INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Lucien Neuwirth : interview

Marie Andrée Weil Hallé et Lucien Neuwirth

Interview de Lucien Neuwirth par Jacqueline Laufer et Chantal Rogerat parue dans la revue  Travail, genre et sociétés, n° 6, février 2001.

e fut Lucien Neuwirth qui, au début des années soixante, mit en évidence sur la scène politique la nécessité d’une loi sur la contraception. Parlementaire, il la fit voter. Non sans mal, nous le verrons. Il se fera même traiter de “malfaiteur public” par un membre éminent du Sénat. Il aura fallu quarante années pour ébranler la loi de 1920 qui réprimait avec sévérité contraception et avortement. Pourtant, des féministes et des associations laïques, puis des médecins franc-maçons s’étaient battus dès 1930. Sans succès, il est vrai. Après la Seconde Guerre mondiale, le combat reprit avec l’aide éminente du Docteur Lagroua Weill-Hallé. Il faudra cependant attendre 1969, Lucien Neuwirth parlera alors de “sabotage délibéré”, pour que les deux premiers décrets de la loi votée en 1967 soient publiés, l’un sur la fabrication, l’importation et la vente des contraceptifs, l’autre sur les modalités de leur délivrance aux patientes. Et ce n’est qu’en 1972 que les derniers décrets paraîtront, ouvrant la décennie de la lutte pour la légalisation de l’avortement. “Trop nombreux sont ceux qui pensent encore comme des hommes du XXème siècle, alors que nous venons d’être projetés dans le XXIème” écrira Lucien Neuwirth dix ans plus tard. La contraception tant en pratique qu’en droit est-elle aujourd’hui véritablement reconnue ? Il y a toujours débat. La bataille continue.

 

Chantal Rogerat : Vous avez déposé une proposition de loi le 18 mai 1966 sur la contraception. Pourquoi vous ? Pourquoi une telle proposition ?

Lucien Neuwirth : C’est mon anniversaire le 18 mai, c’était symbolique.

CHR : C’était symbolique …

LN : J’ai la chance d’avoir eu des parents exceptionnels, surtout une mère, j’ai été élevé par ma mère et ma marraine, c’était deux femmes exceptionnelles. D’ailleurs j’avais pris l’habitude depuis que j’étais petit, le jour de mon anniversaire j’apportais des fleurs à ma mère parce que je considérais qu’elle m’avait mis au monde et que c’était sa fête à elle aussi. Pour moi, c’était symbolique, dans la lignée de la Maternité Heureuse : avoir un enfant quand on voulait, quand on pouvait surtout, c’était une chance de donner naissance à un enfant heureux et c’était l’objectif de ma loi : avoir des enfants quand on voulait les avoir.

CHR : vous avez milité pour une maternité heureuse dès le début ?

LN : Oui, j’avais connu Madame Lagroua Weill-Hallé, j’avais cela en tête depuis longtemps. J’étais dans les Forces Françaises Libres à 17 ans, j’ai traversé l’Espagne, je suis allé à Gibraltar, puis en Angleterre. Mais en Angleterre, quand je suis arrivé, c’était les balbutiements de la contraception. Les femmes avaient à l’époque la Gynomine, des comprimés effervescents. J’avais 17 ans, c’est l’âge des premiers émois, mes camarades qui étaient mariés et avaient des enfants, ne décoléraient pas, ils disaient “mais enfin c’est formidable pourquoi on n’a pas ça en France ?”. Ensuite je suis allé travailler aux Etats-Unis tout de suite après la guerre, j’ai découvert la contraception. Je suis rentré en France en 1947, donc assez tôt. Là j’ai été élu adjoint au maire de Saint-Etienne, le plus jeune de France, j’avais 23 ans. Le maire de l’époque était un ancien déporté, Monsieur de Fraissinette, il m’avait confié ce qu’on appellerait aujourd’hui les Affaires sociales. Je m’occupais de l’assistance judiciaire. J’assistais auprès des huissiers à ce qu’on appelle la commission des divorces, des gens à qui on donnait l’assistance judiciaire (la ville y participait). J’ai vite découvert que l’enfant non désiré était l’une des causes de séparation, ou de divorce. Je me souviens surtout, pourtant il y a déjà plus de 50 ans, d’un jour où une femme m’a dit : “Vous comprenez, moi j’en ai assez, chaque fois que mon mari rentre saoûl, il me fait un gosse”. Ça m’avait frappé. Comme j’étais aussi vice-président des HLM, on a construit à Saint-Etienne le premier groupe industrialisé, ce qu’on appelle industrialisé de HLM. J’ai reçu la visite un jour d’une femme enceinte, qui me dit : “oui, monsieur l’adjoint, je viens vous voir parce que j’ai deux petits, et vous voyez je vais avoir le troisième et je vis dans deux pièces, alors il me faut un appartement”. Moi, spontanément je lui dis “vous auriez mieux fait de demander d’abord l’appartement avant de commander le troisième”. “Ah ben vous êtes bien malin, ça, ah si vous avez des recettes, vous me les donnez, hein”. Et en moi-même je me suis dit “tiens, qu’est-ce que c’est que ça ?”. La semaine suivante, au palais de justice, je l’ai dit à l’assistante sociale et je lui ai demandé : “la contraception, ça n’existe pas dans ce pays, chez nous ?”. Elle me dit : “vous ne connaissez pas la loi de 1920 ?”, “non je ne connais pas la loi de 1920”. Elle me dit “écoutez, demandez à votre maire, il est avocat, il vous expliquera”. En rentrant à la mairie je dis à Monsieur de Fraissinette : “qu’est-ce que cette loi de 1920 ?”. Alors il m’a expliqué que c’était une loi qui faisait l’amalgame entre la contraception et l’avortement, mais surtout qu’on n’avait pas le droit d’en parler, que c’était défendu.

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