INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Les rôles sociaux. D’hier a demain… (1987)

Riot Grrrl

Dans les pays occidentaux, l’après-68 a été marqué par une contestation très virulente des femmes(1). Leurs mouvements dénonçaient la condition des femmes opprimées par le système patriarcal et capitaliste, alors même que la mutation rapide de cette condition, du fait des profondes transformations économiques et sociales en cours, créait de nombreux problèmes. La participation croissante des femmes au système de production salarié les déchirait en effet entre des fonctions et des statuts contradictoires, parce qu’elle modifiait leur place dans l’économie du pays et les arrachait à leur rôle traditionnel de mère ou d’épouse en leur ôtant tout sentiment de reconnaissance sociale, d’appartenance, de sécurité et d’identité. Cette prise de conscience s’opérait aussi au moment où une nouvelle génération de femmes s’impliquait dans des affrontements sociaux collectifs et découvrait l’intérêt de se rassembler.

 

Hier

Lieux et moyens de se reconnaître, de s’affirmer, de se déculpabiliser, hors de la domination masculine, de nombreux groupes-femmes sont ainsi nés dans les années 70. Leur existence a joué un rôle non négligeable sur l’échiquier politique, en obligeant chaque mouvement à se positionner par rapport à eux. A l’extrême gauche, où la répartition des rôles sociaux était en théorie contestée, les remises en cause ont été nombreuses, les militantes dénonçant la domination machiste qui régnait dans les orgas, les discours théoriques séparés de la pratique, les prétentions globalisantes et totalisantes des militants. Forcées, pour accéder à la politique et être reconnues, de reproduire les comportements et les discours masculins, les femmes ont vite ressenti la nécessité de se regrouper spécifiquement pour défendre des revendications qu’elles seules pouvaient porter. Leur action et leur départ des groupes politiques ont ainsi influé sur le militantisme et la remise en cause tant des idéologies marxistes-léninistes que du rapport à la politique — et elles ont favorisé l’émergence d’autres valeurs, comme d’autres façons d’appréhender les situations (du côté des anars, voir IRL n° 57, oct.-déc. 1984 : « Petite chronique de l’air du temps chez les militants »).

Revers de la médaille, ces regroupements spécifiques n’ont pu se réapproprier un champ politique plus global. A force de rejeter la politique telle qu’elle se menait, ils n’ont pas su trouver une démarche propre sur le terrain; souvent cantonnés au localisme, préférant les discours sur le vécu aux analyses, ils ont limité les possibilités d’élaborer une stratégie plus large et de jeter les bases d’une alternative à la fois anticapitaliste en antipatriarcale, par une présence influente dans les mouvements sociaux mixtes. Ceux qui n’avaient pas une pratique extérieure plus large ont seulement été des groupes d’auto-conscience où s’épanouissaient, dans le verbe et la psychanalyse, les plus intellectuelles et les plus privilégiées socialement — sans relation avec ce que vivaient les femmes dans les entreprises ou la famille. Les rapports de forces et de domination étaient loin d’y être exclus (voir la bataille pour s’approprier le sigle MLF…). L’unanimisme et la « sororité » de rigueur empêchaient confrontation et débat réels — en niant l’existence d’intérêts de classes antagonistes entre femmes.

Diverses tendances ont traversé les mouvements de femmes dans leur quête d’identité et de mise en avant d’autres valeurs. Certaines étaient portées par une volonté de s’affirmer, d’être reconnues en tant qu’individus et pensaient que les revendications concrètes contre les discriminations devaient contribuer à liquider l’image et le statut dominés des femmes. C’est ainsi que la contraception libre et gratuite, le droit à l’avortement remboursé par la Sécurité sociale ou au travail étaient considérés comme un combat pour l’égalité et l’indépendance.

D’autres, sans doute plus minoritaires, mais dont tes moyens d’expression n’étaient pas négligeables, exaltaient une idéologie de la féminitude (valeurs et comportements féminins) sans toucher aux rapports hiérarchiques, consacraient le rôle de la mère détentrice naturelle des enfants, réclamaient un salaire ménager… enfermant paradoxalement les femmes dans leurs rôle et condition traditionnels.

Les mouvements de femmes dans les années 70, en France comme ailleurs, ont été porteurs d’une dynamique antihiérarchique qui a laissé des traces très profondes, par les comportements qu’ils ont induits (plus grande autonomie des femmes) et par la remise en cause des rôles qu’ils ont entraînée (atténuation de la division sexuelle des tâches, meilleure répartition du travail ménager, responsabilité davantage partagée dans l’éducation des enfants). Mais toutes les pratiques ne sont pas allées vers une véritable autonomisation, ni d’une contestation du pouvoir. Et lorsqu’il y a eu reflux des mouvements, priorité a été donnée à une intégration des femmes dans le système actuel (revendication égalitaire et promotionnelle) — demande dont on ne peut, bien sûr, pas faire l’économie, mais qui ne peut aboutir si on ne conteste pas, par ailleurs, les rouages du système patriarcal et capitaliste; et demande prédominante qui est passée par des contenus et des formes d’action et d’organisation reflets de la domination. Ainsi y a-t-il eu pression, puis appui sur les institutions ; recours aux lois, à l’ordre médical, ou aux tribunaux contre le viol (critiquable lorsqu’il n’est plus un moyen, un relais médiatique utile aux mouvements, mais devient une véritable stratégie institutionnelle qui se renforce au moment où le rapport de forces, lui, s’amenuise). De cette sollicitation, les institutions sont sorties fortifiées, au détriment de luttes et d’espaces qui, eux, visaient à se réapproprier du pouvoir sur son corps et sur sa vie : occuper la rue, la nuit, contre l’individualisme et la peur; s’auto-organiser pour répondre à des besoins concrets en échappant l’institutionnalisation médicale ou étatique; pratiquer des avortements soi-même, comme le MLAC… Ce recours au légalisme, et donc à l’Etat qui légifère, a permis à quelques féministes, faute de reprendre du pouvoir sur leur vie, d’en acquérir dans les institutions, lorsque les mouvements ont décliné (secrétariat d’Etat à la Condition féminine, etc.).

 

Aujourd’hui

Un certain nombre de revendications ont été récupérées (au moins sous forme de slogan) par le système. On a vu apparaître dans la pub les « nouveaux pères », qui savent cuisiner ou faire la vaisselle grâce à quelque produit miracle… Est-ce à dire que les choses ont radicalement changé? En fait, l’homme reste le maître, dominateur et supérieur par son intelligence et son astuce même lorsqu’il investit la cuisine, puisque c’est lui qui explique alors à la femme comment cuisiner ou faire la vaisselle.

Les tentatives de détruire la famille ou de lui substituer des regroupements plus collectifs tels que les communautés ont échoué. Face à la destructuration, au chômage et à l’appauvrissement qui caractérisent l’époque, la famille reste la valeur-refuge (voir les enquêtes auprès des jeunes). Mais elle s’est remodelée : si les femmes y jouent toujours un rôle primordial, elles acceptent moins que les tâches ménagères soient sous-valorisées et incombent à elles seules, et sont plus capables de s’insoumettre à la domination patriarcale et de défendre leur marge d’autonomie (la reconnaissance du congé parental sur le plan légal illustre cette évolution, même si les hommes exercent encore assez peu ce droit). Le mariage a perdu beaucoup de son prestige; le concubinage s’accroît (quoiqu’on se marie encore souvent avec la venue d’un enfant); les couples durent moins ; les divorces augmentent; le statut de parent unique se développe; des hommes cherchent à faire reconnaître leur droit à la garde des enfants (en France, les propositions de loi discutées à l’Assemblée nationale reviennent quelque peu sur les dispositions juridiques qui, suite au mouvement des femmes, les avantageaient plutôt dans ce domaine)… Dans le même temps, les jeunes, qui ont du mal à s’autonomiser financièrement, ont tendance a rester plus longtemps chez leurs parents (ceux-ci finançant études ou stages susceptibles de les sauver d’un chômage quasi inéluctable)…

Comme il y a encore du pain sur la planche en matière d’émancipation individuelle (l’« individu», n’en déplaise à la grammaire, pouvant être aussi bien du masculin que du féminin), il nous a paru intéressant — et pas vraiment superflu! — de faire dans NR 6 le point sur les relations entre les sexes. Bilan et perspectives, en quelque sorte, de ce qui existe en fonction des idées développées et des actions menées au cours de ces dernières années. Où en sont le couple, la famille, l’enfant face à l’école et aux parents? Comment se placent les femmes au travail ou dans leurs études? Quelle leçon tirent-elles du féminisme? Comment s’impliquent-elles dans une lutte antiraciste ou de libération nationale?…

Pas superflu, ce tour d’horizon, parce que, en cette période de régression sociale (cf. « La contre-révolution idéologique… », dossier NR 3-4), les idées les plus réactionnaires reviennent en force (via le SIDA, par exemple, qui entrave une liberté des corps facilitée depuis quelques années par le recours à la contraception) sans trouver pour les combattre une opposition aussi radicale qu’auparavant, nombreux étant les paumé(e)s des petits matins qui déchantent. Le féminisme des pays occidentaux a une part de responsabilité dans cette situation. Comme toute idéologie, il a été porteur de dérapages et de perversions; s’il a joué un rôle de reconnaissance et d’identification, il a pratiqué simplifications abusives, étiquetages réducteurs, sectarismes… et certains de ses excès (en particulier la vision manichéenne qui apparentait le mâle au mal et visait à culpabiliser tout homme pour mieux le clouer au pilori) ont provoqué un phénomène de rejet très fort à son encontre. Le cri des femmes a sans doute aussi résonné trop fort aux oreilles des hommes pour que son contenu puisse leur être audible dans toutes ses nuances, eux qui déjà n’avaient pas tellement envie de l’entendre (qui désire voir contester les bases mêmes sur lesquelles se forge sa personnalité, les certitudes qui donnent force et assurance?).

Mais les mouvements de femmes ont évidemment eu un impact très positif. Ils ont montré que l’oppression ne se limitait pas au terrain de la production, ni de la société capitaliste, et existait dans l’organisation sociale patriarcale où les femmes subissent une exploitation spécifique; que celles-ci ont donc des intérêts propres à défendre au sein des mouvements mixtes. Que la politique c’est aussi le quotidien; que rapports de forces locaux et centraux sont liés; que les relations entre personnes et entre sexes, la sexualité, l’inconscient sont des dimensions à introduire dans le champ politique. Que l’humour, la dérision, la fête peuvent mettre à mal valeurs et stéréotypes. Que les problèmes concrets comme les expérimentations de formes de vie communautaires découverts au cours des luttes doivent être pris en considération; que l’intervention politique peut se traduire par la réalisation, même partielle, de besoins. Que dans un mouvement plus général servant de référence et de moyen d’identification, les individus modifient leur comportement, et par là même le contenu des luttes…

 

Demain

Les mouvements de femmes proprement dits n’existent plus aujourd’hui; les autres mouvements sociaux se sont affaiblis, reléguant au second plan les problèmes liés à l’oppression spécifique féminine. Dans ce contexte, les conditions d’une régression des acquis semblent réunies — comme le montrent les discours et les images sur les femmes; ou, sur le terrain social, la réduction des espaces qu’elles occupaient, la discrimination à laquelle elles demeurent en butte; la division et la hiérarchisation accrues des tâches auxquelles elles sont confrontées. Alors, dépasser exagération et caricature, trouver le moyen de rendre audible le message des femmes en le reformulant ensemble, tel est l’objectif que nous nous efforçons d’amorcer par ce modeste dossier.

 

Vanina

 

(1) L’Organisation communiste libertaire a récemment publié un texte sur « Féminisme et mouvement des femmes » (Etat des lieux… et la politique, bordel!, Acratie, déc.1986). Comme je n’ai pas de désaccord fondamental avec, je m’en suis inspirée ici — en parfaite fainéante et non maso — ne voyant pas la nécessité d’en rédiger un second totalement différent à seule fin de me démarquer du premier…

Article paru dans Noir et rouge, n° 6, septembre-octobre 1987.

 

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