Article du Monde libertaire, n° 1715 (19-25 septembre 2013) :
Feminism Attack ! Le féminisme anarchiste en Tunisie
La Tunisie, forte d’un mouvement féministe de plus de cent ans, est fréquemment considérée comme le pays du monde musulman le plus en avancé en matière de droits des femmes. Depuis 1957, le Code du statut personnel reconnaît des droits aux femmes tels que l’avortement, la contraception ou encore le droit à l’éducation. Bien que les mouvements féministes tunisiens aient permis ces avancées, la condition des femmes, comme dans beaucoup d’endroits sur la planète, est encore loin de correspondre à l’idée que s’en font les anarchistes. Rien de nouveau sous le soleil de la domination masculine : les femmes sont toujours considérées comme des mères et des épouses avant d’être des citoyennes. Après quelques jours passés en Tunisie, il est aisé de constater combien le jugement des autres et la crainte de compromettre une réputation peuvent freiner l’engagement et le militantisme des femmes. Il existe actuellement au moins trois collectifs féministes en Tunisie : Les Femmes démocrates, groupe constitué de bourgeoises qui se réunissent sans but politique ni revendicateur, les Femens, reconnues en Tunisie pour leur lutte. (Leurs actions ne font cependant pas l’unanimité.) et Feminism Attack, un mouvement collectif autogestionnaire et autofinancé, dont les membres ont une moyenne d’âge d’environ 20 ans. Il vise, inspiré par des idées anarchistes, à trouver des solutions radicales aux problèmes sociaux et politiques, ainsi qu’aux dangers qui menacent la position des femmes au sein de la société.
Le mouvement a pour but d’établir une culture autogestionnaire et croit en l’obligation de la révolte des femmes contre toute sorte d’exploitation.
Il remet en cause l’ensemble des aspects de la condition féminine au sein de la société patriarcale : abolition des stéréotypes basés sur le sexe, abolition de la déshumanisation et de l’objectivation des femmes, élimination complète de la violence dirigée contre les femmes (viols, violences conjugales, mutilations génitales, stérilisations forcées, attentats à la pudeur, harcèlements sexuels).
Nous avons rencontré Aika et les membres de Feminism Attack, avec qui nous avons réalisé cet entretien.
Nath & Chris : Où se situe Feminism Attack et quelles sont vos tendances politiques ?
Feminism Attack : Nous sommes, pour le moment, situées à Tunis, la coloration politique est assez mitigée.
N. & C. : Pouvez-vous nous dire comment, quand et pourquoi est né votre groupe ?
F. A. : Nous étions un groupe de femmes partageant plusieurs idées et nous en sommes venues à mener les mêmes actions, mais à titre individuel : d’où l’envie de fonder le mouvement, fin 2011. Cette décision a été prise suite à notre prise de conscience de la condition de la femme en Tunisie, qui est, contrairement aux apparences, à la limite de l’acceptable. D’autant plus que les prétendus acquis se sont vus menacés par l’ascension au pouvoir du parti islamiste. Et puis, les mouvements prétendus féministes qui existent déjà n’ont pas vraiment servi la cause que nous prônons, ils ne représentent pas la vraie femme tunisienne, mais plutôt une image pseudo-bourgeoise au service d’un système.
N. & C. : Qui sont les militants de Feminism Attack ?
F. A. : Nous sommes encore un petit groupe d’élèves et d’étudiantes, nous appartenons à la classe moyenne. La tranche d’âge est comprise entre 18 et 24 ans. Nous n’avons pas encore recruté de militants de sexe masculin, bien que nous n’y voyions aucun problème.
N. & C. : En quoi consiste votre militantisme et quelles sont les actions privilégiées ?
F. A. : Pour le moment, nous n’avons pas réellement d’actions privilégiées, on fait un peu de tout, bien que nous fassions en majorité des bombages, mais c’est plus par manque de moyens et d’opportunités qu’autre chose. Nous comptons, bien évidemment, élargir notre terrain d’action et nos manières de faire dans un futur proche.
N. & C. : Comment vous organisez-vous, à quelle fréquence vous voyez-vous, de quels matériel et moyens de communication disposez-vous ?
F. A. : On s’organise autour d’assemblées générales dans lesquelles toutes les décisions du groupe sont prises. Les fréquences dépendent de la nécessité du moment. On n’a pas encore de local fixe, on se réunit dans des cafés ou des espaces publics…, ce qui n’est pas très pratique dans la mesure où nous avons déjà subi la pression policière, et même été contrôlées par des civils. Pour le moment, on n’a pas de matériel, c’est pour cela que nos actions sont assez limitées dans la mesure où nous nous autofinançons, et ce avec notre seul argent de poche. On communique avec tous les moyens à notre portée (Facebook, téléphone).
N. & C. : Quels sont les différents groupes féministes en Tunisie ? Vos rapports avec eux ? Que pensez-vous des Femen ?
F. A. : Le plus connu est l’association Femmes démocrates tunisiennes, il y en a d’autres, mais qui ne sont ni très connus ni très présents sur la scène politique. On n’a pas vraiment de rapports avec eux, étant donné qu’on ne se retrouve pas sur les mêmes principes, et nos méthodes de travail sont différentes. Sinon, nous avons déjà exprimé notre position vis-à-vis de Femen, nous avons même publié un article détaillé sur notre page Facebook.
N. & C. : L’action politique de Feminism Attack en Tunisie peut-elle s’allier à d’autres mouvements ? Lesquels et sous quelle forme ?
F. A. : On est assez proches des mouvements Blech 7ess, Désobéissance et Alerta (NDLR : Vegan/Green Anarchism). On organise des actions ensemble : des événements culturels, des projections de films, des concerts, etc.
N. & C. : En ce qui concerne les derniers soulèvements populaires en Tunisie, et encore aujourd’hui, dans quelle dynamique vous inscrivez-vous ?
F. A. : On s’inscrit dans tout soulèvement populaire qui sert la cause du peuple, qui est contre le système et qui, surtout, n’est pas organisé par des partis politiques, qui ne servent pas que leur propre cause et qui ne visent pas le pouvoir.
N. & C. : Comment les initiatives de Feminism Attack sont-elles perçues par les Tunisiens et par les autres militants révolutionnaires ?
F. A. : Nos actions n’ont pas un grand écho populaire : en général, les Tunisiens se limitent à l’information toute prête livrée par les médias, et hormis après une ou deux arrestations suivies d’articles bâclés et désinformateurs, nous n’avons pas reçu une réelle couverture médiatique. On ne s’en plaint pas réellement étant donné que notre but n’est pas de faire la une ni de courir après la gloire.
N. & C. : Quelles sont les contraintes qui pèsent le plus sur les militants de Feminism Attack ?
F. A. : Le système et la police, généralement.
N. & C. : Les villes sont-elles, d’après vous, davantage propices aux actions féministes ?
F. A. : En ville, le travail est plus facile, car il y a une certaine prise de conscience du peuple, les gens y sont plus ouverts et la femme y est plus émancipée, contrairement à la campagne où, parfois, les gens sont littéralement coupés du monde. Par contre, nous envisageons de travailler dans les milieux ruraux dès que nous en aurons la possibilité, nous avons d’ailleurs plusieurs projets à ce sujet.
N. & C. : Comment l’action répressive s’exerce-t-elle sur les anarchistes féministes ? Y a-t-il des précautions à prendre ?
F. A. : Les dangers sont à peu près les mêmes pour toute personne qui va « contre le courant » : bombes lacrymogènes, matraques, violences policières, interpellations, emprisonnements, menaces, etc. Nous n’avons pris aucune réelle précaution parce que cela nous limiterait énormément sur le plan des actions.
N. & C. : En dehors des forces répressives classiques, quels sont vos adversaires ou ennemis politiques les plus redoutables ?
F. A. : Les partis politiques extrêmes, qui sont tous au service du même système, directement ou indirectement.
N. & C. : Pour conclure, quelles sont vos perspectives ?
F. A. : Nous espérons combattre pour notre cause encore très longtemps et, surtout, que nos combats soient fructueux et qu’ils servent cette lutte, qu’on puisse aboutir à un réel changement et participer à une certaine prise de conscience du peuple.
SOURCE : Le Monde libertaire