Le développement du salariat par le biais du capitalisme a détruit peu à peu les liens collectifs qui unissaient les êtres. En individualisant, non sous le signe de la liberté mais sous celui de l’être-objet quantifiable, chaque producteur-consommateur, le capitalisme coupe précisément l’individu de ce qui fait sa force, sa puissance : la relation aux autres.
Toute communauté humaine est désagrégée, le lieu de travail, le lieu d’habitation ne renvoient plus la personne à des lieux de vie où elle peut exprimer sa singularité, son appartenance à une communauté, manifester naturellement sa solidarité et agir, dans le sens plein du terme. Le travail n’est plus que le cercle vicieux du « perdre sa vie à la gagner »; le lieu d’habitation un refuge contre les agressions extérieures, refuge toujours plus cadenassé. Comme dérivatifs au besoin d’agir, au besoin de rencontre, la vie associative ou les loisirs découpent à nouveau les vies en morceaux. La perte d’unité…
Il ne s’agit pas de regretter les anciennes communautés humaines : la famille étouffante, la collectivité villageoise prompte à juger tout écart à la normalité, la puanteur religieuse rassemblant les humains en un troupeau craintif… Mais bien plutôt de saisir le paradoxe du capitalisme qui, en nous libérant des liens collectifs obligatoires du passé, nous laisse une liberté sans emploi. « Tout est permis, rien n’est possible… »
La société ne s’est pas remodelée autour de nos désirs de vivre, elle s’est morcelée en autant de mouroirs pour vieillards précoces. C’est dans ce cadre-là qu’il nous faut recritiquer le couple. Recritiquer, car la critique d’il y a seulement une dizaine d’années ou une vingtaine d’années n’est déjà plus adéquate.
En effet, la vague contestataire de l’avant et l’aprës-68 voyait dans le couple soit la famille réduite à sa plus petite dimension (la famille mononucléaire) — et elle le critiquait comme famille (la famille étant toujours haïssable, modèle dominant assurant la reproduction de l’autorité sociale); soit l’enfermement à deux (avec le thème symbole de la liberté sexuelle).
Le problème est que l’évolution du capitalisme a toujours une longueur d’avance sur les révolutionnaires d’amphis (et, soyons justes, sur les autres aussi). La tendance qui s’affirme et se concrétise de plus en plus est bien la disparition du couple comme cellule familiale et le refus d’intégration du couple comme enfermement, la précarité du couple comme réponse à un enfermement refusé (souvent de manière inconsciente).
L’accession des femmes au travail salarié comme les systèmes d’allocations étatiques brisent les rapports de forces qui forgeaient le couple-famille mononucléaire. Ainsi, dans les secteurs les plus avancés du capitalisme, assiste-t-on à l’émergence d’un nombre toujours plus grand de femmes seules avec enfants et, dans une plus petite proportion, d’hommes dans cette situation. Le capitalisme n’a plus besoin du couple uni pour la vie, ou du moins jusqu’au terme de l’éducation des enfants… La critique du couple comme institution va, toujours plus, tomber à plat.
Le couple débarrassé du rôle familial, il lui resterait sa nature d’enfermement… Sur le thème sexuel, l’évolution moderne se caractérise par l’émergence au grand jour d’une liberté destinée à contourner le diktat de la fidélité sexuelle. Ce qui se faisait plutôt clandestinement avant se fait aujourd’hui plus ouvertement, non sans retour de morale possible, SIDA oblige! Plus sérieusement, ce sont les «bricolages» dont fait les frais le couple qui nous paraissent significatifs. L’individu vit une suite de couples ou se maintient dans un couple en vivant une suite d’expériences amoureuses parallèles. Le couple «éclaté» (les partenaires habitant dans des lieux distincts) est une autre «solution». Bref, contre l’enfermement à deux, les amours humaines ne semblent pas pouvoir accéder à une autre dimension que celle du morcelage dominant. De la perte d’unité à l’impossibilité d’unité : la vie amoureuse, à l’instar de la vie sociale, est un amoncellement de cases séparées. La critique du couple comme enfermement tombe ainsi, elle aussi, toujours plus à plat. Le problème n’est plus tant que le couple soit un enfermement, mais bien que la liberté possible et désirée soit sans emploi.
Le terrain est ainsi dégagé par l’évolution du capitalisme même. « Le roi est nu » et le maintien du couple, fût-ce au rabais, dans une société dont l’intérêt manifeste est la destruction de toul lien direct entre individus montre le rôle de chien de garde du couple dans un domaine à hauts risques pour la cohérence d’une société : l’amour.
LE COUPLE CHIEN DE GARDE DU SYSTÈME
la rencontre amoureuse entre êtres libres n’est certes pas à l’ordre du jour, elle le fut encore moins dans le passé.
Appartenant à un clan, à une tribu, l’homme ou la femme ne pouvaient élire partenaire que suivant l’intérêt de la tribu, du clan. La nécessité d’entretenir un tissu relationnel cohérent avec les communautés voisines s’appuyait sur un réseau de parenté méticuleusement organisé (avec pour règle fondamentale la prohibition de l’inceste au sens large). C’est le lien de parenté qui structure l’ensemble des tribus ou clans et par là donne la règle du mariage. Le couple «primitif» n’est évidemment que très peu comparable à ce que nous connaissons du couple classique contemporain. Mais il nous suffît de retenir qu’en ce qui concerne la vie commune de deux êtres (eux-mêmes s’intégrant entièrement dans une communauté humaine plus large) ce sont les nécessités du maintien des liens de parenté qui imposent leur loi.
Avec l’individualisation de la propriété et son appropriation par une minorité, avec l’établissement des religions monothéistes qui va de pair, le mariage devient affaire d’alliance matérielle, de fric pour les plus riches, tandis qu’il se ramène à la nécessité de survie économique pour le peuple. D’un côté il s’agit d’arranger les mariages au plus grand profit des familles en cause; de l’autre, chez ceux qui ne possèdent à proprement parler rien, le mariage légitimise la procréation (avec la bénédiction des Eglises), la progéniture étant le garant de la survie des parents. Le couple a pour rôle de régir la circulation du pouvoir, de la propriété, de l’argent, par le contrôle d’une force qui ne reconnaît aucun de ces principes : l’amour.
L’axe principal du contrôle des attirances amoureuses durant ces périodes reste la famille. De la cohérence de la famille-tribu dépendait la survie de celle-ci comme communauté, de la cohérence de la famille réduite dépend sa survie comme unité de production de base dans une société de concurrence entre propriétaires ou forces de travail.
Les premières étapes du capitalisme nécessitent le maintien du couple-famille. Dans la sphère des possédants, les mariages règlent toujours mieux que des contrats simples les alliances industrielles et financières. Vis-à-vis du prolétariat, le couple-famille représente le garant de la tranquillité pour les classes dirigeantes, le prolétaire reste peu ou prou celui qui ramène l’argent au ménage. Du salaire, et donc de la soumission du prolétaire, dépend la survie du ménage. La famille reste la valeur sacrée qui scelle le consensus social.
Mais, on l’a vu, le développement du capitalisme, vecteur du nihilisme à grande échelle, détruit naturellement le référent famille. Dans le domaine affectif, l’attirance des êtres n’est plus sous la domination directe des intérêts économiques, elle n’en demeure pas moins dépendante de l’état de la société. Ou plus exactement c’est moins de l’attirance elle-même qu’il faut parler que de son maintien dans le temps, de l’enrichissement individuel dont elle est la promesse.
Parce que, sous la domination du capitalisme, le seul moyen de rencontrer quelqu’un, de pouvoir agir avec lui, d’entrer dans une relation forte et riche, est la rencontre amoureuse. Parce que cette rencontre amoureuse, pour se maintenir dans le temps, se transformer en projet, ne trouve que le couple. Et parce qu’enfin le couple, en privilégiant une relation, reproduit lui-même l’exclusion des autres dont il est né. Nous avons là les termes du cercle vicieux dans lequel s’enferme le couple moderne.
Pendant de longs siècles, le couple n’a été fondamentalement que le support de contrats à hautes charges symboliques entre communautés humaines. Les temps modernes, temps de la destruction des collectivités humaines, ont restreint le contrat à l’échelle de deux personnes. La liberté gagnée n’est qu’apparente, le capitalisme en appauvrissant le terrain des relations humaines autour de chaque individu donne à la liberté qu’il a rendue possible le goût amer de l’échec.
POUR UNE NOUVELLE APPROCHE DU COUPLE
Le rôle du couple comme chien de garde des sociétés autoritaires est actuellement de gérer cette misère des rapports humains en concentrant en son sein le désir de communication, de relation, frustré dans le champ social. Le couple comme moindre mal…
Le rôle de la structure couple, dans la situation faite aux relations interhumaines dans des sociétés données, est une chose; apprécier la structure couple en dehors du rôle qu’elle est amenée à jouer en est une autre.
Débarrassé des contraintes sociales et de la «surcharge» affective dont il est l’objet, le couple se présente comme l’association de deux individus. Association dont le point de départ est une attirance amoureuse. Ce qu’on appelle attirance amoureuse est déjà difficile à définir. La palette des sentiments qui rentrent en ligne de compte est large, l’attrait sexuel et la structure caractérielle du partenaire semblent être les éléments principaux qui rentrent en jeu, formant un équilibre particulier à chaque couple. La durée de vie du couple dépend de cet équilibre, que l’on pourrait appeler « attrait global », et du maintien de son intensité (1).
L’attrait sexuel peut former le couple d’une nuit ou d’une semaine de par l’intimité sexuelle; l’attirance des caractères peut former une amitié. Le couple, comme projet dans le temps, mêle les deux.
Et, bien évidemment, chaque individu peut être attiré par une foule d’autres personnes présentant d’autres facettes de cet attrait global et former ainsi des couples distincts et complémentaires. Les «bricolages» modernes du couple, dont il a été question plus haut, n’ont pour autre origine que ces désirs multiples qui n’arrivent pas à s’harmoniser dans le cours d’une vie et donnent lieu au morcelage affectif (succession de couples, liaisons amoureuses parallèles à la vie quotidienne, etc.). Le capitalisme moderne a libéré la liaison amoureuse en rendant caduques les contraintes sociales qui s’efforçaient de contrôler la circulation amoureuse. Mais si la liaison amoureuse implique une relation à deux, elle n’implique pas le couple tel que nous le définissons classiquement, suivant le bon vieux — et faux — principe d’association d’idées : couple-vie commune.
C’est ici que se définit le rôle social mensonger du couple. Alors que la liaison amoureuse fonde son propre rythme et que ce rythme n’est pas obligatoirement celui de la vie commune, le couple comme association de deux personnes vivant en commun n’a l’attirance amoureuse que comme justificatif à un projet qui dépasse cette seule attirance amoureuse. Ce couple-là est la seule forme qui permette des réflexions interhumaines fortes et riches, intégrées dans l’unité de la vie quotidienne, parce qu’ailleurs l’individu est nié dans sa vie sociale, il ne peut accéder qu’à des collectivités au rabais.
Il ne s’agit donc plus de critiquer le couple pour ce qu’il n’est pas, mais bien pour ce qu’il est, pour le rôle qu’il est amené à jouer, la gestion des frustrations du domaine social. Distinguer le couple comme liaison amoureuse et le couple comme vie commune avec quelqu’un.
Il ne nous reste plus qu’à réinventer une vie collective qui nous fait cruellement défaut, réinventer la liberté de nos amours, bref, nous battre avec nos intelligences contre un système global qui brouille les cartes continuellement pour mieux nous diminuer.
Toujours la même histoire ? Voire…
Nestor Parian
(1) Cela dans une vision de l’amour comme amour libéré des aspects névrotiques qui l’accompagnent généralement et qui sont, pour l’auteur, les conséquences de la «surcharge » affective que doit supporter le couple dans une structure sociale aliénante.
Article paru dans Noir et rouge, n° 6, septembre-octobre 1987.