Il y a 45 ans, dans le cadre d’une remontée internationale des luttes, eurent lieux les événements de Mai 68 en France. Si on retient surtout des ces événements les images des barricades à Paris, des assemblées étudiantes et (plus rarement) de la plus grande grève ouvrière de l’histoire de ce pays, la place qu’y ont occupées les femmes est quant à elle pratiquement toujours oubliée. Comme le rappelle cet article, rédigé pour le 20e anniversaire de Mai 68, si ce dernier ne fut pas à proprement parler l’acte de naissance du mouvement féministe, il en fut par contre le préalable nécessaire. La non prise en compte de l’oppression spécifique des femmes débouchera en effet quelques années plus tard sur l’émergence d’un nouveau mouvement social autonome : le mouvement féministe. Ce dernier s’est donc en grande partie construit en dehors du – et en confrontation avec le – mouvement ouvrier « classique » sous toutes ses formes, y compris « révolutionnaires ». On notera également à la lecture de cet article que si la prise en compte du féminisme a généralement progressé dans le mouvement ouvrier depuis Mai 68, la situation est bien loin d’être idéale aujourd’hui. (Avanti4.be)
Vingt ans après, il est de bon ton de tirer les bilans. Les éditeurs le savent qui ont commencé, plus modestement peut être qu’on l’eut cru, à publier quelques ouvrages à propos de Mai 68. La plupart de ces ouvrages ont une caractéristique commune : des hommes parlent d’une histoire entre hommes, de la violence, des barricades, des réunions enfiévrées. Pas ou peu de femmes dans le décor, une absence. Comme si le féminisme, apparu en France sous une forme manifeste à partir de 1971, n’avait pas aussi puisé ses racines dans Mai 68. Comme si l’activité politique et sociale des femmes n’avait surgi qu’avec le mouvement des femmes. Nous ne voulons pas défendre une vision naïve et mécaniste qui supposerait que les féministes des années soixante-dix étaient toutes les militantes de Mai 68. En revanche, nous voulons comprendre pourquoi et comment, à partir d’une origine commune, le féminisme a de manière autonome explosé à retardement.
Il convient d’abord de revenir brièvement sur ce que fut ces événements de Mai 68 [1] : Il s’agit sans conteste de la plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier français. Entre 6 et 9 millions de grévistes selon les estimations. Le paroxysme de la grève s’est concentré entre le 22 et le 30 mai, mais plus de 4 millions de grévistes ont tenu trois semaines et deux millions un mois. Une des originalités majeures de cette grève, la plus générale de notre histoire, résida dans la rencontre entre le mouvement étudiant et le mouvement ouvrier.
Une situation prérévolutionnaire
La violence est restée comme l’un des faits marquants : elle a été mise en valeur par les protagonistes des deux bords à tel point qu’il devient difficile de faire la part de la réalité et de l’imaginaire. Pourtant certaines limites n’ont pas été franchies ; il y a eu comme une retenue de part et d’autre. La répression changea quand même de registre quand il s’agit de mater les bastions ouvriers les plus obstinés comme à Flins ou à Sochaux. Mais quand le pouvoir vacilla et perdit pied, le caractère des affrontements indiqua que personne n’envisageait sérieusement que la conquête du pouvoir politique fut en jeu. La bourgeoisie comprit parfaitement que l’opposition ne cherchait pas à parvenir au gouvernement porté par la vague montante d’une grève générale, tout au contraire.
A l’époque, nous avions qualifié la situation de prérévolutionnaire pour indiquer les contradictions entre la dynamique des luttes et ses potentialités et la politique des directions réformistes. S’il y eut aussi peu de comités de grève élus, si les directions syndicales ont gardé l’initiative des négociations, c’est que tout en étouffant le possible, elles collaient à l’état d’esprit des larges masses. A Grenelle, 10% d’augmentation des salaires ont été prévus, ainsi que la loi (votée en décembre) sur les libertés syndicales dans les entreprises. En revanche, les négociateurs n’ont pas obtenu l’abrogation des ordonnances du 21 août 1967 sur la sécurité sociale, alors que c’était la revendication majeure de la manifestation intersyndicale du 22 mai.
En bref, l’une des caractéristiques décisive de 1968 apparut dans l’écart entre l’énormité de la mobilisation d’un part, les limites de son contenu et de ses formes d’organisation de l’autre. Malgré cet écart, ces évènements ont provoqué une modification durable du rapport de forces entre le travail et le capital et ont modifié lentement mais en profondeur les rapports au sein du mouvement ouvrier. Ce fut l’expérience fondatrice d’une nouvelle génération politique et sociale.
Partout, des femmes
Or, quoiqu’on en dise, cette génération est mixte. Les femmes étaient mêmes massivement présentes dans les grèves et les manifestations. Le souvenir que l’on garde de ce mois de mai est extraordinaire, entre autres à cause du sentiment de solidarité qui dominait, et de la dimension collective du travail. Les tâches étaient souvent partagées entre hommes et femmes, dirigeants et dirigés : dans le mouvement étudiant, beaucoup de valeurs comme la lutte contre la division sexiste du travail, reprise ensuite par le seul mouvement des femmes, étaient pratiquées de façon mixte. Tout le monde était porté par un tel enthousiasme, que même quand les rapports traditionnels étaient perpétués, ils n’étaient pas ressentis comme douloureux. Tout le monde ne se libérait-il pas ?
Contrairement aux photos d’archives présentant les mâles affrontements de rue, le mouvement de 68 fut profondément mixte. Dans l’animation de toutes les structures comme les comités d’action, les femmes y trouvaient leur place entière. Là où les choses se passaient différemment, c’était à l’échelle centrale, en ce qui concerne les porte-paroles du mouvement dans les grandes manifestations, les meetings, ou face à la presse. Dans les assemblées générales étudiantes par exemple, qui se déroulaient dans les grands amphis, il n’était pas facile pour une étudiante de prendre la parole, car cela signifiait nécessairement s’exposer physiquement à être dévisagée des pieds à la tête et à entendre des plaisanteries sexistes. Il fallait pouvoir s’imposer par le ton de la vois, l’attitude, la combativité, la densité des informations et des propositions, bref il fallait manifester une grande autorité politique.
De telles difficultés ne se présentaient pas en général dans les réunions plus restreintes. Là, hommes et femmes au coude à coude faisaient le plus souvent leurs premières expériences politiques, sans qu’alors n’apparaissent aucune revendication spécifiquement féministe.
L’histoire nous mordait la nuque
La source de leur politisation était absolument commune : la menace de génocide qui frappait le peuple vietnamien agressé par l’impérialisme américain nourrissait une prise de conscience morale et politique qui découchait sur l’idée des priorités : il y a des combats urgents. Sous-entendu, d’autres le sont moins. Collectivement, cela était vécu comme une certitude.
La radicalisation de la jeunesse était liée également à la crise de l’institution scolaire et universitaire, sans qu’en général n’y soit décelée une oppression particulière des jeunes femmes.
De fait, celles qui étaient en train de se politiser véhiculaient une bonne dose de naïveté, d’illusions et d’idéalisme. Elles partageaient l’idée que par rapport à la génération de leurs mères, elles étaient largement privilégiées, puisque pour la première fois massivement scolarisées, elles avaient largement accès à l’université. Par ailleurs, la libéralisation récente de la contraception leur permettait enfin de mieux contrôle leur maternité. La libération des femmes était vécue comme une question de volonté individuelle : elles, elles ne se laisseraient pas piéger. D’autant plus qu’elles avaient l’illusion que les hommes et les femmes, les manifestants de 1968, partageaient les mêmes exigences de révolution sexuelle.
Cette illusion trouvait sa légitimité dans le fait que la situation d’étudiante est la plus égalitaire qui soit, celle qui occulte le plus l’oppression : les lycéennes ressentent surtout dans les familles les discriminations sexistes. Plus tard, les jeunes femmes actives sont confrontées aux discriminations dans le travail et à l’oppression vécues dans leur foyer. Face aux tâches domestiques et à la prise en charge des enfants. Seules les étudiantes peuvent éprouver ce sentiment de liberté, à peine entravé par une réprobation aussi discrète que vaine des parents face à leur mode de vie « libre » : cette forme d’aliénation était alimentée par le fait qu’on se croyait d’autant plus libérée qu’on faisait de la politique.
Et la politique dans ce mois de mai, c’était la révolution à portée de la main, « aujourd’hui une répétition générale, demain la prise de pouvoir » : la logique des priorités surgissait ici encore. Les questions qu’on avait pas le temps de traiter dans les assemblées générales, les réunions ou les manifestations seraient résolues dans peu de temps, dans le cadre d’une nouvelle société, idéale. A propos de cette société nouvelle, hommes et femmes étaient censés avoir le même point de vue : prise en charge collective des enfants, suppression de la séparation entre sphère publique et sphère privée, révolution sexuelle émancipatrice pour toutes et tous, etc.
Une référence commune : la lutte armée !
Tant de « bonnes » raisons pour dissimuler les contradictions vécues par les femmes, qui en d’autres temps alimenteront une radicalisation spécifiquement féministe ! Tout ceci était encore renforcé par l’absence de contestation du modèle masculin dans la vie politique : les femmes qui s’impliquaient en 68 dans les mouvements et les organisations reproduisaient presque nécessairement ce modèle ; les références internationales du mouvement se situaient au Vietnam, à Cuba, en Algérie ; le militant était un homme, un combattant, un guérillero, tels étaient les modèles imiter. Les réels affrontements avec la police autour des barricades nourrissaient positivement cette référence au modèle guérillériste : on n’en voyait pas les défauts, mais on en comprenait la fonction, l’utilité immédiate.
Bien des femmes étaient mal à l’aise dans ces affrontements. Pouvaient-elles analyser leur peur ou leur répulsion ? Elles rencontraient des hommes qui au-delà des nécessités prenaient un réel plaisir dans les « cogne ». Elles-mêmes se sentaient vaguement coupables de ne pas se porter au premier rang, mais le sentiment de leur inutilité chassait vite cette culpabilité. Si elles acceptaient intellectuellement cette violence, elles restaient longtemps mal à l’aise face à celle-ci sans pouvoir discerner ce qui provenait de l’éducation des filles ou de leur subjectivité.
Décalées
Trois ans, cinq ans après Mai 68, le mouvement des femmes en France a surgi. Des premières AG à l’Université de Vincennes aux manifestations publiques de 1970, quelques mois de réunions enfiévrées ont permis à ce mouvement d’apparaître.
Pour comprendre ce surgissement, à ce moment là, du féminisme il convient d’évoquer le développement préalable des luttes des femmes ailleurs dans le monde notamment en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis [2] : les pionnières du féminisme en France avaient la plupart du temps fait le voyage, le « pèlerinage », outre-Manche ou outre-Atlantique. On dévorait les analyses anglo-saxonnes, avant de commencer à auto-analyser notre propre société. Ce travail de réflexion s’effectuait dans des cercles restreints, essentiellement d’intellectuelles. En général, les femmes qui les premières se sont investies dans les groupes femmes ne furent pas celles qui avaient été parmi les plus investies dans les organisations politiques en 1968. Le plus souvent même, elles étaient en rupture vis-à-vis du militantisme de l’après-Mai.
C’est une particularité de la France que les groupes féministes se soient constitués en rupture, voir en opposition à l’extrême-gauche organisée. Ce qui a suscité chez certaines femmes des difficultés particulières, si tant est qu’elles refusaient de choisir entre la politique révolutionnaire et le féminisme l’un à l’exclusion de l’autre. On était arrivé à ces contradictions, entre autres parce que la division et le sectarisme dans toutes les organisations politiques d’extrême-gauche étaient extrêmes, tandis que des tendances militaristes se développaient, nourries par une vision caricaturale de l’affrontement avec l’Etat.
Les questions du mode de vie restaient au sein de ces organisations tout à fait confidentielles, alors qu’un grand activisme était exigé de chacun de ses membres. C’était aussi invivable pour des ouvriers que pour des femmes. Mais si on tentait de se préoccuper du sort des premiers pour des raisons idéologiques, les secondes étaient laissées pour compte.
Les tensions furent d’autant plus vives que l’extrême-gauche a vécu généralement la création du mouvement féministe comme celle d’un groupe politique qui s’opposait à elle. L’ultra-gauchisme des premières féministes confortait ce point de vue. Cela a bridé pour un temps la possibilité de jonction entre la radicalisation politique générale et l’expression nouvelle de la radicalisation féministe.
Le tournant de 1973
La bataille sur l’avortement, par le biais du MLAC notamment, a permis de sortir de cette impasse à partie de 1973, en opérant une jonction entre les aspirations politiques générales et les aspirations féministes. Les mobilisations massives des femmes, issues des milieux les plus variés, pour la libéralisation de l’avortement ont changé le statut des féministes qui n’étaient plus cantonnées dans les cercles d’intellectuelles. Un nouveau mouvement social était né, le féminisme.
Ce mouvement a brutalement heurté la société dans son ensemble, la génération de 1968 en particulier. Les hommes, bien sûr, puisque pour la première fois ils étaient collectivement mis en cause. Les femmes aussi, plus profondément, plus durablement : en effet avant le mouvement des femmes, elles étaient partout placées en rivalité sur le plan politique ou sexuel, selon les circonstances. Les militantes qui ne prenaient pas la parole étaient considérées simplement comme passives. Les non-combatives étaient plutôt méprisées. Tout était affaire de volonté individuelle. L’oppression restait méconnue. Il n’y avait que rarement de la solidarité entre filles ; le plus souvent on fonctionnait en bandes mixtes, où les femmes étaient placées en concurrence les unes par rapport aux autres. Celles qui prenaient par exemple des responsabilités politiques avaient besoin de la reconnaissance des hommes avant celle des femmes, tant la vie politique était dominée par le masculin. Sans aucune brèche. L’affection est née ensuite, avec le mouvement des femmes, la solidarité, la conscience de la force collective des volontés, contre l’individualisme destructeur.
Flash back
Rétrospectivement alors, les journées de Mai 68 se teintent différemment : on a pu parler à postériori du malaise vis-à-vis de la prise de parole, vis-à-vis de la violence, vis-à-vis de l’activisme. Des situations rendaient mal à l’aise et sur le moment on ignorait ce qu’on pouvait faire, par exemple à l’intérieur même d’une organisation « révolutionnaire » : des copines étaient parfois humiliées par leurs compagnons, des « camarades » écrasaient leurs compagnes au nom de la révolution sexuelle ; une idéologie déviée s’installait, au nom de laquelle tout était permis, le plus fort pouvait continuer à opprimer le plus faible.
Le féminisme en se heurtant à l’extrême gauche, comme au reste du mouvement ouvrier, a contribué à donner aux femmes non seulement les moyens de lutter contre leur oppression mais aussi les moyens préalables d’analyser cette oppression et de donner naissance à la solidarité. Dans ce domaine le chemin parcouru en deux ans ou en cinq ans est considérable.
En 1968, par delà les envolées antihiérarchiques et antiautoritaires, l’oppression la plus fondamentale de nos sociétés n’avait pas été directement ni massivement remise en cause : le symptôme en disait long sur la portée réelle et les contradictions de la radicalisation de Mai.
Notes :
[1] Alain Krivine, Daniel Bensaïd, Mai si ! 1968-1988 : Rebelles et repentis, Paris, La Brèche, 1988, 221 p.
[2] Voir dans ce dossier les articles sur la Grande-Bretagne et les Etats-Unis.
Publié dans Les Cahiers du Féminisme, printemps 1988. Retranscription : Avanti4.be