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Japon : …malade de son machisme
Categories: Monde : Asie, Travail

Le Japon, malade de son machisme

Reléguées à des postes subalternes, seules deux tiers des femmes en âge de travailller occupent un emploi dans l’Archipel. Si rien ne change, c’est la croissance à long terme du pays qui est menacée.

Il y a quelques mois, Shin Sugimoto, le directeur des ressources humaines de Bristol-Myers Squibb à Tokyo, a bouleversé les ancestrales méthodes de recrutement au Japon. Au lieu de promouvoir automatiquement, comme le font traditionnellement les entreprises du pays, l’homme le plus ancien du service, ayant patiemment attendu son tour pendant des années, il a proposé de choisir son prochain directeur produit en étudiant de manière anonyme les performances des candidats potentiels. « Nous n’avions ni le nom, ni le genre, ni l’âge des personnes », raconte le cadre. Au terme des discussions, un CV s’est imposé comme évident. Celui d’une jeune femme. Mais sa nomination n’a pas été aisée. «  Les salariés les plus anciens ont beaucoup critiqué ce choix. Et il a aussi été très difficile de la convaincre, elle, d’accepter. Elle redoutait la réaction des autres employés », se souvient Shin Sugimoto qui, avec une poignée d’autres dirigeants, tente progressivement de faire changer les mentalités dans un « Japan Inc. » ultraconservateur, où les femmes sont devenues une « sous-classe », chassée du marché du travail et des postes de responsabilité.

japonaises

Le mois dernier, Shinzo Abe, le Premier ministre conservateur japonais, a dénoncé, lui-même, ce dysfonctionnement. « Les femmes sont la ressource la moins bien utilisée du Japon », a lancé le chef du gouvernement, qui veut faire progresser le taux d’emploi des femmes dans le cadre de son audacieux plan de renaissance de l’Archipel, baptisé « Abenomics ». Dévoilant, cette semaine, ses grands projets de réformes structurelles, Shinzo Abe a promis de tout faire pour encourager l’emploi des femmes. Car, explique-t-il, la croissance serait automatiquement dopée.

Un « marathon sur une jambe »

Tous les experts partagent cette analyse. « Le Japon est en retard car il essaye de courir le marathon sur une seule jambe », résume Kathy Matsui, la stratégiste en chef de Goldman Sachs à Tokyo, qui plaide depuis des années pour une meilleure intégration de l’« autre moitié » d’une population totale de 126 millions d’habitants. Actuellement, le taux d’emploi des femmes en âge de travailler n’est que de 63 % dans l’Archipel, quand il est supérieur à 80 % chez les hommes. Si ce taux féminin égalait celui des hommes, ce sont près de 8,2 millions de personnes qui entreraient sur le marché du travail japonais. « Et l’économie, c’est très simple. Si vous voulez faire progresser votre croissance potentielle, il faut soit plus de travail, soit plus de capital, soit plus de productivité », rappelle l’économiste. En encourageant la participation des femmes, le pays pourrait faire bondir son PIB de près de 15 %, a calculé Goldman Sachs. La consommation serait stimulée et l’Etat aurait plus de salaires à taxer pour se financer. « Les femmes pourraient en fait sauver le Japon », déclarait, à l’automne dernier, Christine Lagarde, la directrice générale du FMI, à l’occasion d’une visite à Tokyo.

Cette intégration est même vitale pour le pays qui va bientôt manquer de main-d’œuvre. Avec le vieillissement accéléré de la population et la chute du nombre des naissances, la taille de la population en âge de travailler plonge de manière inquiétante. Après avoir atteint un « pic » de 87 millions d’individus en 1995, elle ne comprendra plus que 55 millions de travailleurs potentiels en 2050. « C’est le niveau constaté dans le pays à la fin de la Seconde Guerre mondiale », pointe le FMI dans un rapport alarmiste publié en octobre dernier. Si le travail des femmes n’est pas encouragé, le PIB du pays, qui exclut tout recours à l’immigration, va mathématiquement rétrécir pour être dépassé par plusieurs autres puissances de la région.

Sans révolution des comportements, les entreprises nippones risquent aussi de se retrouver déclassées par leurs concurrentes des pays émergents qui, à l’inverse du modèle nippon, encouragent, elles, la diversité des équipes pour faire émerger des idées originales, stimuler l’innovation ou mieux aborder les demandes de la clientèle féminine. Si les femmes japonaises représentent 49 % des diplômés de l’université, elles ne détiennent que 11 % des postes de management des entreprises. Et elles n’occupent que 1 % des sièges des comités exécutifs du pays. Ainsi, 1.470 des 1.600 sociétés cotées sur le Tokyo Stock Price Index (TPX) ont des conseils d’administration entièrement masculins. Plus aucune entreprise du Nikkei 225 n’est aujourd’hui dirigée par une femme.

A Tokyo, au siège des groupes les plus mondialisés, tels que Toyota, Panasonic ou Toshiba, les seules femmes croisées par les visiteurs étrangers servent du thé ou assurent les traductions. « Nos études montrent pourtant que les entreprises qui ont plus de femmes à des postes de direction ont globalement une profitabilité supérieure de 15 % », indique Georges Desvaux, le directeur de McKinsey au Japon. «  Mais dans le pays, seuls 25 % des dirigeants d’entreprise estiment que la diversité des genres doit faire partie de l’agenda stratégique de leur groupe. En Europe, cette proportion atteint 53 %. »

Victimes du confucianisme…

Dans les états-majors nippons, les dirigeants mâles estiment toujours que leurs employées femmes vont de toute façon rapidement quitter l’entreprise pour accoucher et élever leurs enfants. Il est donc inutile d’investir sur elles ou d’encourager leur ascension. « Nous sommes toujours victimes du confucianisme qui pèse sur les esprits », regrette Etsuko Katsu, la vice-présidente de l’Université Meiji. Dès leur entrée dans les entreprises, toutes les jeunes recrues doivent signaler à leur employeur si elles se destinent à une carrière longue baptisée « sogoshoku », qui implique une loyauté de neuf heures à minuit au bureau et une acceptation sans condition d’une éventuelle mutation à l’autre bout du pays – ce que promettent leurs jeunes collègues hommes –, ou si elles optent plutôt pour un poste moins contraignant et moins gratifiant, connu sous le nom « d’ippanshoku ». Selon une estimation du FMI, les rangs des « carriéristes » seraient remplis à 94 % d’hommes et à 6 % de femmes seulement. Cette division des carrières alimente naturellement les inégalités salariales. Occupant les fonctions les plus subalternes, le salaire médian des femmes japonaises est inférieur de 29 % à celui des hommes. Et même à fonction égale, leur salaire moyen reste très en deçà de celui des hommes.

Manquant de modèles de réussite, auxquels elles pourraient s’identifier, et reléguées à des fonctions peu valorisantes, les salariées ne sont aucunement encouragées à regagner leurs entreprises au retour de leur maternité. « 70 % des femmes japonaises arrêtent de travailler après leur premier enfant », rappelle Kathy Matsui. «  C’est dramatique car elles disparaissent du monde du travail lorsqu’elles fondent une famille, un peu avant d’avoir trente ans et jusqu’à la fin de la quarantaine. C’est pourtant les années où leur carrière serait la plus fertile », enrage l’économiste. Les études montrent pourtant que les trois quarts d’entre elles souhaiteraient retravailler.

… et des politiques sociales

Si les incitations au retour dans les entreprises sont faibles, les politiques sociales freinent aussi l’ambition des jeunes femmes. Les places en crèches publiques sont toujours insuffisantes et les établissements privés, qui doivent obéir à des régulations extrêmement contraignantes, sont souvent trop chers pour les ménages modestes. Ainsi, seuls 28 % des enfants de moins de trois ans sont inscrits en crèche dans le pays. En France, cette proportion atteint 43 %. Les femmes se retrouvent dès lors contraintes d’élever leurs bébés, souvent seules. Les maris japonais ne consacrant qu’une heure par jour aux tâches ménagères. « Et sur ces 60 minutes, ils ne consacrent en moyenne que 33 minutes à leur enfant », pointe la chercheuse de Goldman Sachs, qui note encore que, du fait du manque chronique d’auxiliaires de vie dans l’Archipel, les femmes sont souvent contraintes de prendre aussi en charge les personnes âgées de la famille.

Dans ce contexte, les rares femmes qui réussissent à reprendre le travail après la naissance de leur enfant doivent souvent se contenter d’emplois à temps partiels car il leur est impossible d’assumer les volumes de présence imposés aux « salarymen » par les grands groupes. Actuellement, la grande majorité de ces emplois mal rémunérés, mal protégés et instables sont occupés par des femmes.

Dans le cadre de sa « stratégie de croissance », Shinzo Abe semble parier sur une évolution en douceur des comportements. Il évoque, pour le moment, la mise en place d’une base de données des femmes de talent méritant d’être intégrées au conseil d’administration des entreprises, mais également la création de 250.000 places de crèche supplémentaires. Il veut encore proposer aux entreprises de faire passer à trois ans le congé parental pour permettre aux employés de passer du temps avec leur bébé. Un « avantage » qu’il ne compte toutefois proposer qu’aux femmes, qui risquent, de fait, de perdre leurs liens avec le monde du travail…

Pour ne pas brusquer son électorat et les entreprises, le gouvernement n’a pour l’instant jamais évoqué le recours à des éventuels quotas, comme l’ont fait des pays européens, ni le durcissement des contrôles sur les sociétés entretenant des discriminations. Votée en 1986, et régulièrement amendée, la loi sur l’égalité des chances hommes-femmes dans l’emploi n’est ainsi toujours que très lâchement appliquée. « Les mentalités changent lentement », assure toutefois Shin Sugimoto, le directeur des ressources humaines de Bristol-Myers Squibb, qui incite ses salariés japonais à profiter des congés de paternité. L’an dernier, dans son entreprise, un seul homme a osé saisir l’opportunité.

Yann Rousseau

SOURCE : Les Échos, 5 juin 2013

1 Comment to “Japon : …malade de son machisme”

  1. Anonyme dit :

    Les femmes de la rédaction des Echos en ont assez de n’être pas suffisamment représentées au sein de la hiérarchie du quotidien. Pour exprimer leur colère, les journalistes ont décidé de mener une grève inédite des signatures, dans les éditions papier et web du vendredi 7 juin.

    « Chaque jour, aux Echos, nous sommes aussi nombreuses que les hommes à faire ce journal. Mais il n’y a de femme ni à la rédaction en chef ni à la direction de la rédaction du quotidien », expliquent les journalistes dans leur communiqué. Déplorant la « disparition » des femmes dans les équipes de direction, elles appellent « la direction des Echos à prendre la mesure du problème et à agir en conséquence. »

    Selon le communiqué, ce sentiment d’inégalité entre hommes et femmes a été renforcé ces dernières années, créant « un malaise » au sein de la rédaction.

    « TRÈS AU SÉRIEUX »

    Francis Morel, le PDG des Echos, joint par Arrêt sur Images, assure prendre ce mouvement « très au sérieux » et convient que « le constat fait par les femmes des Echos est objectivement juste ». Il affirme qu’il recevra les représentantes du mouvement lundi et promet des « mesures concrètes ». Mais exclut d’accélérer le plan de rattrapage des disparités salariales entre hommes et femmes mis en place il y a deux ans.

    Le Monde, 7 juin 2013,

    http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2013/06/07/aux-echos-les-femmes-font-la-greve-des-signatures_3425823_3236.html