INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Québec : les femmes changent la lutte ?

Printemps érable

Les femmes changent la lutte

Les femmes sont prêtes

En plus d’avoir remis en question le modèle de société que nous désirons pour maintenant et pour l’avenir, la grève étudiante de 2012 et le mouvement social qui lui a emboité le pas a aussi soulevé des interrogations quant aux moyens utilisés pour ce soulèvement, et à la manière de mettre en œuvre ces moyens. Les nombreuses observations concernant les différences de traitement des participant.e.s selon leur classes de sexe ont marqué cette grève tout autant que la longueur de celle-ci.  Et comme le dit Manon Massé dans les pages du livre, « Les femmes se sentaient légitimes d’être porte-paroles de leur mouvement, d’appeler à des actions. » Sans doute parce que les femmes avaient déblayé le terrain en faisant de l’éducation populaire durant près d’un an avant le déclenchement du conflit. Elles connaissaient le dossier.

Traitement différencié

Si le militant moyen a bien du chemin à faire quand vient le temps de partager les valeurs féministes, que dire des commentateurs moyens. Un phénomène qui a tout à voir avec le traitement médiatique de la grève a amené ces derniers, et la population québécoise à leur suite, à voir en Martine Desjardins et Jeanne Reynolds des femmes d’exception, confinant les militantes de terrain à un rôle marginal de l’espace public… officiel. Mais comme le démontre les témoignages et analyses contenus dans Les femmes changent la lutte, les femmes ont plutôt intégré et modelé les espaces militants tout en se gardant des lieux non-mixtes pour discuter en sécurité des implications de la grève sur le futur, mais aussi des nombreux incidents sexistes ayant eu cour durant cette grève. De nombreuses façons, les femmes ont apporté des méthodes, des analyses et elles ont aussi nommé les malaises qui les empêchaient de prendre leur juste place dans l’espace public. Les femmes ont façonné le visage de cette grève multiforme.

 Le besoin de militer dans des espaces libres et non-hiérarchiques

Un des phénomènes qui a marqué cette grève historique est la place prise par les méthodes d’organisation horizontale, non-hiérarchique (comme la démocratie directe adoptée par la CLASSE, par exemple). Bien que ces modes de fonctionnement ne soient pas exclusifs au mouvement féministe, ils ont été amplement expérimentés dans nombre d’organisations de femmes et font en quelque sorte partie de la philosophie du mouvement. Plusieurs groupes non-affiliés à des syndicats ou à des organisations nationales, ont mis en pratique ce type d’organisation, les Profs contre la Hausse, les Mères en colère et solidaires, Maille à part, le Comité Femmes GGI pour ne nommer que ceux-là. Ce type de fonctionnement a permis à de nombreuses interventions de prendre forme. De la participation aux manifestations derrière leur bannière reconnaissable entre mille des Mères en colère et solidaires, à l’action du Comité Femmes GGI contre l’humour sexiste ou à l’habillage des trois statues de la place Marguerite-Bourgeoys par le groupe de tricoteuses militantes Maille à Part.

De la laine

Ce besoin de militer dans un espace libre et non-hiérarchique et le détournement de symboles associés aux femmes ont pimenté cette grève de sons et de couleurs rarement vus auparavant dans un mouvement de contestation québécois. Les moyens de manifester ont été critiqués notamment par le Pink Bloc. Les slogans homophobes et pro-viol sur les pancartes ont attiré l’attention du groupe féministe et queer (« Charest, serre les fesses on arrive à toute vitesse »), qui a diffusé un communiqué aux associations étudiantes pour éduquer les militant.e.s aux nombreuses formes d’oppression vécues par les participant.e.s à la grève. Les Mères en colère et solidaires ont utilisé l’image de la mère comme figure subversive et politique, celle de passeuse du bien commun. Le groupe Maille à part a tricoté des mètres et des mètres de laine rouge en marchant et en discutant avec les personnes qui venaient les rencontrer. Elles ont enseigné les bases du tricot, carré rouge après carré rouge, à des militantes et des militants qui désiraient se retrouver dans un espace sécurisé pour discuter de la grève, soulever leurs inquiétudes et élargir le débat.

…et des casseroles

Le mouvement des casseroles qui s’est imbriqué à l’intérieur et en périphérie de la grève étudiante a été l’occasion pour bien des femmes de découvrir et de vivre leur militantisme partout dans la province. On peut se sentir isolé quand on vit en région et qu’un mouvement de contestation d’une telle ampleur prend son envol. On peut se sentir doublement isolé quand on est une femme. Car la rue, on le sait, appartient aux hommes, car la rue est dangereuse, car l’anti-émeute, car la foule. Mais les casseroles, ce symbole si attaché à l’univers féminin, a en quelque sorte déhiérarchiser l’espace public et en a fait un grand tintamarre. Un tintamarre dont l’écho s’est fait entendre partout grâce aux réseaux sociaux. Facebook et Twitter ont permis à des femmes dont les déplacements étaient difficiles à cause de leur situation familiale, de leur location géographique, ou parce qu’elles avaient peur de cet espace qu’est la rue, de prendre la parole et de faire résonner cette parole jusqu’à créer de nouvelles rencontres, jusqu’à se retrouver dans les pages d’un livre qui raconte notre histoire.

Dans la lutte les femmes changent la lutte

Ironiquement, le déclenchement des élections qui ont mené à l’élection de notre première première ministre, est aussi l’élection qui a faire taire la contestation sociale. Comme le dit si justement Camille Robert, porte-parole de la CLASSE : « Les élections n’étaient pas une victoire; elles n’étaient pas une réponse ni une solution à la crise sociale qui a traversé le Québec durant six mois. Le déclenchement de ces élections avait pour but d’étouffer un mouvement social, et ça a fonctionné. » Les femmes changent la lutte nous replonge dans ces six mois où la grève s’est vécue comme un microcosme dont l’existence se déroulait en accéléré. Les nombreux textes nous questionnent sur notre implication dans le mouvement et leurs auteur.e.s mettent, chacun.e à leur façon, la lutte étudiante et sociale dans la perspective féministe. Si les femmes se transforment en s’impliquant activement dans la lutte, elles la changent également, définitivement.

Caroline Laplante

Les femmes changent la lutte, collectif sous la direction de Marie-Eve Surprenant et Mylène Bigaouette. Publié chez les éditions du remue-ménage en 2013. ISBN 978-2-89091-462-9

SOURCE : http://journalmobiles.com

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