille nombreuse. Pondre des mioches et se les coltiner ou aller se faire exploiter par un patron devient le dilemme de ces nouvelles femmes prolétaires. Et le capitalisme comprend lui aussi rapidement quel dilemme le dilemme des femmes représente pour lui. D’un côté, il serait bien compliqué de renvoyer au foyer ces millions de femmes (d’autant qu’un seul salaire ne suffit plus aujourd’hui à assurer la survie du foyer). Et de l’autre, trop flippant de laisser ces prolétaires faire si peu de futurs prolétaires. Pour tenter de résoudre ce problème, de nombreux Etats tentent alors, avec plus ou moins de succès, de concilier travail des femmes et maternité. Aujourd’hui, cette conciliation semble porter ses fruits, ou du moins annonce des évolutions positives pour le capital. Dans les années 1990-2000, les taux de fécondité de nombreux pays européens, jusqu’alors majoritairement en-deçà du seuil de reproduction des générations, entament une courte mais rapide remontée pour frôler, voire atteindre, ce seuil (2,1 pour la France en 2009).

Suite à l’intégration massive des femmes au sein du marché du travail (leur exploitation), leur rôle principal dans la sexuation (la reproduction) devient plus difficile à assurer. Dès lors, et aujourd’hui encore, les capitalistes tentent de revoir les modalités de l’exploitation des femmes, non pas en la remettant réellement en question (renvoi au foyer), mais plutôt en tentant de la concilier avec leur rôle au sein de la famille.

 

DES MESURES POUR LA FAMILLE

 

Sauvegarde du couple parental

Les nouvelles formes de légalisation des unions (Pacs, concubinage reconnu) peuvent être interprétées comme une évolution/adaptation de la société (et du Droit) aux nécessités du capital. Le modèle du mariage traditionnel peut en effet être, dans nombre de cas, un frein à la mobilité aujourd’hui nécessaire des travailleurs. Par ces nouvelles dispositions légales et administratives, le modèle du couple, certes libéralisé, se pérennise. Le célibat, s’il a également progressé, reste majoritairement une étape dans la vie des travailleurs et pas un nouveau modèle de vie. Malgré cela, la forte monoparentalité féminine semble aller à contre-courant de cette tendance. Et celle-ci révèle tout de même un problème épineux pour le capital. En effet, un seul salaire n’étant plus aujourd’hui suffisant à la survie d’un foyer, l’Etat doit alors dans nombre de cas se substituer au parent manquant (en l’occurrence le père) par une aide financière (API, Allocation parent isolé devenue aujourd’hui ASF, Allocation de soutien familial). En 2010, 96 % des bénéficiaires sont des femmes.

Mais le caractère problématique de la forte monoparentalité féminine ne réside pas seulement dans l’attribution de l’ASF. Le fait d’être seule à avoir la charge d’enfants représente un facteur aggravant dans les difficultés d’accès à l’emploi des femmes/mères et donc dans la nécessaire capacité, pour l’État et le capital, à exploiter toujours mieux les femmes.

Les politiques familiales ne semblent plus vouloir aller à contre-courant du fort turn over dans les relations. Plutôt que de chercher à maintenir coûte que coûte ce qu’il reste du couple conjugal, les politiques familiales de nombre de pays occidentaux se concentrent sur la sauvegarde du couple parental. En France, on voit très clairement cette tendance dans la réforme du divorce, début 2005, qui vise à une pacification du divorce en facilitant les procédures par consentement mutuel et en rendant plus longues et difficiles celles avec contentieux. Et cette réforme poursuit la démarche entreprise par la loi sur l’autorité parentale de 2002 qui vise principalement à maintenir, à la suite d’une séparation, l’engagement des deux parents dans l’entretien et l’éducation des enfants. Elle encourage et facilite la mise en place d’une garde partagée entre les deux parents, mais aussi, et surtout, elle incite au versement d’une pension alimentaire par le parent n’ayant pas ou moins la charge de l’enfant (soit majoritairement le père). Des pensions alimentaires qui réduisent de fait les dépenses engagées par l’État sous la forme d’allocations familiales lorsque ces pensions ne sont pas versées. Ce qui amène la CAF à obliger des mères à engager des poursuites judiciaires contre le père de leur enfant pour valider l’attribution de l’ASF25.

 

Concilier travail des femmes

et gestion de la famille

« Les pays de l’OCDE où l’on observe à la fois une fécondité relativement haute et un taux d’activité des femmes élevé sont en général ceux qui favorisent le plus la conciliation travail / famille, même si c’est par des voies différentes. La France et les pays scandinaves offrent une aide publique importante aux parents de jeunes enfants qui travaillent, sous la forme de systèmes de congés parentaux relativement généreux et de services de garde. Dans les pays anglo-saxons, c’est plus par des allocations de maintien dans l’emploi, ainsi qu’une flexibilité des horaires de travail. A l’opposé, les pays combinant fécondité basse et taux d’emploi des femmes faible, comme ceux de l’Est et du Sud de l’Europe, ou l’Allemagne, font moins d’efforts pour permettre aux parents de concilier travail et famille. A l’avenir, la relation entre niveau économique et fécondité sera de plus en plus le reflet de l’efficacité des politiques familiales26. »

« Si l’on compare les différents pays, il ressort que “ le facteur le plus efficace ” est l’investissement dans les modes de garde des jeunes enfants. “ Les pays devraient déployer plus d’efforts pour réorienter les dépenses d’éducation vers les premières années de la vie ”, conseille donc l’OCDE. Elle prône aussi un congé parental assez court pour ne pas éloigner trop longtemps les femmes de l’emploi, bien rémunéré et partagé entre le père et la mère, comme en Scandinavie et en Allemagne depuis 200727. »

« Les investissements publics dans le capital humain ont un taux de rendement plus élevé lorsqu’ils visent les jeunes enfants et sont maintenus pour les jeunes adultes28. »

« Les gouvernements aussi devraient tenir compte du potentiel que les femmes représentent. Si celles-ci se plaignent à juste titre d’avoir subi des siècles d’exploitation, aux yeux d’un économiste elles ne sont pas assez exploitées. Faire en sorte que toutes les femmes puissent travailler est une des solutions à tous les problèmes économiques du moment, tels que la pauvreté ou la démographie déclinante29»

Le capitalisme semble avancer à tâtons en ce qui concerne les politiques familiales. Trop d’aides financières à destination des familles en ce qui concerne l’élevage des enfants auraient pour effet d’inciter les femmes à ne plus travailler avec des allocations supérieures ou égales au salaire espéré en se vendant sur le marché du travail. Trop peu d’aides auraient au final le même effet, les frais engagés pour la garde des enfants pouvant entamer une trop forte part du salaire et rendre absurde le fait d’aller au travail pour payer la garde des enfants.

Il est de toute façon clair que dans le contexte de crise, le retour de l’Etat providence est impossible. La voie qui semble se dégager s’apparente plus à un maintien du niveau global d’investissement dans les mesures familiales, mais avec une recherche de meilleure efficacité.

C’est-à-dire :

en conditionnant le versement de prestations sociales pour les parents à la recherche d’un emploi ;

en incitant les patrons à opter pour une « meilleure » flexibilité dans le travail des parents, mais surtout des femmes (temps partiel, horaires aménageables, télétravail, flexibilité du travail dans les périodes précédant et suivant la naissance, etc.) ;

en réduisant la durée des congés parentaux par une incitation à la reprise précoce de l’activité ;

en favorisant les modes de gardes informelles/non-rémunérées30. C’est-à-dire principalement les grands-parents. Si on paye plus de retraités autant qu’ils servent à quelque chose ! ;

en centrant les mesures d’aides structurelles et financières sur la petite enfance.. Développement de crèches, d’accueils extra-scolaires et d’aides pour ceux qui ne peuvent y avoir accès ;

en regroupant les divers services d’aide dans un même lieu (école, clinique, centre d’accueil, etc.) pour assurer un meilleur flicage des dossiers31 ;

en incitant les pères à s’occuper des enfants pour permettre aux mères de travailler plus (congé paternité, etc.)32.

 

VERS UNE FIN DE LA FAMILLE « TRADITIONNELLE » ?

En quarante ans, la famille a donc subi de fortes mutations. Le famille nucléaire fait encore, en quelque sorte, figure de modèle mais elle n’est plus du tout hégémonique et surtout, elle s’est libéralisée. On a pu assiter à un rapide développement de familles monoparentales, familles recomposées, et bientôt l’existence des familles homoparentales sera banalisée. Les formes de la famille se sont diversifiées et ne sont plus figées, mais extrêmement mouvantes avec un fort turn over dans les couples. Mais pour autant, il apparaît clairement que ces mutations ne traduisent pas une importance moindre de l’institution que représente la famille aujourd’hui. Elle reste le dispositif central et indispensable à la reproduction de la force de travail et, à travers cela, elle reste également un des vecteurs de l’idéologie dominante. Et pour assurer ce rôle peu importe pour le capital la forme que peut prendre la famille. Qu’il soit assuré par les deux parents légaux, par l’un des deux et un beau-père ou une belle-mère, par un couple de même genre, par la mère soutenue financièrement par le père, voire par la mère seule en lui attribuant une aide, les intérêts des capitalistes sont saufs.

L’important est que les prolétaires soient en bonne santé ou pas trop malades pour continuer à travailler et que leur éducation corresponde aux critères du marché du travail.

Mais surtout qu’il reste suffisamment de prolétaires à exploiter aujourd’hui et demain.

Là reste le rôle de la famille.

 

 

 

 

1Arrêt « Dangereux », C. Cass., 1970, qui prend en compte le préjudice moral et matériel d’une concubine pour le décès accidentel de son concubin.

2Insee, Population active et taux d’activité selon le sexe et l’âge en 2010.

3« France 2009 : l’âge moyen à la maternité atteint 30 ans », Population & société, n° 465, mars 2010.

4Louis Dirn, Denis Stoclet, « Travail des femmes et structures sociale », Revue de l’OFCE, n° 10, 1985, p. 92.

5La loi de 1920 assimile la contraception à l’avortement. Toute propagande anticonceptionnelle est interdite. Puis la loi de 1939, qui promulgue le Code de la famille, vient renforcer la répression. Les avorteurs sont très sévèrement condamnés. En 1941, ils peuvent être déférés devant le tribunal d’Etat. En 1942, l’avortement devient crime d’Etat. Pour l’exemple, une avorteuse est condamnée à mort et guillotinée en 1943. Plus de 15 000 condamnations à des peines diverses sont prononcées jusqu’à la Libération. Les procès auront lieu contre les avortées et avorteuses jusque dans les années 1970. Toutefois, la justice n’appliquait plus la loi dans toute sa rigueur. Cette longue période répressive causera la mort et la mutilation de bien des femmes forcées d’avorter clandestinement.

6Malgré un rapide pic au début des années 2000 à 305 000 mariages.

7Insee, Estimations de population et statistiques de l’état civil, 2008. L’âge moyen au premier mariage était relativement stable jusqu’au début des années 1980 (autour de 23 ans pour les femmes et 25 ans pour les hommes). Dès 1980 ces moyennes augmentent de manière continue pour arriver en 2008 à 30,6 et 29,6 ans.

8Insee Première, n° 482, août 1996 et Infostat Justice, n° 104, janvier 2009.

9Ined, « Deux enfants sur cinq naissent hors mariage », Fiche d’actualité scientifique, n° 4, novembre 2000.

10Il est entendu sous le terme d’ « union libre » toutes les formes d’unions non contractualisées par un mariage. C’est-à-dire, les couples déclarés en concubinage ainsi qu’aujourd’hui les couples pacsés.

11Martine Segalen, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, 2006, p. 92.

12Assemblée nationale, Rapport au nom de la mission d’information sur la famille et les droits des enfants, janvier 2006, p. 27.

13Et principalement causé par le décès d’un des parents.

14Centre d’études de l’emploi, Rapport de recherche, Les Familles monoparentales en France, juin 2007, p. 17-19.

15Les familles recomposées n’augmentent pas de manière aussi forte et régulière que les ruptures d’unions ou les familles monoparentales. Tous les parents ne reforment pas un couple après une séparation et ce sont les femmes avec enfants qui le font le moins souvent.

16« Légaliser les unions homosexuelles en Europe : innovations et paradoxes », Population & société, n° 424, juin 2006.

17Voir sur le site de Têtu un tableau très détaillé de ces évolutions pour savoir où aller passer ses vacances en couple homo.

18« Près de 15 millions de célibataires en France », Le Figaro, 15 octobre 2007.

19Insee, « Personnes vivant seules selon l’âge », février 2010.

20Le seuil de reproduction (ou renouvellement) des générations, c’est-à-dire le nombre moyen d’enfants par femme nécessaire pour que chaque génération en engendre une suivante de même effectif, est au minimum de 2,05.

21« Le demi-siècle à venir verra la population vieillir presque autant que dans le siècle écoulé. Il y avait en 1900 huit personnes d’âge actif (15-64 ans) pour une personne âgée (65 ans et plus). En 2000 quatre pour une ; en 2050 deux pour une. » Rapport sur la conférence de la famille. La famille, espace de solidarité entre générations, 2006.

22Sur les enjeux démographiques au niveau international voir l’article, certes fortement teinté d’espoir en un capitalisme à visage humain mais tout de même fort intéressant, de Martha Farnwoth Riche, « Faible fécondité et développement durable », L’Etat de la planète magazine, n° 17, septembre/octobre 2004.

23OCDE, Assurer le bien-être des familles, 2011,p. 14.

24« La fécondité remonte dans les pays de l’OCDE : est ce dû au progrès économique ? », Population & société, n° 481, septembre 2011.

25Même si très rarement appliqué, l’article 227-3 du Code pénal prévoit une peine de deux ans d’emprisonnement et 15 000 € d’amendes pour le non-respect de l’obligation alimentaire.

26Population & société, n° 481, op. cit.

27« L’OCDE veut plus de crèches et des congés parentaux plus courts », Le Point, 27 avril 2011.

28OCDE, op. cit., p. 12.

29« Les clés de la croissance économique entre les mains des femmes », Courrier international, 13 avril 2006.

30« Dans les pays nordiques et en France, plus de 50 % des grands-parents s’occupent régulièrement de leurs petits-enfants » OCDE, op. cit., p. 163.

31« Le regroupement des services peut favoriser de nouvelles méthodes de travail et il réduit le risque que les aides soient supprimées ou approuvées indûment, puisque plusieurs évaluations des dossiers sont disponibles directement sur place. » OCDE, op. cit., p. 12.

32« Si les pères s’occupaient davantage des enfants, cela aiderait les mères à prendre un emploi ou à augmenter leurs heures de travail. […] Ces mesures ont effectivement incité les pères à prendre des congés parentaux plus longs, mais on ne sait pas de manière certaine si le partage des responsabilités au sein du ménage s’est amélioré et si les rééquilibrages sont durables. » OCDE, op. cit., p. 14-15.