Le dernier numéro du journal Article 11 (n° 12, mai-juin 2013) comporte un entretien entre Jean-Baptiste Bernard, directeur de la publication, et Claude Guillon, intitulé « Des femmes & de la Révolution française » (p. 34-35).
Présentation d ‘Article 11 :
On le connaît surtout comme écrivain, essayiste et militant révolutionnaire. Mais Claude Guillon est également historien. Depuis un premier livre en 1988, il travaille sur la Révolution française, s’intéressant aux Enragé(e)s, aux sociétés populaires et clubs révolutionnaires, et à la place des femmes dans ceux-ci. Celui qui vient de signer l’introduction à la réédition chez Libertalia de Bourgeois et bras nus de l’historien libertaire Daniel Guérin, poursuit désormais ce travail de documentation et réflexion sur son blog « La Révolution et nous ». Il en parle ici.
Claude Guillon a publié sur son blog une version légèrement différente de celle imprimée sur papier :
Entretien
« La partie la plus intéressante de la société » ?
À la fin du XVIIIe siècle, et donc au début de la Révolution française, il existe peu de sociétés féminines : quelques loges maçonniques, des associations charitables, de rares corporations. La mixité même n’est pas la règle dans l’espace social. Les sociétés populaires admettant les femmes — ne serait-ce que dans le public —, c’est donc déjà une audace.
En étudiant ces espaces mixtes, on remarque vite que les hommes y portent un regard particulier sur les femmes. Ils usent clairement d’un discours de domination masculine, mais avec des précautions, des formules galantes. Ils commencent par complimenter les femmes, fréquemment désignées comme « la partie la plus intéressante de la société ». On voit bien tout ce qu’il y a d’ambigu dans cette galanterie : le propos semble aimable, mais c’est surtout une façon de ne pas donner aux femmes une position d’égales.
Cela renvoie d’ailleurs à une expression qui apparaît au début des années 1800 dans les dictionnaires médicaux : « un état intéressant », à propos d’une femme enceinte. Le fait d’accoler l’adjectif « intéressant » à la femme est une façon de la renvoyer à un statut essentiel : celui de mère.
Des comportements collectifs
Les travaux historiques ne sont pas exempts d’un biais phallocrate. C’est vrai qu’on ne trouve plus, dans les actuels livres d’histoire, de déclarations d’un machisme égrillard et goguenard comme il y en avait dans les textes du XIXe. Mais si tu creuses la question, tu te rends compte que les ouvrages récents présentent des impasses relevant sans doute d’une logique voisine. La présence des femmes dans les cérémonies révolutionnaires de 1789 à 1793 est ainsi souvent vue avec une certaine condescendance : on atteste leur présence, mais comme à la parade. C’est peut-être la vision qu’en avaient alors les révolutionnaires, mais l’historien ne doit évidemment pas prendre au pied de la lettre les conceptions idéologiques de l’époque.
Je vois bien que de la même source (disons : un article de journal sur une cérémonie révolutionnaire), je ne tire pas les mêmes conclusions que beaucoup d’historiens. Eux restent à la surface du récit : des femmes sont présentes et on leur dit éventuellement qu’elles embellissent la cérémonie. Certes. Mais si elles sont là, c’est quelles se sont réunies ; si l’une parle en leur nom, c’est qu’elle a été désignée ; si elle fait un discours, c’est qu’il a été discuté, etc. Derrière cette apparence d’insignifiance, il y a donc des comportements collectifs, politiques, de femmes. C’est ce qui m’intéresse. Parce qu’il se produit quelque chose de nouveau : une vraie existence politique des femmes. On s’adresse à elles et elles s’adressent à la société. Des mécanismes collectifs subtils se mettent en place.
Femmes du côté de la Gironde…
Quelques figures révolutionnaires féminines sont souvent mises en avant dans le champ historique classique : Olympe de Gouges, Anne-Josèphe Théroigne de Méricourt et la baronne Palm d’Aelders. Les deux premières sont partisanes de la révolution et y ont participé ; la baronne d’Aelders, hollandaise d’origine, doit rapidement rentrer dans son pays natal. Ce sont des révolutionnaires, mais modérées, proches des Girondins — ce qu’on appellerait aujourd’hui la droite (mais la droite de la révolution !). Tout en étant plus « féministes », au sens actuel, que beaucoup de groupes de femmes constitués de l’époque, elles optent pour le camp qui tente de stopper le processus révolutionnaire.
Il s’est produit des choses encore plus paradoxales. Par exemple, dans la période pré-révolutionnaire, des loges maçonniques accueillent des femmes. Certaines sont même exclusivement féminines. Parmi ces dernières, citons l’Ordre des Amazones, qui regroupe essentiellement des femmes de l’aristocratie tenant un discours radical, féministe et revendicatif [Voir l’article qui leur est consacré sur ce blog]. Et cela complique forcément la généalogie du féminisme. Dès le début, il y a cette ambiguïté : la revendication radicale d’un statut différent pour les femmes ne va pas forcément avec un parti-pris politique radical.
…et du côté de la Montagne
D’autres militantes plus populaires, comme Pauline Léon, cofondatrice des Citoyennes républicaines révolutionnaires (c’est le nom qu’elles se donnent), se placent non seulement du côté de la Montagne, mais tentent de dépasser son programme. C’est ce qu’on pourrait appeler l’ultra-gauche de l’époque : les Enragé(e)s. Ces femmes ont une pratique qu’on peut qualifier de féministe, puisqu’elles se battent en tant que femmes, mais pas le discours correspondant.
Pour être reconnues, les Républicaines révolutionnaires interviennent sur des questions liées aux femmes (dont la prostitution). Et elles s’instituent comme une espèce de ministère sauvage des questions féminines. Elles sont conscientes d’avoir un handicap du fait d’être nées femmes, et elles se proposent pour régler les problèmes spécifiques aux femmes — un peu comme s’il leur fallait expier une faute originelle (on n’est pas loin de la Bible !). Et c’est encore pire après l’assassinat de Marat par une femme, Charlotte Corday.
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