INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Combat pour la libération de la femme (1970)

Article de Monique WITTIG, Gille WITTIG, Marcia ROTHENBURG et Margaret STEPHENSON publié dans L’Idiot international, n° 6, mai 1970, p. 13-16 (le titre, modifié par le journal, était initialement  » Pour un mouvement de libération des femmes « )

COMBAT POUR LA LIBERATION DE LA FEMME

Par-delà la libération-gadget, elles découvrent la lutte des classes.

 

SERF, SERVE. — Sous la féodalité, personne qui n’avait pas de liberté personnelle complète.., était frappée de diverses incapacités et assujettie à certaines obligations.

SERVITUDE. — Etat de dépendance totale d’une personne soumise à une autre. Ex : La servitude où l’homme tient la femme. (Maurois).

Dictionnaire Robert.

 

Le renversement du droit maternel fut la grande défaite historique du sexe féminin, la révolution sociale qui l’a provoqué, une des plus radicales que l’Histoire ait connues.

Engels, L’Origine de la Famille.

 

Nous, depuis ce temps immémorial, vivons comme un peuple colonisé dans le peuple, si bien domestiquées que nous avons oublié que cette situation de dépendance ne va pas de soi. C’est pour l’homme que nous sommes nourries et élevées, c’est par l’homme que nous vivons, il peut acheter notre corps et quand il est rassasié, il peut s’en débarrasser.

 

Adieu Pont-Neuf Samaritaine

Butte  Saint-Roch Petits-Carreaux

Où nous passions des jours si beaux

Nous allons en passer aux îles

Puisqu’on ne veut plus de nous aux villes.

 

C’est la chanson que nous, les filles de Paris, nous chantions sur le chemin de La Rochelle, quand, entravées, nous nous dirigions sur le chemin de la déportation. Nous étions accusées de prostitution par une société hypocrite qui profitait de notre misère. Les enfants que nous raisons, nous les faisons pour nos maîtres. Il a collé sur nos ventres son sceau de maître. Et si jamais pour notre propre compte nous osons avoir des enfants, ils sont l’objet d’un ostracisme. Bâtards, enfants sans père, c’est une des grandes injures dans notre société. L’homme peut parler impunément un langage de maître : je te prends, je te possède, tu t’es donnée à moi. Il peut comme un maître se moquer, nous traiter comme des objets, vilipender. « Si tu vas chez les femmes, n’oublie pas le fouet » (Nietzsche). Il peut sous le couvert d’une pensée scientifique nous renvoyer à nos ovaires, comme on renvoie un chien à sa niche, un nègre à la couleur de sa peau (Freud : « L’anatomie c’est le destin »). Va-t-il encore longtemps trancher, décider, penser pour nous ? Non. « Les rêves de Freud sont les cauchemars des femmes » (graffiti d’une militante anglaise). Nous commençons à nous révolter et ce n’est pas en rêve.

« L’esclavage a la voix enrouée, il ne parle pas fort » (Shakespeare). Faux. Les esclaves aujourd’hui crient leur honte et leur humiliation. C’est le temps de l’histoire où ils se sont mis debout, où leurs poings se sont dressés, où ils se déclarent bien haut prêts à mourir plutôt qu’à vivre en servitude. Nous les femmes nous sommes vraiment les serves de l’histoire. Aussi loin qu’on remonte dans le passé, c’est assujetties, sous tutelles, en dépendance que nous nous rencontrons. Femmes à genoux, enchaînées à leurs wagonnets dans les mines du XIXe siècle, sous tutelle des pères et des maris. Jusqu’en 1965 nous avions besoin de l’autorisation de nos maris pour travailler. Ces schémas sont si familiers qu’ils ne choquent plus.

La première opposition de classe qui se manifeste dans l’Histoire coïncide, avec le développement de l’antagonisme entre l’homme et la femme dans le ma­riage conjugal et la première oppression de classe avec l’oppression du sexe féminin par le sexe masculin

Engels

 

Nous sommes la classe la plus anciennement opprimée. En tant que telle, nous voulons commencer la lutte contre le pouvoir qui maintient cette oppression. Sexe opprimé, nous sommes les seuls humains à n’être que sexe, le sexe, « la proie et la servante de la volupté collective », dit Marx. Les Américaines (1), qui ont commencé leur lutte de libération, appellent « sexisme » la ségrégation dans laquelle nous sommes maintenues. Comme le racisme, le sexisme est si bien implanté dans l’idéologie de la classe dominante que seule une prise de pouvoir radicale pourra le détruire. Une prise de pouvoir politique pour représenter à notre tour notre intérêt comme étant l’intérêt universel. Cela pour le premier temps, le but de toute prise de pouvoir par le peuple étant l’abolition de la domination en général. Notre intérêt est celui du peuple. Nous sommes le peuple.

L’idéologie de la classe dominante qui perpétue le sexisme et en tire des profits multiples et divers est, dans ce moment-ci de l’Histoire, celle de la classe capitaliste et de ses complices : tous les mâles qui consciemment ou inconsciemment, avec plus ou moins de violence suivant leurs intérêts, se servent de la situation de classe dans laquelle la société capitaliste les a placés par rapport à nous. Cette suprématie, cette attitude de classe qui caractérise le mâle, les Américaines en lutte l’appellent le « chauvinisme mâle ». Le chauvinisme mâle sévit partout. Dans les usines, les travailleurs, ceux que le système opprime autant que nous, nos vrais alliés se sont laissés corrompre par la classe dominante. Bien souvent ils nous traitent, comme elle, en objets sexuels. Oui, dans les usines, comme si la formule de Proudhon « ménagère ou courtisane », avait profondément marqué l’inconscient collectif de la classe ouvrière elle-même, nous sommes des putains. Ou bien nous sommes pour les contremaîtres et les patrons, les putains des ouvriers, ou bien nous sommes pour les travailleurs, les putains des contremaîtres et des patrons. On nous dit, à l’entrée dans l’usine, « fais bien attention de quel côté tu vas aller », mais c’est toujours en tant que putain virtuelle.

Il y a beau temps que de jeunes ouvrières, ardentes féministes, écrivaient dans le premier journal politique des femmes : « Le moment est proche où la femme et le peuple, se donnant la main, franchiront ensemble, la barrière de l’inégalité ».

A la réunion nationale des femmes à Oxford qui a donné son impulsion au mouvement de libération des femmes en Angleterre, une militante disait : « Mon mari m’opprime quand il rentre à la maison, parce qu’il a été opprimé toute la journée par son patron ».

Voilà comment les maîtres ont toujours trouvé des armes contre nous, même au plus misérable d’entre les misérables, ils ont toujours fait croire qu’il n’était pas le dernier des hommes puisqu’il y avait encore au-dessous de lui quelqu’un à opprimer, sa femme. C’est ainsi que la classe dominante pourrit nos rapports avec le reste du peuple, divise le peuple.

 

L’exploitation sexuelle

 

Le chauvinisme mâle sévit partout. Quand nous marchons dans les rues, nous sommes sifflées, huées, touchées, nous sommes appréciées ou dépréciées par les regards. A tout moment nous sommes contraintes à une complicité abjecte avec ceux qui ont fait de nous de simples objets sexuels. Si nous résistons nous sommes bégueules, salopes, mégères ou féministes hystériques. Nous n’allons pas dans les rues comme des individus libres de croiser les regards. Nous sommes des objets en usage ou hors d’usage. Ce sur quoi nos yeux peuvent en toute innocence se poser, les affiches de publicité, ce sont des images qui nous humilient et nous rappellent sans cesse l’exploitation sexuelle dont nous sommes l’objet. Nous voyons clairement comment tout produit que le système capitaliste répand sur son marché se sert de notre corps comme support publicitaire. Nous sommes consommables à tout moment. Une marque de bière lance un nouveau produit : « Buvez une grande blonde » et l’image offre une grande jeune femme blonde en même temps que son produit. Pour attirer l’attention sur la qualité de son tabac une marque de cigarettes fait cette invite : « Goûtez une rousse pour changer ». Les marques de lingerie, de soutiens-gorge et de gaines nous affichent sur les murs de nos villes, dans les journaux, nues, à moitié nues ou encorsetées, cherchant à nous séduire en nous représentant comme des objets, elles répètent que nous sommes faites pour être nues, à moitié nues dans un lit, dans la rue où les regards nous déshabillent comme des objets sexuels, toujours.

Et cela est bien naturel, « ménagère pu courtisane ». La seule deuxième fonction qui nous est concédée dans la société où nous vivons celle de ménagère, donc, elle nous est, elle aussi, rappelée avec une cruauté machiavélique. « Trois générations de femmes utilisent le fer à repasser machintruc », « Paie vous sort plus vite de votre cuisine », « Moulinex libère la femme », « Hoover recherche les clientes exigeantes ». Sans arrêt on nous rappelle que, ou bien nous sommes des objets sexuels ou bien nous sommes de par notre « nature » des ménagères, sacro-sainte fonction. Dans les sociétés capitalistes les plus avancées, celles où le niveau de vie est assez élevé pour nous le permettre, nous avons le droit de combiner les deux fonctions. C’est cela que le système appelle « libération » des femmes. Et alors on voit sur les affiches de parfaits objets sexuels qui d’un doigt ganté pressent sur le bouton d’une machine à laver.

La famille conjugale moderne est fondée sur l’esclavage domestique avoué ou voilé, de la femme et la société moderne est une masse qui se compose exclusivement d’unités conjugales.

Engels

 

En réalité, ce à quoi la société capitaliste nous condamne, c’est à la solitude. Chacune de nous dans la cellule familiale ou dans le « couple » vit une solitude, un isolement, uniques dans l’histoire de l’humanité. Nous n’avons pas comme les Noirs les ghettos pour nous unir et nous rassembler. Si nous travaillons dans la maison seulement, il nous faut attendre le retour de nos maris pour avoir un contact humain. Tassées sur nous-mêmes, coupées du monde, nous nous détruisons. Nous n’avons aucune relation avec le monde dans lequel les hommes vivent. Nous n’avons sur lui aucune prise, par notre activité nous ne le transformons pas. Pour nous, la société c’est la famille. Nous nous épuisons sans aucun bénéfice à des tâches serviles, sans le secours d’aucune sorte de camaraderie ou d’amitié qui nous serait une arme contre la solitude que notre dépendance dans le couple nous impose. Faire des enfants cela devrait être pour nous une production importante pour la société. Dans le contexte où cette production s’inscrit, nous ne pouvons pas le percevoir ainsi. Enceintes, nous sommes déconsidérées, « engrossées », nous ne « faisons » pas un enfant, il grossit dans notre ventre comme, si nous étions pour les mâles toujours les mêmes sempiternels vases dont parle la Bible.

 

Travail de peine, travail de femme

 

Lorsque nous travaillons au dehors, notre solitude est à peine moindre. Nous pouvons alors difficilement parler d’une activité de transformation sur le monde puisqu’on nous confie les tâches les plus subalternes, celles dont les hommes ne veulent pas. Il y a très peu d’hommes de peine, des milliers de femmes de ménage (pour un homme, cette sorte de travail est une « peine » ; pour une femme, du «ménage»). Dans les usines nous sommes, sur le même plan que les travailleurs émigrés, des manœuvres. Dans les bureaux, dactylos, secrétaires, nous sommes les domestiques des cadres. Dans les hôpitaux, infirmières, nous sommes les servantes des médecins. La liste est ouverte. Nous ne sommes pas, en tant que travailleuses, libérées de nos — combien naturelles — tâches serviles. C’est même ce qui nous condamne à la pire des solitudes. Nous n’avons pas le temps de nouer des liens de camaraderie entre travailleuses. Il nous faut nous dépêcher, nous courons en sortant de l’usine, du bureau ; il y a les courses, les enfants à chercher à l’école, les repas, la lessive, la vaisselle, etc. La responsabilité des enfants, nous l’avons tout entière. S’ils sont malades, nous cessons de travailler (nos patrons le savent bien et cela leur permet de nous maintenir dans des positions subalternes). Leur éducation nous est complètement à charge. Au moment où nous faisons des enfants, ce n’est pas, il s’en faut, une production socialement nécessaire, c’est un handicap ; nous ne pouvons jamais améliorer notre travail, ainsi prises en défaut par cette fonction biologique. Et malgré cet ensemble de conditions particulièrement défavorables pour nous, nous représentons 34 % des travailleurs français, 36 % en comptant le travail noir. Si nous avons la chance d’être mariées avec des non-chauvinistes, nous avons, avec nos maris, de meilleures relations que celles parmi nous appelées « ménagères ». Mais bien souvent nos maris — chauvinistes sans cervelle — sous prétexte que nous sommes plus exploitées qu’eux-mêmes, que nous faisons un double travail et que nous gagnons moins d’argent qu’eux, à cause de la discrimination dont nous sommes l’objet, nous méprisent plus ou moins ouvertement.

 

La moitié du genre humain — les femmes — est débile.

Nietzsche.

 

Sans doute, il est indécent de parler de ces choses ; nous risquons de faire fuir les hommes (suivant la formule de l’inestimable journal ELLE). La loi à laquelle nous devons obéir : Sois belle et tais-toi. Avons-nous jamais eu le droit à la parole ? Depuis quand nous taisons-nous?

Ce sont pourtant nous, les femmes de Paris, les femmes de la Halle, qui criions le plus fort au début de la révolution française, c’est nous que les historiens bourgeois désignent par le nom de populace, nous qui, aux cris de « nous voulons du pain, la boulangère, le boulanger, le petit mitron », avons commencé la première révolution de ce pays. Nous étions à la Bastille le 14 juillet 1789. Nous étions le peuple. Dans le peuple, nous nous sommes battues pour renverser la royauté. Nous le peuple, nous nous sommes bien fait avoir.

Nous disions pourtant fièrement par la voix d’Olympe de Gouges en 1791 : « Nous avons le droit de monter à la tribune puisque nous avons celui de monter à l’échafaud. » Nous avions constitué avec Pauline Léon des légions de citoyennes, avec Claire-Rosé Lacombe des unions de républicaines révolutionnaires. Nous réclamions « de l’instruction et du travail pour pouvoir vivre ». Nous croyions fermement que la Révolution allait nous libérer « comme les esclaves et les nègres ». Le chauviniste Robespierre a bien mis fin à nos illusions. Il dissout nos sociétés, nous interdit de parler en public, il fait emprisonner Rosé-Claire Lacombe et décrète une loi sur « l’organisation naturelle » qui nous est propre et qui nous rend « inaptes » à la fonction publique. En 1848, la même histoire recommence. La fraction au pouvoir — chauviniste — fait une répression systématique sur les militantes féministes et les met en prison ; elle nous interdit l’accès aux clubs politiques, dissout les clubs féminins et nous interdit de paraître et de parler en public. Nous étions bien absentes quand, pour la question de notre droit au vote, il s’agissait de savoir à qui nous devions être assimilées : aux aliénés, aux condamnés de droit commun, aux faillis ou bien aux mineurs de moins de vingt ans. A la Commune, pourtant, nous étions de nouveau debout : sur les barricades ; et c’est nous qu’un écrivain bourgeois calomniait ainsi : « Des femelles qui ne sont des femmes que lorsqu’elles sont mortes » (Alexandre Dumas). Nous les boutiquières, les artisanes, les petites bourgeoises de Paris, prises d’un grand élan de solidarité pour les Communards dont on faisait sous nos yeux une boucherie dans les rues de notre ville, nous sortions de nos maisons pour mourir à leurs côtés. En 1914, nous découvrions brusquement, dans les affres de cette guerre inter-impérialiste, le pouvoir politique que nous confère la maternité. Groupées en union de femmes, nous faisions grève de production d’enfants.

La femme et le travailleur ont tous deux ceci de commun qu’ils sont des opprimés.

Bebel.

 

Nous unir. Nous rassembler. Nous unir. Dès le début, les premières d’entre nous insistaient: sur cette nécessité. Flora Tristan (2), qui allait: d’usine en usine pour convaincre les travailleurs de constituer des unions, demandait aux travailleurs de se lier aux femmes. Jeanne Deroin, quelques années plus tard, fait le même travail politique d’union des travailleurs et des. travailleuses, ce qui était difficile en ce temps où les hommes reprochaient aux femmes de leur voler le travail. Mais très vite elle a dû compter avec le chauvinisme mâle. Son programme politique de l’Union des associations des travailleurs, qui préfigurait les grandes centrales syndicales interprofessionnelles (elle était parvenue à fédérer 104 associations de travailleuses et de travailleurs), lui a valu, tant il était bien fait, d’entrer en rivalité avec les mâles : dans la prison où elle est enfermée avec quelques camarades masculins, ceux-ci la requièrent, « au nom des associations masculines », de ne pas reconnaître devant le tribunal qu’elle était l’auteur du projet et de l’acte d’Union. Jeanne Deroin, qui ne veut certes pas renforcer le chauvinisme mâle, est cependant obligée d’obtempérer, car ce qu’elle veut encore moins, c’est « soulever une contestation en présence de nos adversaires entre socialistes ». Exemplaire mais unilatéral.

 

L’homme est le bourgeois, la femme le prolétaire.

Engels.

 

A tous les bourgeois, à tous les réactionnaires qui nous disent: mais de quoi parlez-vous, tout cela c’est du passé, maintenant les femmes sont « émancipées », nous répondons : non. A tous les bourgeois, à tous les réactionnaires qui nous demandent,: que voulez-vous ? nous répondons : nous voulons notre libération, nous sommes prêtes à lutter pour l’obtenir. Nous répondons par cette longue citation d’Engels : « Dans la famille, l’homme est le bourgeois, la femme joue le rôle du prolétariat. Mais dans le monde industriel, le caractère spécifique de l’oppression économique qui pèse sur le prolétariat ne se manifeste dans toute sa rigueur qu’après que tous les privilèges légaux de la classe capitaliste ont été supprimés et que l’entière égalité juridique des deux classes a été établie. La république démocratique ne supprime pas l’antagonisme entre les deux classes ; au contraire, c’est elle qui la première fournit le terrain sur lequel leur combat va se décider. Et de même le caractère particulier de la prédominance de l’homme sur la femme dans la famille moderne, ainsi que la nécessité et la manière d’établir une véritable égalité sociale entre les deux sexes, ne se montreront en pleine lumière qu’une fois quo l’homme et la femme auront juridiquement des droits absolument égaux. »

L'arrestation de Louise Michel

L’arrestation de Louise Michel

 

Le moment historique est bien venu pour nous de commencer la lutte contre le chauvinisme mâle. Nous savons bien qu’en 1789, quand la classe bourgeoise a pris le pouvoir et qu’elle a libéré les serfs du servage, c’était pour pouvoir les exploiter librement. Juridiquement, sur le papier, leurs droits étaient égaux. Dans la réalité, les serfs étaient devenus libres de signer des contrats avec la classe dominante. Mais quelle est la liberté des hom­mes libres quand ils sont obligés pour survivre d’échanger leur force de travail contre un salaire avec une classe qui possède tous les moyens de production ? Ils sont libres, en effet, de devenir des « esclaves salariés », comme le dit Lénine. Libres de signer des contrats, ils étaient libres pour l’exploitation de la classe bourgeoise qui avait besoin de main-d’œuvre pour son industrie en expansion. C’est alors, et alors seulement, quand deux sortes de classes libres sont face à face, que l’antagonisme apparaît, qu’il devient évident que la liberté des uns ne ressemble en rien à la liberté des autres, les uns sont libres de tirer profit de ceux qui sont libres d’être exploités par eux. Alors, et alors seulement, commence la lutte de classe entre eux.

 

J’ai été prise par les grands mots : émancipation des peuples, émancipation de la femme… Mon émancipation consiste à le servir après mon travail pendant qu’il lit ou qu’il « pense ». Pendant que j’épluche les légumes, il peut à loisir éplucher « Le Monde » et lire des ouvrages d’économie marxiste. La liberté n’existe que pour les nantis et dans la civilisation actuelle, le nanti, c’est l’homme.

Lettre d’une femme, publiée par F. S.

 

La lutte commence pour nous. Juridiquement, nous avons les mêmes droits que les hommes. (Le capitalisme garde un dernier bastion : il nous empêche de disposer librement, au même titre que l’homme, de la propriété au niveau de la famille. Mais nous ne voulons pas lutter pour le droit à la propriété parce que nous voulons détruire la propriété privée). Pour le reste de nos droits au sein de la famille, par la loi parentale, nous venons de conquérir juridiquement une autonomie que nous étions loin d’avoir. Le mariage devient une association plus qu’une prise de pouvoir d’un individu sur. l’autre. Qu’est-ce que cela veut dire dans la réalité ? Cela veut dire qu’enfin « le caractère particulier de la prédominance de l’homme sur la femme apparaît en pleine lumière ». En effet, la liberté de l’un, comme pour le prolétaire et le bourgeois, n’a rien à voir avec la liberté de l’autre. Ce qui apparaît clairement c’est que du premier antagonisme de classe dont parle Engels, basé sur la première division du travail, nous ne sommes jamais sorties. Cet antagonisme, cette division du travail reposent sur la différence sexuelle. Toutes les classes dominantes, que l’Histoire ait connues, l’ont toujours perpétué au moyen de leur idéologie et de leur culture. Quel que soit le développement de la force productive dans la société en général, cette division du travail, qui a engendré au niveau de la famille le travail servile, a toujours persisté. A travers le servage, le capitalisme, à la ville, à la campagne, dans toutes les classes de la société, la famille reproduit ce modèle. Maintenant que nous avons théoriquement les mêmes droits que les hommes, ce qui nous apparaît clairement, c’est cette monstruosité : il existe dans les sociétés modernes une sorte de travail qui n’a pas de valeur d’échange, c’est le travail que nous faisons à la maison. Il représente une masse énorme de production socialement nécessaire. «Chaque fois qu’une soupe est faite, qu’un bouton est cousu sur un vêtement, cela représente une production, mais ce n’est pas une production pour le marché » (Mandel). Nous l’appelons, ce travail, travail servile.

 

Une division du travail jamais remise en question

 

II nous semble totalement absolument injuste que subsiste dans le droit moderne, à côté des clauses et des contrats qui régularisent le travail entre exploités et exploiteurs, une survivance du droit féodal implicite, qui admet que toute une catégorie d’individus doivent de par leur sexe travailler sans être payés : nous. (Aux journées des femmes organisé par le P.C.F., il est question de créer des crèches, « d’alléger » le travail des femmes. Mais jamais la division du travail entre les hommes et les femmes n’est remise en question.) « Les classes, disait Lénine, sont des groupes d’hommes dont l’un peut s’approprier le travail de l’autre par suite de la différence de place qu’ils tiennent dans un système déterminé de l’économie sociale. » Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme, le prolétaire ; l’homme s’approprie notre travail (en contre-partie il nous assure protection et nourriture comme anciennement les féodaux pour leurs serfs). Il y a véritablement un antagonisme entre lui et nous. Et si, comme le dit Marx, le prolétaire est celui qui est libre d’échanger sa force de travail sur le marché, nous ne pouvons pas comme les hommes être des prolétaires. Naissant dans la catégorie femmes, nous avons dans la société pour tâche principale le travail domestique et l’éducation des enfants. C’est pour cette raison que l’on nous épouse. Et si nous travaillons hors de la maison, ce n’est pas « libres d’échanger notre force de travail sur le marché », c’est asservies à ce travail domestique que nous pou­vons participer à la production et uniquement à cette condition : libres de nous charger d’un double travail. « Si la femme remplit ses devoirs au service privé de la famille, elle reste exclue de la production sociale et ne peut rien gagner. Par ailleurs, si elle veut participer à l’industrie publique et gagner pour son propre compte, elle est hors d’état d’accomplir ses devoirs familiaux. Il en va de même pour la femme, dans toutes les branches de l’activité sociale, dans la médecine et au barreau, comme à l’usine. La famille conjugale moderne est fondée sur l’esclavage domestique, avoué ou voilé, de la femme et la société moderne est une masse qui se compose exclusivement d’unités conjugales » (Engels, Origine de la Famille, c’est nous qui soulignons).

Cela a pour conséquence que nous, qui faisons du travail gratuitement, nous valons moins que les hommes, quand nous participons à la production sociale. Il y a pourtant une loi dé­crétant « à travail égal, salaire égal ». Et dans la réalité, voilà ce que donnent les différences de salaires entre les hommes et les femmes : pour l’ensemble de la population : 36 %, pour les cadres supérieurs : 38 %, pour les cadres moyens : 31 %, pour les employés : 24 %, pour les ouvriers : 36 %. Et depuis les accords de Grenelle cette différence tend à s’accroître. La définition de serf dans le dictionnaire est : personne qui n’a pas de liberté personnelle complète… sous la féodalité. Si l’on songe que jusqu’au 13 juillet 1965, les femmes en France ne pouvaient pas travailler hors de la maison sans l’autorisation de leurs maris, c’est que la loi elle-même nous donnait le statut de serve, de personne qui n’a pas de liberté personnelle complète. De la même façon, la loi qui nous empêchait de choisir notre domicile, réservant ce droit aux maris, était en complète contradiction avec la Déclaration des droits de l’homme, qui réserve au citoyen l’entière liberté de ses mouvements et de son domicile. (En principe la loi parentale nous accorde enfin liberté de mouvement.)

Que l’antagonisme apparaisse donc en pleine lumière : nous disons, après huit heures de travail dans l’usine, notre journée commence à cinq heures. Nous disons que, nous les travailleuses, nous sommes tout particulièrement les objets d’une discrimination. Nous n’avons pas de formation professionnelle. De façon générale, les C.A.P. sont réservés aux hommes ; ce fait souligne bien l’aspect transitoire de notre travail non domestique. Nous sommes toujours au plus bas de l’échelle et à la première crise, à la première compression du personnel, nous sommes touchées plus durement que les hommes. Si notre travail n’a pas ce caractère de nécessité qu’il a pour l’homme, c’est en vertu du fait que nous sommes un sexe sous-développé, bon à faire du travail pour rien, le travail même que faisaient autrefois les esclaves( ils le partageaient d’ailleurs avec les femmes « libres »).

 

La lutte contre le chauvinisme mâle est une lutte de classe… Il est étroitement lié au racisme… et perpétué aux U.S.A. par les classes dominantes… L’homme blanc a pris une nana, il l’a foutue sur un piédestal et il lui a donné une torche à tenir. Moi, je dis, mettez-lui une mitraillette dans l’autre main.

Bobby Seale.

 

Nous comprenons bien que la seule différence sexuelle — pas plus que la différence de race — ne suffit pas à créer un antagonisme de classe. Nous savons maintenant qu’il a existé et qu’il existe des sociétés où les hommes et les femmes n’ont pas des rapports antagonistes. Mais nous voyons clairement que tous les gouvernements despotiques, autocratiques, tous les régimes totalitaires (Incas, Mayas, Chine de Confucius, régime nazi) se sont servis de la différence des sexes — entre autres éléments de division — pour créer un antagonisme entre l’homme et la femme au niveau de la famille. Le schéma est le suivant : l’Etat est comme une grande famille dont le chef règne sur la femme et les enfants. De cette façon se trouve escamotée la réalité de la lutte des classes et les niveaux où elle se situe. Le fait de la domination absolue est présenté comme un phénomène tout aussi naturel que la domination absolue de l’homme sur la femme.

 

La bourgeoisie capitaliste n’a pas intérêt à nous libérer

 

Nous savons le rôle qu’a joué l’apparition de la propriété privée et l’appropriation des moyens de production privés par l’homme, dans notre asservissement au niveau de l’unité économique qu’est la famille. Nous voyons clairement que la bourgeoisie capitaliste n’a pas eu intérêt à nous libérer — comme elle a libéré les autres serfs — du servage que nous impose notre fonction dans la famille. De fait, c’est la seule forme de servage qui subsiste dans la société industrielle moderne. La famille est le cadre dans lequel nous fournissons des enfants à l’Etat bourgeois. C’est aussi le cadre dans lequel nous travaillons comme employées domestiques non payées, c’est le cadre dans lequel la force de travail se renouvelle gratuitement au profit de l’état bourgeois puisque c’est dans leurs familles que les prolétaires mangent, se reposent, refont leurs forces, sans que cela coûte rien à leurs employeurs, ce sont les travailleurs qui paient pour l’entretien de cette cellule. Nous comprenons clairement que la société capitaliste a besoin pour survivre qu’une quantité énorme de travail soit faite gratuitement. Le travail que nous faisons pour rien à la maison accroît le profit des employeurs. Aucun homme ne pourrait travailler au niveau de bas salaire habituel si nous, dans la maison, ne faisions pas beaucoup de travail pour rien. Mais il est « naturel » que nous fassions -cette sorte de travail, comme il est « naturel » que les employeurs n’aient pas à augmenter le salaire des « chefs de famille » pour qu’ils puissent nous payer, nous, les servantes de leurs maisons. (Dans cette situation, nous représentons une armée de réserve pour la production sociale, nous sommes prêtes à accepter les plus bas salaires quand il y a accroissement de la production.)

Nous comprenons bien comment le chauvinisme mâle se retourne contre les hommes eux-mêmes. Exploités, ils le sont beaucoup plus encore qu’ils n’en ont conscience. En effet, ils sont payés pour deux, eux et nous, ce qui réduit considérablement la valeur de leur force de travail, ou plutôt la valeur de l’échange. C’est contre leur intérêt que les hommes pratiquent le chauvinisme mâle dans les classes prolétariennes où l’exploitation est la plus grande.

 

Transformer un rapport de faiblesse en un rapport de force

 

Nous savons que, dans l’état actuel des choses, si l’Etat bourgeois devait payer le travail que nous faisons gratuitement, il ne pourrait pas faire face à l’entière redistribution des richesses que cela impliquerait, comme le dit Margaret Benson (3). Pour nous, cela veut dire que, même lorsque nous ne participons pas directement à la production, nous représentons une force politique dangereuse pour le système capitaliste. Lorsque nous nous plaignons de subir une discrimination au niveau des salaires, on peut toujours nous dire : « Ce n’est pas ton vrai travail, ton vrai travail il est à la maison ». Il nous faut donc lutter au niveau même de notre oppression, dans la famille. Suivant la loi des contraires, ce qui fait notre faiblesse est aussi ce qui fait notre force : nous pouvons diriger contre l’ennemi les armes avec lesquelles il nous maintient dans l’esclavage. Nous disons que c’est dans la famille dont nous sommes les piliers que notre force politique est grande. Sans nous, il n’y a pas de famille. Si nous refusons d’assurer par notre travail servile la survie de la famille, ou bien si nous refusons dans les conditions actuelles de faire des enfants pour l’Etat bourgeois — nous en avons historiquement les moyens — il n’y a plus de famille. Privée de sa base économique, les multiples unités familiales qui servent sa domination, l’Etat bourgeois tout entier s’écroule. Nous savons bien de quel côté sont les censeurs vertueux qui défendent la famille, les femmes et les enfants, ceux qui s’élèvent contre la contraception. Ils ont bien évalué quelles armes nous avions contre eux, par la contraception, nous les femmes, pour la première fois de l’Histoire. On nous a toujours soigneusement dissimulé que nous avions une fonction économique, que notre servitude au sein de la famille a une fonction économique et que cette fonction économique fait notre force puisqu’en nous y dérobant nous menaçons l’ordre établi.

Opprimées idéologiquement, économiquement et politiquement, nous savons que nous avons les moyens de lutter contre cette triple oppression. Nous disons, comme les premières féministes, il faut d’abord que nous unissions. Le sexisme a empoisonné la société dans son ensemble, ne procurant des avantages qu’à la classe au pouvoir : elle vend notre corps et nous réduit à la condition de marchandises, elle nous met au-dessous de la classe des travailleurs pour diviser le peuple, elle persuade une partie du peuple qu’il a le droit de nous opprimer, nous le peuple, qu’il a le droit d’avoir un rôle politique que nous n’avons pas, le droit d’avoir des salaires plus élevés (un travailleur disait un jour : est-ce que ça c’est une paye d’homme ?), le droit de nous dévaloriser constamment, de nous traiter de salopes si nous ne sommes pas en humeur d’être leurs objets sexuels, le droit de s’approprier au sein de la famille notre force de travail.

A tous les réactionnaires qui disent et qui écrivent qu’il n’y aura pas de révolte des femmes en France, comme aux U.S.A. ou en Hollande, nous disons que tant qu’il restera dans ce pays une femme opprimée, serve dans sa famille, victime de la discrimination dans son travail public, nous les femmes, nous ne serons pas libérées et c’est pour toutes que nous voulons la libération.

La lutte des femmes américaines s’intègre de plus en plus étroitement au mouvement ouvrier et au mouvement afro-américain et porte des coups toujours plus rudes à la domination de la bourgeoisie des monopoles.

Agence Chine nouvelle, 8 mars 1970.

 

Aux révolutionnaires qui prétendent que nous mettons la charrue avant les bœufs, que c’est seulement après la prise de pouvoir par le prolétariat que les « problèmes » (si mesquins en vérité) des femmes se régleront, nous répondons : tout le pouvoir au peuple. Nous sommes le peuple et nous voulons participer à la prise du pouvoir pour y représenter nos intérêts propres. Nous disons que vouloir nous empêcher de participer à la prise de pouvoir sinon accessoirement comme les aides et les auxiliaires que nous avons toujours été, c’est un point de vue chauviniste mâle.

A ceux qui nous disent d’impulser notre lutte à l’intérieur des organisations révolutionnaires déjà existantes, nous répondons par plusieurs points :

Notre front principal, c’est la lutte contre le système qui perpétue le chauvinisme mâle. Nous devons donc nous affronter avec l’idéologie bourgeoise directement, sans intermédiaire, dans un mouvement de femmes. Pourquoi ? Les organisations révolutionnaires déjà existantes sont dirigées par des hommes. Le chauvinisme mâle y sévit comme il sévit partout. Nous y entendons toujours dire que notre lutte est un « problème secondaire ». Très rares sont ceux qui y accordent autant d’importance qu’à celle des Noirs aux U.S.A. ou bien à celle des travailleurs émigrés ici. Quand il s’agit de nous, les concepts qui rendent compte de l’oppression des peuples perdent comme par enchantement tout leur sens. Evoquer notre oppression provoque toujours une gêne et un malaise, bien souvent même parmi certaines d’entre nous. Elle fait si étroitement et si continuellement partie de notre vie (contrairement à celle des travailleurs qui trouvent un répit au sortir de l’usine) que, si on la met en lumière, il devient impossible de continuer à vivre comme par le passé. Toute notre existence est remise en question. Les hommes — les militants révolutionnaires par exemple — ont tous participé à notre oppression, un jour ou l’autre, tous ils ont été complices du chauvinisme mâle à un moment ou à un autre, ils sont tous suspects. D’ailleurs qu’est-ce que représente notre lutte pour eux ? Lutte domestique, lutte prosaïque, lutte de serves, qui n’a pas l’attrait de celle des Palestiniens, des Afro-américains.

Mais nous sommes fatiguées de lutter contre nos camarades révolutionnaires pour mettre notre oppression en avant. Nous ne voulons pas perdre notre énergie et notre force à lutter contre le chauvinisme mâle à l’intérieur des organisations déjà existantes. Il est fini le temps où nous demandions aux hommes — fût-ce à des militants révolutionnaires — la permission de nous révolter. On ne peut pas libérer un autre, il faut qu’il se libère. Nous savons que nous faisons partie du vaste mouvement révolutionnaire qui depuis mai 1968 a changé l’aspect des luttes en France, dont le but est le renversement du capitalisme et la prise de pouvoir par le peuple. Nous sommes le peuple.

Ce sera le grand mérite des Françaises dans cette deuxième moitié du vingtième siècle que de dénoncer le paternalisme des partis à leur égard et de refuser de se mystifier et de mystifier leurs compagnes en leur faisant croire que le salut s’obtient grâce aux partis et non pas en prenant en main sa propre destinée.

Geneviève Texier et Andrée Michel.

 

A ceux qui nous accusent de provoquer la division parmi les travailleurs, nous répondons que ce n’est pas nous mais la bourgeoisie au pouvoir qui perpétue cette division. Depuis le début du mouvement ouvrier, elle a par tous les moyens divisé les hommes et les femmes en faisant de leurs intérêts des intérêts contradictoires. Elle a développé à outrance le chauvinisme mâle quand elle a profité de la misère dans laquelle nous nous trouvions, nous les artisanes et les paysannes, au seuil de l’industrialisation, quand les hommes les premiers sont entrés dans l’industrie, prenant tout le travail, du fait qu’il nous était plus difficile qu’à eux de quitter la famille pour aller chercher du travail dans les usines des villes. La classe capitaliste nous a payé alors des salaires ridiculement bas. De ce fait, la bourgeoisie entretenait systématiquement la division dans le peuple : les hommes nous traitaient de « jaunes », nous accusaient de leur voler le travail, de dévaloriser leur travail. Nous disons qu’en luttant contre le chauvinisme mâle nous luttons contre les intérêts de classe de la bourgeoisie.

 

Couverture de L'Idiot international, numéro 6, mai 1970

Couverture de L’Idiot international, numéro 6, mai 1970

 

 

A ceux qui nous disent que nous ne pouvons pas constituer le front principal à cause de notre rapport avec la production, nous demandons s’ils ont jamais pris la peine d’analyser nos rapports avec les moyens de production et le système qui les contrôle. Nous demandons le front principal par rapport à quoi ? Nous, en tant qu’opprimées, nous sommes notre front principal, c’est sur le front principal de notre oppression — la famille — que nous voulons lutter. Nous voulons lutter pour nos intérêts comme le reste du peuple.

A ceux qui nous disent qu’il existe dans la société actuellement deux types de contradictions : la contradiction principale entre les travailleurs et la classe capitaliste et des contradictions secondaires, celle entre les hommes et les femmes étant une contradiction secondaire, nous disons qu’il y a une contradiction principale entre la classe qui opprime et l’ensemble des opprimés, entre lesquelles il y a aussi des contradictions. Quand on nous renvoie à une contradiction secondaire, on ne nous comprend pas. On nous soupçonne d’avoir en tête une guerre des sexes. Nous voulons bien lutter contre le chauvinisme mâle au sein du peuple (contradiction secondaire), mais nous voulons surtout lutter contre l’idéologie qui produit le chauvinisme mâle et le système qui en profite (contradiction principale). Car nous savons où sont nos vrais ennemis : le système qui fait des hommes ses complices pour opprimer le peuple. Tous les hommes, quand ils sont des chauvinistes, nous les appelons fantoches.

A ceux qui nous disent qu’en ce moment le maillon le plus faible sur lequel il faut appuyer c’est les travailleurs émigrés et non pas nous, les femmes, nous disons que, oui, c’est vrai les travailleurs émigrés sont un maillon faible, très faible sur lequel il faut appuyer. Mais nous demandons en quoi cela exclut que les femmes soient également le maillon faible de ce système. Nous leur disons qu’en faisant prendre conscience aux travailleurs émigrés de leurs intérêts de classe ils n’ont pas peur de créer une division parmi les travailleurs, alors que manifestement leurs intérêts de classe peuvent momentanément entrer en contradiction avec ceux des travailleurs français. Nous disons que nous on ne peut pas nous renvoyer dans notre pays, nous pouvons prendre de gros risques dans la lutte. Nous avons d’ailleurs beaucoup d’intérêts de classe en commun avec les travailleurs émigrés. Dans les usines nous subissons comme eux une discrimination au niveau de nos salaires et de nos personnes. Comme eux nous connaissons la misère sexuelle et l’exploitation.

A celles qui disent : je mène la lutte en tant que militante révolutionnaire et non pas en tant que femme, nous répondons qu’elles se mettent au-dessus des classes et font de l’altruisme chrétien et petit-bourgeois. Aucune femme n’est au-dessus des femmes. Nous sommes toutes concernées.

A ceux qui disent : votre lutte est juste nous la soutiendrons, nous demandons de faire un travail d’explication et de persuasion auprès des chauvinistes. Nous leur disons, ainsi qu’à tous : tout le pouvoir au peuple.

 

Monique WITTIG,

Gille WITTIG,

Marcia ROTHENBURG,

Margaret STEPHENSON.

 

L’Idiot international, n° 6, mai 1970, p. 13-16

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