INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Munitionnettes : ouvrières dans les industries de guerre
Categories: Guerre, Histoire

munitionnettes 1914-1918

Les « munitionnettes », ainsi sont-elles dénommées. C’est dans ces secteurs que l’embauche des femmes se fait en priorité. Au début de la guerre, la France produisait au plus 700 obus de gros calibre par jour. Bientôt, l’Armée en demande urgemment 50 000, soit 70 fois plus. En quelques semaines, le socialiste Albert Thomas (1878-1935), sous-secrétaire d’État à l’Artillerie et aux Munitions, persuade les industriels d’agrandir leurs installations et d’accepter toutes les commandes.

Ses circulaires recommandent de respecter le principe « à travail égal salaire égal ». Or, lors d’un Comité du travail féminin, il déclare convenable de déduire du salaire des ouvrières « le coût de revient de toutes les nouvelles modifications à l’outillage, à l’organisation du travail, à la surveillance et, de façon générale, la part des frais supplémentaires entraînés par la substitution de la main-d’œuvre féminine à la main d’œuvre masculine. »

Clotilde Mulon, médecin du travail, décrit  l’usine Citroën, à Paris, de façon dithyrambique : « Tout d’abord celui où se fait l’emboutissage des obus. C’est un énorme hall dans lequel 24 presses sont entourées chacune de démons noirs mâles et femelles qui manient dans la flamme des obus d’acier incandescents. Dans une atmosphère de four, un homme sort du feu la barre rougie, la porte sur un étau où, grâce aux gestes d’une femme, un puissant poinçon s’enfonce comme le ferait le doigt dans de la glaise. Des étincelles jaillissent captées par des écrans. Trois secondes s’écoulent. L’obus tombe, creusé, embouti comme on dit. Un homme le prend dans de longues pinces. Il est prêt pour la trempe. On le place sur un trottoir roulant qui le conduit à un autre atelier. Vingt-quatre équipes font le même mouvement autour de vingt-quatre machines. Des tâches de feu s’allument et circulent dans tout l’immense hall. Vision de guerre. […] Déjà notre groupe arrive dans un autre atelier. […] Quatre mille ouvrières travaillent dans ce phénoménal atelier construit en six semaines sur l’emplacement de trente-huit maisons. Dans le fracas, mais dans l’ordre et la propreté, on fait ici tout l’ogivage, le filetage de pas de vis, le ceinturage etc. […] Ces colossales dimensions, ces travées sans fin, ce bruit, cet ordre, ces chars électriques adroits et rapides montées par des femmes blanches, tout cela accroît l’idée de prodige et de féerie. »

Mais les recherches de l’historienne Laura Lee Downs montre un autre aspect, tel celui  des usines Renault : « […] si la commande d’obus arrivait, les ouvriers, les ouvrières étaient censés rester à l’usine pendant 24 heures voire 36 heures comme ça, jusqu’au moment où la commande était honorée. Il n’était pas rare de travailler pendant 24 heures ou même 36 heures. Une femme rapporte que pendant les services de nuit aux usines Renault, certaines dorment dans les WC. S’il n’y avait pas eu de dimanche, les trois quarts de ces femmes seraient morts. Certaines sont décédées d’ailleurs comme le rapporte le témoignage d’une autre ouvrière sur ses conditions de travail durant la guerre ». 

En fait, les ouvrières sont assignées aux travaux de nettoyage et de manutention, ou à la chaîne pour la soudure et le polissage. Si elles sont sur des machines perfectionnées, le réglage est effectué par un homme et elles sont surveillées par un contremaître (un pour 10 ouvrières).Il sera exceptionnel de donner à une femme les connaissances techniques qui lui manquent. On ne relève que quelques cas dans lesquels des ouvrières vont devenir qualifiées. Encore ont-elles subi une sélection draconienne et reçu une formation accélérée. Contrairement à une idée reçue, la Grande Guerre n’a pas donné à la main d’œuvre féminine un relèvement de sa qualification.

Marcelle Capy, journaliste libertaire, travaille incognito dans une usine d’armement. Elle livre son témoignage dans la Voix des femmes, à la fin de l’année 1917 : « L’ouvrière, toujours debout, saisit l’obus, le porte sur l’appareil dont elle soulève la partie supérieure. L’engin en place, elle abaisse cette partie, vérifie les dimensions (c’est le but de l’opération), relève la cloche, prend l’obus et le dépose à gauche.

Chaque obus pèse sept kilos. En temps de production normale, 2 500 obus passent en 11 heures entre ses mains. Comme elle doit soulever deux fois chaque engin, elle soupèse en un jour 35 000 kg.

 Au bout de3/4 d’heure, je me suis avouée vaincue.

 J’ai vu ma compagne toute frêle, toute gentille dans son grand tablier noir, poursuivre sa besogne. Elle est à la cloche depuis un an. 900 000 obus sont passés entre ses doigts. Elle a donc soulevé un fardeau de 7 millions de kilos.

Arrivée fraîche et forte à l’usine, elle a perdu ses belles couleurs et n’est plus qu’une mince fillette épuisée. Je la regarde avec stupeur et ces mots résonnent dans la tête : 35 000 kg. »

Les munitionnettes sont plus de 430 000 à la fin de la guerre. Le maréchal Joffre dit : « Si les femmes, qui travaillent dans les usines, s’arrêtaient vingt minutes, les Alliés perdraient la guerre. »

 

Les archives de la Meuse révèlent un échange de correspondances entre un soldat et sa femme dans son village de Bazincourt-sur-Saulx. L’épouse, en date du 27 février 1916, décrit son travail : « Mon rôle de munitionnette ne me convient pas beaucoup, c’est épuisant de rester debout toute la journée (10 à 13 heures), surtout que parfois je travaille la nuit mais au moins, il me permet de subvenir à mes besoins en attendant ton retour. C’est effrayant à l’usine, la peau de certaines de mes camarades devient jaune à cause de l’acide ! » Son mari lui répond le 1er avril 1916 ; il lui retrace les conditions inhumaines dans lesquelles il survit dans les tranchées et termine sa lettre ainsi : « J’ai bien reçu ton colis, je te remercie du fond du cœur. J’espère que ce n’est pas trop dur pour toi ce métier de munitionnette. Un de mes camarades m’a dit que les femmes dans les usines se font coupées les cheveux. As-tu déjà les cheveux courts ? Je n’espère pas. […] »

 

Au début de l’année 1917, des grèves vont éclater dans les industries de guerre.

Extraits tirés du livre de Roger Colombier, Le travail des femmes autrefois, éditions l’Harmattan.

SOURCE : http://le-blog-de-roger-colombier.over-blog.com

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