INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Mujeres libres (1936 -1939)
Categories: Féminismes, Guerre, Histoire

Femmes libres de la CNT. Extraits de livres réunis par le Collectif  Smolny :

« Tous ces compagnons, si radicaux qu’ils soient au café, dans les syndicats et même dans les groupes [de la FAI], laissent tomber leur costume d’amoureux de la libération féminine lorsqu’ils franchissent la porte de leur maison. Là, ils se comportent exactement comme des « maris » quelconques1.

Mujeres-libres

Peu à peu, les femmes se mirent à discuter de leur subordination spécifique au sein du mouvement et à s’organiser pour le surmonter. Dans quelques villes industrielles de Catalogne, des groupes d’ouvrières commencèrent à se former pendant les dernières années de la dictature. A Terrassa, un groupe de femmes membres du syndicat local clandestin des travailleurs du textile (la CNT était illégale pendant la dictature de Primo de Rivera) commencèrent à se réunir en 1928 au Centro cultural y cooperativista de la FAI. Elles voulaient être plus à l’aise quand elles parlaient en public et discuter entre elles des problèmes (travail et salaires, par exemple) qu’elles souhaitaient aborder dans les assemblées syndicales. […] Bien que ce groupe n’ait eu que peu de ressources pour « préparer » pleinement les femmes, il contribua beaucoup à leur développement idéologique. Quand la guerre et la révolution commencèrent en 1936, les femmes de Terrassa étaient prêtes à agir : elles créèrent une clinique et une école d’infirmières dès les premiers jours des combats.

[…] A Barcelone, le Groupe culturel féminin de la CNT se forma fin 1934, suite à la révolution avortée d’octobre, en vue d’entretenir le sens de la solidarité et de donner aux femmes la possibilité de prendre un rôle plus actif dans le syndicat et dans le mouvement. Lucía Sánchez Saornil, femmes de lettres et poétesse, et Mercedes Comaposada, juriste, entreprirent une tâche semblable à Madrid.

[…] En 1933, alors qu’elle étudiait le droit à Madrid, Orobón Fernández proposa à Mercedes d’enseigner aux ouvriers. A cette réunion, à laquelle assistait également Lucía Sánchez Saornil, Mercedes fut confrontée au regard négatif porté sur les femmes, même par les militants de la CNT.

[…] Nous quittâmes la salle. Nous avions tout de suite compris. Pendant des mois nous nous sommes rencontrés au Parque del Retiro, sur un banc, pour discuter, marcher un peu. Puis en 1935, nous avons commencé à passer des annonces. Lucía travaillait pour le syndicat des chemins de fer et elle avait accès à tous les groupes de femmes anarcho-syndicalistes (ceux qui étaient à l’intérieur comme ceux qui étaient à l’extérieur). Nous avons écrit aux groupes de cette liste et à quelques autres que nous connaissions. Nous leur demandions quels problèmes étaient importants pour elles et comment elles aimeraient qu’on en parle, etc. Et, bien sûr, les réponses nous donnèrent une grande joie. Elles étaient enthousiastes ; elles venaient de partout, des Asturies, du Pays Basque, de l’Andalousie, et elles étaient de plus en plus nombreuses.

Ces deux femmes, avec Amparo Poch y Gascón, allaient être à l’origine des Mujeres Libres et les rédactrices du journal. […] Elles étaient toutes des femmes cultivées – ce qui les distinguait de l’écrasante majorité de leurs sœurs espagnoles – et elles cherchaient les moyens de partager le fruit de cette éducation avec les autres femmes.

Le troisième membre du trio était la doctoresse Amparo Poch y Gascón. […] Un médecin, donc, qui se consacrait à bousculer les barrières de la honte et de l’ignorance touchant la sexualité, barrières qui opprimaient les femmes depuis longtemps. Elle avait écrit de nombreux articles sur l’éducation et des brochures plaidant pour une plus grande liberté sexuelle pour les femmes et contestant la monogamie et la double norme sexuelle.

[…] Les débats atteignirent leur plus grande intensité en 1935, lorsque Mariano Vásquez publia deux articles dans Solidaridad Obrera sur le rôle des femmes dans le mouvement anarcho-syndicaliste. Lucía Sánchez Saornil y répondit par une série de cinq articles [Ces articles sont repris dans l’anthologie publiée par Mary Nash, Femmes libres, Espagne 1936-1939, pages 33-59.] intitulés « La question féminine dans nos milieux » dans lequel elle développait les raisons de ce qui allait devenir les Mujeres Libres, la revue comme l’organisation.

[…] Enfin, rejetant la suggestion de Vásquez, elle mettait pour la première fois par écrit ce qui deviendra sa revue Mujeres Libres : « Je ne reprends pas ta suggestion de consacrer une page de Solidaridad Obrera aux femmes, quelque intéressante qu’elle soit, parce que j’ai de plus grandes ambitions. J’ai le projet de créer un journal indépendant, consacré exclusivement aux fins que je poursuis. »

[…] Le premier numéro de Mujeres Libres, daté du 20 mai 1936, se vendit presque immédiatement. Un second numéro parut le 15 juin. En tout, quatorze numéros furent publiés ; mais le dernier était sous presse quand le front atteignit Barcelone et aucun exemplaire n’en est conservé. … »

(pages 126, 131-134, 138, 140-141 du livre de Marta Ackelsberg, La vie sera mille fois plus belle, Atelier de création libertaire 2010)

« Les Mujeres Libres anarcho-féministes, à présent fortes de trente mille membres, collaient des affiches dans le quartier chaud pour tenter de convaincre les prostituées de renoncer à leur mode de vie. Elles proposaient et organisaient des cours pour les former à un travail productif, mais d’autres anarchistes faisaient preuve de moins de patience. Selon Kaminski, un observateur français sympathisant, ils abattaient les souteneurs et les trafiquants de drogue sans autre forme de procès.

Un des phénomènes remarquables de la guerre fut le développement spontané d’un mouvement féministe après les élections de 1936. Il était né, non dans la littérature ou de théories venant de l’étranger (à l’exception, peut-être, de quelques traductions d’Emma Goldman) mais de la conviction instinctive des femmes que le renversement du système de classes devait également s’accompagner de la fin du système patriarcal. Les anarchistes avaient toujours proclamé l’égalité de tous les êtres humains, mais comme les Mujeres Libres le soulignaient, les relations demeuraient de type féodal. Le signe le plus manifeste que les anarchistes avaient échoué à se montrer à la hauteur des idéaux qu’ils défendaient était les différences de salaires entre hommes et femmes dans la plupart des entreprises de la CNT. Les Jeunesses socialistes étaient un autre centre majeur d’activisme pour le féminisme.

A l’extérieur des villes, il y avait peu de progrès, même si la manifestation la plus grande de l’égalité nouvelle était la présence de miliciennes combattant sur la ligne de front. Nous ne disposons pas de chiffres, mais il n’y eut probablement pas plus de mille femmes sur le front. Cependant, plusieurs milliers d’entre elles portaient les armes à l’arrière et un bataillon de femmes prit part à la défense de Madrid. (L’ambassadeur d’Allemagne fut choqué lorsque, un jour, Franco ordonna l’exécution de quelques miliciennes capturées et poursuivit tranquillement son déjeuner.)

Ce mouvement vers la participation égalitaire fut sérieusement remis en question lorsque la situation militaire se détériora et que l’effort de guerre prit une orientation de plus en plus autoritaire. Dès 1938, les femmes étaient revenues à un rôle strictement auxiliaire. »

(pages 163-164 du livre d’Antony Beevor, La guerre d’Espagne, Calmann-Levy 2006)

« Au printemps 1936, des groupes de femmes de Madrid et de Barcelone fondèrent Mujeres Libres (Femmes libres), une organisation qui […] mobilisa jusqu’à 20 000 adhérentes, développa un programme d’activités en vue d’aider leurs sœurs à se réaliser comme individu, à mieux s’insérer dans la communauté libertaire et à lutter contre l’assujettissement sous toutes ses formes. […] Rien ne fut donné aux femmes libertaires. La fondation de leur organisation spécifique supposa donc un effort à l’intérieur du mouvement dans son ensemble contre les habitudes de penser et de faire. Aussi bien dans les organisations anarchistes que dans les foyers ouvriers, le soutien mutuel, la réciprocité, beaux principes de base, étaient rarement appliqués ; surtout entre les sexes.

[…] Face à ces hommes pétris de machisme ibérique se dressèrent des pionnières comme Teresa Claramunt (1862-1931). […] Dans sa ville de Sabadell, elle contribua au développement d’une section de femmes ouvrières anarcho-collectivistes. Elle critiqua le rôle négatif de l’Eglise, rempart et avocat de la domination masculine. Pour elle, la libération des femmes passait par un rejet du catholicisme.

[…] En général, les anarchistes espagnols étaient des optimistes qui pensaient que l’abolition de la propriété privée conduirait de façon naturelle à une libération de la société et donc des femmes. […] Il y eut quand même des anarchistes minoritaires qui pensaient […] que l’exploitation économique n’était pas le fin mot de ce problème ; que la domination masculine prenait aussi sa source dans l’institution familiale et dans la religion.

[…] Dans les années 1930, les tenants de ce point de vue se recrutaient du côté de la revue valencienne Studios où parurent des articles qui essayaient de définir ce que pourrait être une nouvelle morale et ce que pouvait apporter une sexualité moins bridée. […] Le docteur Felix Marti Ibaňez était alors un jeune médecin psychiatre, membre de la CNT, qui se fit connaître en développant ce discours et en attaquant la conception catholique de la sexualité, source d’aliénation dont les conséquences se faisaient sentir, d’après lui, même chez les esprits forts qui avaient répudié la religion.

[…] Les animatrices de groupes spécifiques, qui allaient donner naissance à Mujeres Libres, étaient des lectrices des thèses de Marti Ibaňez et de la revue Studios. […] Elles lurent aussi beaucoup, notamment des textes écrits par des dirigeantes marxistes, comme Alexandra Kollontaï, Rosa Luxemburg, qui les convainquirent qu’attendre la révolution pour que la situation des femmes changeât serait une illusion. […] Ces femmes émancipées furent évidemment vite accusées de « féminisme », ce qui était un péché capital dans l’anarchisme espagnol de l’époque. Pour les cénétistes, le féminisme était en effet un mouvement de femmes bourgeoises, bien éloigné des promesses de justice sociale.

[…] Les femmes les plus militantes du groupe parcouraient la Catalogne et l’Aragon pour aider les collectivités libertaires rurales et industrielles, pour permettre surtout aux femmes du cru de dépasser leur condition, apprendre à lire ou un métier, refuser la soumission à l’homme, au mâle. Après le début de la guerre civile, la revue avait changé. Ses articles parlaient de la situation au front, de la vie des miliciennes, évoquaient le rationnement ou les campagnes de « conscientisation » dans les usines de l’arrière-garde. […] Ainsi put-on lire : « Etre antifasciste, c’est bien peu. Si tu es antifasciste, c’est parce que tu étais quelque chose d’autre auparavant. Nous avons la possibilité d’affirmer quelque chose qui peut se résumer à trois lettres, CNT. C’est-à-dire l’organisation rationnelle du travail sur la base de l’égalité et de la justice sociale. Sans quoi l’antifascisme ne serait pour nous qu’un mot vide de sens2 » …

(pages 467 à 477 de l’ouvrage d’Edouard Waintrop, Les anarchistes espagnols (1868-1981), Denoël 2012)

« La révolution de 1936 en Espagne, par l’extraordinaire brassage d’idées qu’elle suscite, va provoquer l’apparition d’une organisation tout à fait originale, dans la mesure où elle se revendique d’un « féminisme prolétarien ». […] Fin XIX°-début XX° en Espagne, Anselmo Lorenzo, José Prat et Teresa Claramunt ont écrit sur la question de la femme, dans les revues Estudios et Revista Blanca. Pendant la Seconde République est menée une campagne en faveur de l’éducation sexuelle, prônant une liberté dans ce domaine à égalité pour les deux sexes. Estudios (65 000 à 75 000 exemplaires) publie en 1931 […] et consacre nombre de ses rubriques à l’éducation sexuelle, l’abolition de la prostitution, la lutte antivénérienne, l’union libre, le divorce, la liberté sexuelle de la femme, le contrôle des naissances, la « désintoxication religieuse du sexe » ( !).

[…] ML ne veut donc pas réaliser un programme féministe hors de la lutte de classes, mais elle souligne la nécessité de mener de pair émancipation du prolétariat et émancipation de la femme. […] En fait, les questions idéologiques ne seront pas discutées à fond au sein de ML – en raison de la guerre et de la courte existence de l’organisation -, et les problèmes liés à la conjoncture politique politique y occuperont une grande place : campagne pour la création de crèches gratuites dans les usines et quartiers ouvriers, demande de création de réfectoires populaires pour les travailleurs des deux sexes, revendication d’une égalité des salaires pour tous, et entre hommes et femmes.

[…] Mais en dépit de ces belles analyses et aspirations, les groupes de Mujeres libres n’ont pu, souvent, dépasser la simple préparation de la femme ouvrière à son incorporation dans le processus productif, pour s’attaquer aux activités qu’impliquait la réalisation de leur objectif fondamental : libérer la femme de toute oppression. »

(pages 44 à 50 de la brochure « Libération des femmes et projet libertaire » de l’Organisation Communiste Libertaire, Acratie 1998)


Bibliographie indicative :

— ACKELSBERG Martha, Free Women of Spain, Anarchism and the struggle for emancipation of women, Indiana University Press, 1991 ;

— CHUECA Miguel, « Une force féminine consciente et responsable qui agisse en tant qu’avant-garde de progrès. Le mouvement Mujeres Libres », Revue Agone, n°43, 2010, p. 47-67 ;

— GOUTTE Guillaume, Lucia Sanchez Saornil, poétesse, anarchiste et féministe, Editions du Monde libertaire, 2011 ;

— NASH Mary, « Femmes libres », Espagne 1936-39, La Pensée sauvage, 1977 ;


[1] Kiralina [Lola Iturbe], « La education social de la mujer », Tierra y Libertad, 1, n° 9 (15 octobre 1935), page 4.

[2] L’antifascisme était pourtant autre chose qu’un mot. En effet, en espérant le moindre mal (mieux vaudrait la démocratie capitaliste que le fascisme capitaliste), la CNT se plaçait sous la direction de forces, d’un Etat qui ensuite eut les coudées franches pour exercer sa répression contre ceux qui voulaient s’attaquer à la racine du mal, quitter le front militaire pour (s’)occuper le front social : « L’entrée de la CNT au gouvernement central est un des évènements les plus marquants de l’histoire politique de notre pays … A l’heure actuelle, le gouvernement en tant qu’instrument de contrôle des organes de l’Etat a cessé d’être une force d’oppression de la classe ouvrière, de même que l’Etat n’apparaît plus comme séparant la société en classes. Et tous deux cesseront d’autant plus d’opprimer le peuple que des membres de la CNT travaillent en leur sein » (Solideradad obrera, 4 novembre 1936).

 

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