INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Spanish Cockpit. Genres et révolution en Espagne (1936-1937)

Miliciennes anarchistes CNT

Quelques extraits du livre Spanish Cockpit de Franz Borkenau :

 

Comme toujours à Barcelone, les rues sont encore plus animées après neuf heures du soir. Le brouhaha, il est vrai, prend fin plus tôt et le vide se fait bien avant minuit.

Mais quand je sortis de l’hôtel, les rues étaient pleines de jeunes gens en armes — dont un certain nombre de jeunes femmes, armées elles aussi, qui témoignaient d’une hardiesse inusitée chez des Espagnoles paraissant en public (avant, il eût été impensable de voir une Espagnole en pantalon, comme c’était à présent le cas pour toutes les miliciennes). Cette hardiesse n’exclut cependant pas la décence.

[…]

Dans ce groupe du P.O.U.M., comme parmi les jeunes gens rassemblés devant l’hôtel Colon (siège du P.S.U.C.), il y a des Allemands, des Italiens, des Suisses, des Autrichiens, des Hollandais, des Anglais, quelques Américains et un nombre considérable de jeunes femmes originaires de toutes ces nations. Ces femmes tranchent nettement sur leurs consœurs espagnoles par leur liberté d’allure et l’absence de tout chaperon masculin. Les mots s’entrechoquent, prononcés dans toutes les langues, et il règne une atmosphère indescriptible où se mêlent l’enthousiasme politique, l’exaltation de l’aventure guerrière, le soulagement après les sordides années d’exil, la foi inébranlable en une victoire proche. Les amitiés se nouent instantanément, chacun sachant que dans vingt-quatre ou quarante-huit heures il faudra se séparer au gré des affectations sur le front.

[pages 76-77]

 

Un fait me frappe de plus en plus dans le spectacle de la rue : la nouvelle situation des femmes. On voit dans les rues des centaines, des milliers peut-être de jeunes ouvrières qui fréquentent les cafés élégants de l’Alcalá et de la Gran Via. Elles collectent des fonds pour le « Secours rouge international », une organisation « en faveur des victimes de la guerre de classe » — dans le cas présent, il s’agit principalement des blessés et des parents des victimes de la guerre civile. A l’origine, l’organisation se trouvait placée sous le patronage du Komintern, mais dans l’Espagne d’aujourd’hui communistes et socialistes en assument conjointement la direction. Rien de similaire n’existe à Barcelone ou à Valence, alors qu’ici, ces couples de jeunes filles (elles vont toujours pardeux : sortir sans chaperon est toujours impensable pour une jeune Espagnole qui se respecte), bien habillées à la mode ouvrière et demandant à chacun d’apporter sa contribution, sont presque un fléau — ou le seraient si elles n’étaient pas aussi agréables à regarder. Elles ont l’air ravies de leur action : pour la plupart d’entre elles, c’est la première fois qu’elles peuvent se manifester en public, et elles ont par surcroît le droit d’adresser la parole à des étrangers et de s’attabler dans un café pour bavarder à loisir avec les miliciens.

[p. 124]

 

Autre phénomène surprenant dans la révolution espagnole, l’absence de bouleversement profond de la vie sexuelle. Il y a bien quelque chose qui se produit en ce sens, mais rien de comparable avec ce qu’on a pu observer dans la plupart des pays touchés par la Grande Guerre, et encore moins avec l’écroulement des normes traditionnelles en ce domaine qui a marqué la révolution russe. En ce qui concerne la part prise par certaines femmes aux combats, c’est un fait constant de l’histoire espagnole. La guerre civile n’a entraîné qu’une crise psychologique mineure. Et ces enfants qui, au milieu des horreurs de la guerre, conservent leur équilibre mental, contribuent à expliquer ce phénomène. Dans la terrible épreuve qu’ils traversent, les Espagnols demeurent tranquilles et posés en tant qu’individus, et ce parce qu’ils sont fondamentalement sains.

[p. 131]

 

Les bâtiments sont propres et les machines en excellent état de fonctionnement. Est-ce partout le cas ? Il n’y a pas de femmes à la ferme. Avant la collectivisation, les ouvriers agricoles habitaient à Ciudad Real (qui est vraiment tout proche) et se rendaient chaque matin à leur travail. A présent, ils occupent la demeure du châtelain mais ont laissé leurs femmes à la ville. Il ne serait pas décent pour une Castillane de côtoyer longtemps d’autres hommes que les membres de sa propre famille. Plutôt que d’enfreindre les règles morales de la rigide Castille, ces pauvres travailleurs agricoles préfèrent faire eux-mêmes leur cuisine et leur lessive, quitte à attendre le dimanche pour se retrouver en famille. J’ai goûté à la nourriture : ce n’était ni particulièrement copieux ni particulièrement savoureux, mais sans aucun doute infiniment meilleur que ce qui constituait l’ordinaire avant la collectivisation.

[p. 147]

 

Franz Borkenau, Spanish Cockpit, Rapport sur les conflits sociaux et politiques en Espagne (1936-1937), Paris, Ivréa, 2003

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