INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Sur les ouvrières chinoises de Mattel
Categories: Monde : Asie

Barbie ouvrière

Où sont passés les salaires des ouvrières chinoises de Mattel ?

L’industrie internationale du jouet, ou l’exploitation en toute impunité ? Cela fait quinze ans que le groupe américain Mattel, leader mondial du secteur, a mis en place son « code de conduite », mais dans les usines de ses fournisseurs chinois, les conditions de travail ne se sont jamais améliorées. Au contraire, Mattel accroît encore la pression sur les coûts de production, avec pour conséquence aujourd’hui que les ouvriers et ouvrières se voient subtiliser, littéralement, une partie de leurs salaires.

Dans les usines chinoises qui fabriquent des poupées Barbie ou des jouets Fisher Price pour le compte du groupe américain Mattel, « l’exploitation des ouvriers et des ouvrières continue », accusent les ONG China Labor Watch et Peuples Solidaires/Action Aid dans un rapport publié en octobre 2013. Pas moins de 152 poupées Barbie sont vendues chaque minute dans le monde, mais les ouvrières qui les fabriquent ne touchent qu’une proportion ridicule des revenus ainsi amassés par Mattel. Les salaires qui leur sont versés représentent seulement, en moyenne, 0,8% du prix d’achat d’une poupée, soit 0,12 euro pour une poupée à 15 euros [1]. Et la tendance est même à l’aggravation. En effet, Mattel maintient la pression pour réduire ses coûts de production en Chine. Résultat aujourd’hui ? Les directeurs des usines sous-traitantes recourent à divers artifices illégaux pour escamoter une partie du salaire de leurs ouvriers et ouvrières.

Pour produire ce rapport, des membres de China Labor Watch se sont infiltrés dans six usines chinoises fournissant Mattel, se faisant passer pour des ouvriers, entre avril et septembre 2013, période qui correspond au pic de production de Noël. Des usines qui fournissent également d’autres groupes occidentaux comme Disney, Tomy, Hasbro, McDonalds et Target. Pour corroborer leurs observations, les enquêteurs ont également questionné plusieurs centaines d’ouvriers et d’ouvrières, sur les 20 000 au total qu’abritent ces six usines. Cela fait plusieurs années que les ONG de soutien aux ouvriers chinois observent ainsi les conditions de travail dans la chaîne d’approvisionnement de Mattel.

Comme les années précédentes, les enquêteurs de China Labor Watch ont constaté une multitude de violations des droits des travailleurs, depuis l’établissement des contrats de travail jusqu’aux conditions d’hébergement. Les heures supplémentaires obligatoires y sont de règle, et la représentation syndicale inexistante. Fait nouveau cette année : le rapport établit qu’en un an seulement, les dirigeants des six usines concernées ont extorqué à leurs ouvriers entre 6 et 8 millions d’euros de salaires au moyen de divers subterfuges : tricherie sur les horaires, non paiement de cotisations et d’heures supplémentaires… Quand on sait que Mattel se fournit dans plusieurs dizaines d’usines différentes en Chine, on imagine l’ampleur des sommes en jeu si (comme on peut le craindre) de telles pratiques sont généralisées.

Pour dénoncer l’exploitation des ouvriers de Mattel, Peuples Solidaires /ActionAid et ses partenaires ont lancé un « Appel urgent », ainsi qu’une pétition en ligne, « Libérons Barbie ouvrière », qui a déjà recueilli plus de 60 000 signatures. Une action de rue est prévue le mardi 10 décembre à Paris, à l’occasion de la Journée mondiale des droits de l’homme [2]. D’autres initiatives auront lieu en région.

Pour les ONG mobilisées, il y a un lien direct entre ces violations et les pratiques commerciales de Mattel : « Ce n’est qu’en recourant à des pratiques frauduleuses que les fournisseurs peuvent accepter les bas prix que leur impose Mattel. » L’entreprise américaine aurait d’ailleurs, selon eux, « pleinement connaissance » de ces problèmes. Mais elle continue à imposer des prix toujours plus bas et des délais toujours plus courts à ses fournisseurs chinois. Et ce alors même que les coûts de production ne cessent d’augmenter, du fait des nouvelles exigences de qualité, de la hausse du cours des matières premières et de l’augmentation progressive des salaires chinois [3]. Les ouvriers eux-mêmes ne restent pas passifs, puisqu’une grève a eu lieu en août 2013 dans l’une des usines visitées, pour exiger le paiement des cotisations retraite.

Des ouvriers qui paient le prix d’un modèle commercial à bout de souffle ?

Les précédentes enquêtes réalisées par les ONG avaient déjà constaté de nombreuses atteintes aux droits des travailleurs, y compris dans des usines opérées directement par Mattel, comme celle de Foshan, visitée en 2012 (lire Poupée Barbie : des conditions de production indignes). Contrats de travail minimaux ou inexistants, exposition à des produits toxiques, heures supplémentaires illégales et/ou non payées, absence de représentation des travailleurs, entassement des ouvriers et ouvrières dans des dortoirs de misère… on retrouve dans ces usines la litanie habituelle de problèmes qui font le quotidien de la majorité des ouvriers chinois. En juin 2011, Nianzhen Hu, ouvrière dans l’une des usines approvisionnant Mattel, s’était suicidée – quelques mois à peine après que les suicides des travailleurs de Foxconn eurent fait la une de la presse internationale. L’enquête sur Mattel publiée cette année là par China Labor Watch évoquait même des cas de travail des enfants.

Et ainsi de suite, quand on remonte le temps, jusqu’aux années 1990. Pourtant, dès 1997, Mattel avait mis en place un « code de conduite » à destination de ses fournisseurs, les « Principes mondiaux de fabrication » (Global Manufacturing Principles), promettant que les heures supplémentaires resteraient dans la limite légale, qu’elles seraient payées au tarif officiel, ou encore que la santé des travailleurs ne serait pas mise en danger. De beaux discours auxquels il ne semble jamais avoir été donné suite. La pratique habituelle du groupe est toujours restée de mettre ses fournisseurs en concurrence pour obtenir des conditions toujours plus avantageuses, et d’imposer des délais de production très courts, qui ont pour résultat de faire exploser les heures supplémentaires des ouvriers.

En 2012, Mattel était leader mondial de l’industrie du jouet avec 6,4 milliards de dollars de chiffres d’affaires et 777 millions de bénéfices, devant sa compatriote américaine Hasbro et le danois Lego. La firme californienne commercialise notamment les marques Barbie, Fisher Price et Hot Wheels, à quoi s’ajoutent une multitude de jouets sous licence (Disney, Simpsons, Harry Potter, Looney Tunes, etc.) et des jeux de société comme le Scrabble. Le modèle commercial des grands groupes américains du jouet comme Mattel et Hasbro semble toutefois sur le déclin, avec des ventes en baisse pour les marques historiques comme Barbie [4]. Mais, évidemment, à l’heure de la financiarisation des entreprises, il n’est pas question de rogner sur les dividendes ou la rémunération des dirigeants. Résultat, la pression s’accroît sur la « compétitivité » des fournisseurs et de leurs coûts de production – alors même que le patron de Mattel gagne déjà 3000 fois plus que l’ouvrier chinois moyen (8,8 millions contre 3000 euros par an).

L’industrie du jouet, au même titre que le textile et l’électronique, avait été l’une des premières à internationaliser sa chaîne de production et à délocaliser ses usines dans les pays à bas salaires : principalement la Chine, mais aussi la Thaïlande ou l’Indonésie. Selon Peuples Solidaires, 80% des jouets vendus dans le monde sont désormais fabriqués en Chine. Dans ce pays, le secteur emploie plusieurs millions de personnes, principalement des jeunes femmes. Mattel et Hasbro avaient été les pionnières et les grandes gagnantes de cette internationalisation. Selon un rapport publié en 2007 par l’ONG américaine Public Citizen, si en 1970, 86% des jouets achetés aux États-Unis étaient produits localement, la proportion s’était exactement inversée en 2007, et les bénéfices des entreprises du jouet avaient grimpé en parallèle, passant de 58 à 930 millions de dollars. En plus d’avoir implanté en Chine quatre de ses neuf usines de production [5], Mattel y compte aussi l’essentiel de ses fournisseurs. « La raison pour laquelle nous ciblons particulièrement Mattel, c’est qu’il s’agit du numéro un de son secteur, et que nous pensons que cette multinationale a le pouvoir – et la responsabilité – de faire changer les choses, non seulement dans sa propre chaîne d’approvisionnement, mais également dans le secteur du jouet en général », déclare Fanny Gallois de Peuples Solidaires.

L’Union européenne importe elle aussi désormais chaque année pour 5,5 milliards de jouets, là encore principalement de Chine. Une offre à bas prix qui s’accompagne aussi de risques sanitaires et environnementaux aux deux bouts de la chaîne. Toujours selon Peuples Solidaires, pas moins de 100 000 ouvriers et ouvrières chinois meurent chaque année du fait de problème de sécurité au travail ou d’exposition à des produits toxiques. Dans l’usine Mattel de Foshan, visitée par China Labor Watch, « les ouvrières et ouvriers de l’atelier vinyle (plastique), exposés à la pollution sonore et aux émanations toxiques, devraient théoriquement être obligés à porter des gants, des bouchons d’oreille et des lunettes protectrices. Mais ces équipements ne leur sont fournis que les jours où il y a une inspection. ». Et les réglementations officielles sur la formation des ouvrières à la sécurité ne sont appliquées nulle part. En fin de parcours, du fait de la présence de ces mêmes produits toxiques, 16% des jouets importés en Europe sont déclarés non conformes. Et Public Citizen dénombrait, en 2007, 120 rappels de produits aux États-Unis.

Des codes de conduite totalement inutiles ?

En conséquence, le secteur du jouet avait aussi été l’un des premiers à mettre en place des codes de conduite et autres initiatives censées garantir des conditions de production décentes dans les chaînes d’approvisionnement. Mattel avait lancé son code de conduite en 1997. Mais dès l’année suivante, China Labor Watch s’était penché sur les pratiques sociales de l’un des fournisseurs de Mattel, Merton Plastics and Electronics Factory, et avait constaté de nombreuses violations flagrantes de ses dispositions. Des enquêteurs sont retournés à Merton en 2008, puis à nouveau en 2013, pour le dernier rapport en date : aucun progrès ou presque. Après quinze années, Merton n’applique toujours pas le code de conduite de Mattel.

En 2008, Sethi International Center for Corporate Accountability (SICCA), l’ONG chargée par Mattel de réaliser des audits sociaux dans les usines de ses fournisseurs pour vérifier l’application du code de conduite, concluait : « Il est évident que les actions de Mattel à la suite de nos précédents audits n’ont pas été efficaces (…) nous avons l’impression qu’aucune de nos recommandations d’actions correctives ne sera à même d’entraîner des changements significatifs tant que Mattel ne s’engagera pas pour que l’usine applique ces recommandations. » L’année suivante, Mattel mettait fin à son partenariat avec SICCA.

Pourtant, aujourd’hui encore, Mattel continue à se présenter en modèle de responsabilité sociale : « Nous nous engageons à créer des jouets innovants, de haute qualité et sûrs, de façon responsable et éthique. », clame ainsi son Rapport de « citoyenneté globale » 2012. Des prétentions qui s’appuient entre autres sur sa participation à l’ICTI Care Process (ICP), mécanisme de certification sociale de l’industrie du jouet. Selon ONG et syndicats, l’ICP présente toutes les tares habituelles des initiatives de ce genre : verrouillage par les grandes entreprises, absence de représentation syndicale ou de contre-expertise, caractère totalement non contraignant…

Contrairement à ce qui s’est passé dans le textile ou l’électronique, où des campagnes de mobilisation médiatique ont réussi à faire bouger les grandes marques comme Apple ou H&M (même si les intentions affichées ne se traduisent pas forcément en pratique), le secteur du jouet reste relativement imperméable à ces dénonciations à répétition. « Foxconn, l’un des fournisseurs majeurs du secteur [électronique], rémunère une ouvrière ou un ouvrier qui fait 70 heures supplémentaires par mois 3700 yuans (446 euros) et il bénéficie de toutes les assurances sociales requises par la loi. A Taiqiang Plastic Products, l’une des usines investiguées dans le présent rapport, les ouvrières et les ouvriers ne perçoivent que 3200 yuans (386 euros) pour 130 heures supplémentaires dans le mois. Et ils ne bénéficient d’aucune couverture retraite. »

Comme les années précédentes, Mattel se contente aujourd’hui d’annoncer par voie de presse une enquête sur les faits allégués, ajoutant qu’elle « se réserve le droit de mettre fin à des contrats avec des usines qui violent la loi ». Depuis cette annonce, plus de nouvelles. Même lorsque des enquêtes commandées par l’entreprise ont confirmé les atteintes aux droits des travailleurs, « [Mattel] n’a pris que peu de mesures correctives significatives, et, avec le temps, la transparence sur ces audits s’est dégradée. », note le rapport. En 2012, l’entreprise avait nié la réalité des atteintes aux droits des travailleurs constatées dans ses usines, « à de rares exceptions près ».

Les ONG craignent surtout que Mattel se contente de cesser unilatéralement toute relation commerciale avec les usines incriminées, au détriment en dernière instance des travailleurs, au lieu d’accompagner leurs fournisseurs dans l’amélioration de leurs conditions de travail. Dans le secteur du jouet et des autres produits à destination des enfants, le risque « réputationnel » est en effet un enjeu de taille. Lorsque le nom de Disney a été prononcé en lien avec les accidents survenus récemment dans les usines textiles du Bangladesh, la firme américaine a immédiatement décidé de cesser tout approvisionnement dans le pays, s’attirant les foudres des défenseurs des droits des travailleurs.

L’absence de progrès social pour les ouvriers fournisseurs de Mattel depuis quinze ans contraste avec le succès apparent de la campagne lancée par Greenpeace en 2011 contre la firme américaine, qu’elle accusait de contribuer à la déforestation en Indonésie. Comme d’autres entreprises du secteur (Disney, Hasbro, Lego), Mattel utilisait en effet pour ses emballages les services d’Asian Pulp and Paper (APP), firme sino-indonésienne impliquée dans la destruction des forêts locales, et en particulier de l’habitat des tigres de Sumatra. L’ONG environnementaliste avait utilisé avec efficacité les réseaux sociaux, en diffusant par exemple une vidéo de Ken annonçant qu’il quittait Barbie parce qu’elle participait à la disparition des tigres… Mattel avait cédé à la pression, en demandant à tous ses fournisseurs de ne plus s’approvisionner auprès « d’entreprises connues pour participer à la déforestation » et en promettant que 85% de ses emballages proviendraient de sources certifiées ou recyclées à l’horizon 2015. Mais lorsque l’on voit ce qu’il est advenu de telles instructions en matière de conditions de travail, il vaut peut-être la peine de retourner y voir.

Olivier Petitjean

[1] La rémunération des actionnaires, la vente, la distribution et le marketing représentent à eux seuls 12 euros, le reste correspondant aux matières premières, aux droits de douane, à la rémunération des cadres chinois et au transport en Chine même. Source (comme pour la plupart des chiffres cités dans cet article) : Dossier de presse Peuples Solidaires.

[2] Le rendez-vous est fixé au métro Richelieu-Drouot à l’angle du bd Haussmann et du bd des Italiens.

[4] En revanche, la profitabilité et la capitalisation boursière de Lego déjà sont supérieures à celles de Mattel, et le groupe danois pourrait dès 2013 lui ravir sa place de numéro un mondial. On notera que Lego, après une tentative malheureuse de sous-traiter sa production à Flextronics (firme spécialisée dans la sous-traitance pour l’industrie électronique), a choisi au bout de deux ans de réinternaliser sa production. Les usines de Lego sont localisées en Europe (Hongrie, Danemark, République tchèque) et au Mexique.

[5] Les autres sont au Mexique (deux usines), en Thaïlande, en Malaisie et en Indonésie.

SOURCE : www.multinationales.org

 

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