INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Sur le courant lutte de classe du MLF (1976)

Ouvrières en grève devant l’usine Paris-Rhône, avenue Jean-Mermoz, photographie par Georges Vermard, ca. juin 1968.

Et si on tentait de reconstituer notre histoire

 

Mai 68 ce fut la révolte des étudiants, des milliers de travailleurs en grève, la dénonciation des tabous, la remise en cause des oppressions, la volonté de vivre autrement.

Pourtant, de l’oppression des femmes, personne ne parla.

On parla beaucoup de faire l’amour, de libérer nos corps. Mais cette libération de la sexualité ne nous libérait pas, une nouvelle forme d’oppression s’instaurait : les hommes restaient les initiateurs, les dominateurs quand ils ne furent pas les violeurs.

Après Mai 68, renouveau politique de l’extrême gauche qui se fait sans poser le problème de notre oppression spécifique pourtant, 1970 : apparition des AG des Beaux-Arts, 1er lieu de regroupement des femmes sous le signe de la révolte.

1971 :

– création de groupes femmes de quartiers où nous apprenons à nous connaître, à nous parler.

– manifeste des 343 femmes déclarant publiquement avoir avorté, posant ainsi la question de la libre disposition de notre corps.

Mai 1971 : parution du Torchon Brûle ; expression de l’ensemble des courants qui se dessinent en filigrane dans le mouvement (des féministes radicales aux féministes « lutte de classe ») il affirme publiquement que seules les femmes peuvent lutter contre leur propre oppression.

1972 : Procès de Bobigny : la lutte pour l’avortement prend une nouvelle ampleur. Le Mouvement pour la Libération de l’Avortement et de la Contraception, mixte, traversé par divers courants (extrême-gauche, planning, CFDT…) engage la bataille de l’avortement. Dans le MLF, seule une partie du courant lutte de classe se bat pour une intervention collective des femmes dans le MLAC. L’immaturité du MLF se révèle dans notre incapacité à transgresser la lutte réformiste pour l’avortement en lutte contre notre oppression (utilisation de notre corps par le système capitaliste).

1972 : à travers les AG se dégagent les différents courants de ce mouvement :

Les Féministes radicales, toujours à l’initiative d’actions spectaculaires ;  pour elles seule la provocation permet la prise de conscience « la lutte révolutionnaire doit s’attaquer à la classe patriarcale plutôt qu’à la classe capitaliste qui n’en est que la représentation historique » Christine Dupont [Delphy], « L’ennemi principal » dans Partisans, « Libération des femmes, année zéro ».

Elles ont donné naissance à la Ligue du droit des Femmes et du GLIFE. Le GLIFE : lieu de rencontre des femmes créé à l’initiative de quelques FR ; or le capital financier investi pour sa réalisation était détenu par une seule femme qui de ce fait avait le droit de veto sur toutes les décisions ; la proposition d’une gestion collective ayant été rejetée, il y a eu éclatement du GLIFE (fin 1975). La Ligue du Droit des Femmes, créée en mars 1974 édite les Nouvelles féministes (directrice de publication : Simone de Beauvoir). S’organisant en groupes de travail, elles se sont données pour objectif d’informer les femmes sur leurs droits (femmes battues, divorce, viol…) et de promouvoir une législation anti-sexiste. (Pour la petite histoire, Giroud s’est souvent inspirée de leurs projets).

Psychanalyse et Politique : groupe d’auto-analyse qui recherchait un lieu entre féminisme et psychanalyse. Grâce à a la librairie et à la maison d’édition qu’elles ont créées, elles permettent la publication et la diffusion d’écrits de femmes souvent rejetés par la censure phallocratique des maisons d’éditions.

– Les groupes-femmes de quartiers, d’entreprises, appelés souvent aussi le courant lutte de classes du Mouvement tenta de montrer que derrière chaque aspect de l’oppression de la femme, il y a une réalité sociale qui la conditionne. En refusant l’idée que les femmes de la bourgeoisie et de la classe ouvrière ont les mêmes intérêts, il met l’accent sur la responsabilité de la classe bourgeoise dans notre oppression, tout en affirmant que le capitalisme a su se servir des structures sociales patriarcales pour mieux asseoir sa domination.

Mais au débat théorique sur l’oppression, venait s’ajouter l’explosion de luttes auxquelles participaient de plus en plus de femmes. Certaines de ces luttes ont revêtu un caractère nouveau : des femmes de plus en plus nombreuses prenaient conscience que leur participation à la lutte n’était pas la même que leurs camarades hommes.

C’est LIP, Cerisay, les banques en 1974…

Décembre 1973 : colloque sur l’emploi. Les femmes de LIP mettent en avant la création de commissions femmes syndicales.

1974 : face à ces luttes nouvelles, proposition des groupes parisiens rassemblés autour du journal Pétroleuses d’une rencontre nationale des différents groupes. 15-16 juin à Bièvres : 1000 femmes, 300 groupes. A cette rencontre autant de cheminements, autant de luttes menées par les femmes qui révélaient en fait une prise de conscience différenciée du féminisme mais dont personne n’a rendu compte à ce moment là. Après Bièvres, les groupes étaient désarmés, sans bilan enrichissant du mouvement, sans synthèse de la rencontre et sans axes de lutte définis.

En même temps, les divergences qui existaient dans l’extrême gauche pesaient de tout leur poids dans le courant lutte de classe du MLF et au lieu de l’enrichir, a provoqué son éclatement.

C’est ainsi que le courant Femmes en lutte décide la rupture à partir d’une plate-forme de lutte où les revendications qu’elles avancent reflètent des positions « ouvriéristes » sur le Mouvement (il faut donner la direction du Mouvement autonome aux femmes ouvrières). Cette démarche, visant à intégrer les préoccupations des femmes travailleuses dans le mouvement des femmes était certes juste, mais elle signifiait aussi pour « Femmes en Lutte » l’abandon de toute spécificité de l’oppression des femmes, pour ne privilégier que le lutte contre l’exploitation capitaliste.

Le courant Elisabeth Dimitriev, constitué bien avant Bièvres, regroupait des femmes luttant pour leur libération sur des bases autogestionnaires : il faut développer une avant-garde féministe qui propose des revendications permettant aux femmes de prendre en charge leurs propres luttes et de contrôler « les solutions transitoires esquissées pour différents problèmes » (cf. plate-forme Pour une féminisme auto-gestionnaire)

Quant aux Pétroleuses, elles se définissaient à travers une conception plus « large » du Mouvement, mais sans plate-forme revendicative qui aurait pu aider à la radicalisation des luttes des femmes : nous étions incapables d’avoir des débats clairs sur ce que nous voulions faire ; les seules garanties de classe du mouvement que l’on proposait étaient uniquement d’ordre organisationnelle et non pas d’ordre politique. Derrière notre immaturité politique et derrière ces tentatives d’organiser le mouvement, se situe l’échec des coordinations parisiennes des Pétroleuses, de moins en moins prises en charge par les groupes.

Nous avons trop longtemps vécu sur les acquis du MLF sans nous donner les moyens de théoriser notre pratique, d’avoir une vision un peu claire de notre lutte et de nos objectifs, ce qui nous a empêché trop souvent d’intervenir en tant que force constituée.

Il est temps aujourd’hui de tirer un bilan écrit des différents groupes se réclamant de la tendance lutte de classe, de le faire circuler dans le mouvement afin d’aider à son mûrissement politique, d’en finir avec cet éclatement. Nous devons nous donner les moyens de jeter les bases d’un mouvement consciemment féministe ET ayant une pratique de classe.

 

Nathalie.

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Nathalie, « Et si on tentait de reconstituer notre histoire », Pétroleuses, n° 6, octobre 1976, p. 22-23

 

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