INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Interview de Judith Butler (Télérama)
Categories: Féminismes

Judith Butler

Interview pour Télérama (n° 3339), propos recueillis par Juliette Cerf .

Judith Butler, philosophe : “Le féminisme français m’a beaucoup inspirée”

Pour cette pionnière de la théorie du genre, être un homme ou une femme est une construction. Toujours subversive, la féministe américaine se positionne aujourd’hui contre la politique d’Israël.

A chaque fois que se profile, en France, un débat sur le mariage pour tous ou l’homoparentalité, un nom se fait entendre : celui de Judith Butler. Star mondiale des gender studies, grâce à son essai Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion (1990), la théoricienne et militante américaine de 57 ans — qui publie aujourd’hui un livre sur le conflit israélo-palestinien — a clarifié avec force la distinction entre le sexe (naturel, biologique) et le genre (social, construit). Un duo auquel il faudrait même ajouter un troisième terme : le désir (ou la sexualité), puisque l’un des bienfaits de la pensée de Butler est de déminer les binarismes un peu trop faciles…

La philosophe montre surtout qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre ces trois pôles : on peut être femme au niveau biologique, mais s’inventer un genre d’homme et ressentir un désir homo, hétéro, bi ou même asexuel. Comment rendre sa vie vivable, c’est-à-dire comment inscrire son désir dans le monde ? Telle est plutôt la question. Un tourment fondateur pour la philosophe lesbienne, envoyée chez un psychiatre à l’âge de 16 ans, l’année où elle découvre aussi Spinoza et Kierkegaard. « Loin de me « corriger », comme ma mère l’espérait, le psy m’a simplement dit que j’étais chanceuse d’aimer quelqu’un », confie-t-elle, révélant sa tendance fougueuse à ouvrir le champ des possibles, plutôt qu’à clôturer les identités.

Vous aviez déjà écrit, ici et là, sur le conflit israélo-palestinien et la question juive. Pourquoi y consacrer un livre maintenant ?
J’ai découvert la pensée juive vers l’âge de 14 ans. Tous les samedis, je suivais des cours de religion et d’hébreu dans ma synagogue de Cleveland, où on lisait aussi des romans et des livres sur Israël et l’Holocauste. Cette question m’occupe donc depuis très longtemps et traverse plusieurs de mes ouvrages. Mais si je me suis attelée à l’écriture de ce livre, en 2005, c’est que certains défenseurs de l’Etat d’Israël ont commencé à rendre publique l’idée que critiquer Israël serait un acte antisémite. Cela m’a mise très en colère. Depuis les controverses talmudiques, le débat d’idées est une composante essentielle de la pensée juive. Ce chantage m’est apparu comme un acte de censure insupportable, inspirant la terreur d’être traité d’antisémite. A titre personnel, je n’aurais jamais pensé pouvoir l’être un jour. J’étais naïve ! J’ai d’abord cru que ces accusations surgies en Allemagne en 2012, lorsque m’a été remis le prix Adorno (1), n’étaient qu’une mauvaise blague, mais non, c’était bien sérieux… Cette expérience a été choquante, très douloureuse. Pour un Juif, il n’y a pas pire accusation. Faut-il se taire ? Faut-il désavouer sa judéité sous prétexte qu’on n’accepte pas la politique d’Israël ? Non, Israël ne représente pas tous les Juifs, et le sionisme n’a pas le monopole du judaïsme.

Votre livre propose une lecture de Walter Benjamin, de Hannah Arendt et d’Emmanuel Levinas. Etes-vous nostalgique de ces penseurs de l’exil juif ?
Je ne pense pas être nostalgique. Il est important de mobiliser aujourd’hui cette tradition de pensée cosmopolite. Dans la diaspora juive, le Juif a toujours à voir avec le non-Juif, et cela a des conséquences éthiques et politiques. Cela implique de vivre avec ses voisins non juifs et forge une vision de la générosité, de l’hospitalité, de l’altérité. Cela conduit à embrasser un Etat démocratique qui ne serait pas fondé sur une discrimination raciale, ethnique ou religieuse. Je sais que c’est une idée radicale et que de nombreuses personnes pensent qu’elle met en péril la sécurité des Juifs. Je crois au contraire, avec Hannah Arendt, que les Juifs ne seront jamais en sécurité tant qu’ils n’accepteront pas un cadre binational qui reconnaisse l’existence et les droits des deux peuples, juif et palestinien. Avant la formation de l’Etat moderne d’Israël, en 1948, cette idée n’apparaissait pas du tout antisioniste, c’était même une forme de sionisme. La vision de Ben Gourion qui, dans les années 1930, l’a emporté sur celle de Hannah Arendt et qui réduit l’Etat à la souveraineté juive est la seule à avoir droit de cité aujourd’hui. C’était et c’est en fait bien plus compliqué que cela. Se tourner vers cette diversité, revenir à ces textes et aux valeurs défendues par leurs auteurs cosmopolites est nécessaire pour penser, aujourd’hui, les principes d’une cohabitation, d’une citoyenneté non discriminatoire, et mettre en oeuvre une critique juive de la violence d’Etat, du colonialisme et de l’injustice. Je ne vois pas pourquoi l’égalité politique ne pourrait pas être une valeur juive…

Ces valeurs de justice et d’égalité que vous défendez sont-elles portées par la présidence de Barack Obama ?
Il continue la politique de ses prédécesseurs. La relation entre les Etats-Unis et Israël est compliquée, tissée d’interdépendances, mais Obama aurait pu faire beaucoup : conditionner l’aide américaine à l’arrêt des colonies ; s’opposer aux bombardements des populations civiles, notamment durant l’opération Plomb durci, lors de la guerre de Gaza (2008-2009). Obama affiche une très belle rhétorique. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous l’avons élu : nous étions si heureux d’avoir un président capable de bien s’exprimer, après Bush qui nous avait tant embarrassés ! On a cru que ses discours étaient pleins de grands principes moraux qui n’attendaient qu’à se réaliser. Mais non. L’utilisation des drones et la surveillance ont augmenté. Le droit à la vie privée et les libertés civiles ont été bafoués, ce que les Américains acceptent au nom de la sécurité. Cela dit, je suis très sensible au fait qu’Obama ait voulu fournir une couverture santé au plus grand nombre. C’est un pas en avant. Il a aussi explicitement reconnu les droits des homos, le mariage en particulier. Je suis donc, comme beaucoup d’Américains, déçue, tout en ayant conscience, à l’heure du Tea Party, que cela pourrait être bien pire !

En France, l’adoption de la loi sur le mariage homosexuel a suscité un violent rejet. Qu’en avez-vous pensé ?
J’ai été effrayée par les vidéos des manifestations. L’homophobie est un mot passionnant qui désigne la crainte de l’homosexualité mais aussi la haine. Que recouvre ce mélange de peur et de détestation ? Je crois que les homophobes les plus extrémistes ne veulent pas que le mariage homosexuel devien­ne une part de l’idée qu’ils ont de la France, de leur identité en tant que Français. La question du nationalisme sous-tend le tableau. Le gouvernement, représentant de la nation, ayant soutenu le mariage pour tous, tous les citoyens qui s’identifient fortement à la nation et au cadre de la famille hétéro traditionnelle ont été ébranlés dans leurs certitudes et ont rejeté avec virulence le mariage homosexuel, dans le but de préserver leur conception nationale. Ce qui s’est révélé en France, c’est ce conflit entre une forme nationaliste d’homophobie et un engagement républicain pour l’égalité.

Cela a en tout cas relancé le débat sur les gender studies, qui semblent faire peur à la France. Pourquoi, selon vous ?
J’ai beaucoup lu la presse française pour essayer de comprendre. Ce qui m’a d’abord frappée, c’est, sur le plan du langage, cette façon de s’afficher « contre » la théorie du genre, comme s’il s’agissait d’un match de football, pour Manchester ou contre le Barça ! Les gens ont peur que le genre soit synonyme d’une absence de règles et qu’il fasse exploser tous leurs repères. Le genre met en question le sens du mariage, les rôles de l’homme, de la femme, l’inévitabilité de l’hétérosexualité ; il semble donc introduire l’idée que tout devient possible et constitue pour certains une menace de chaos. En fait, loin de détruire ou d’abolir, les gender studies élargissent la perspective : elles ne disent pas que les normes n’existent pas ou qu’elles sont fausses, mais, au contraire, qu’elles ne cessent de se transformer au cours de l’histoire. Elles n’opèrent pas de la même façon, tout le temps et partout, et ne sont donc pas figées dans un schéma unique.

Qu’est-ce que cela implique ?
De prendre en compte ces changements. Ainsi, l’institution du mariage a muté au fil des siècles. Ainsi, la place des femmes dans l’espace public s’est transformée – mais l’espace public a également changé. L’histoire de la biologie, et de la façon dont elle se représente la différence sexuelle, est, elle aussi, évolutive. Il existe des visions plus ou moins larges ou étroites du genre ; certaines n’entrent pas dans la case habituelle « homme » ou « femme ». Il existe des expériences autres : celle des transgenres, celle de la bisexualité, par exemple. Pourquoi ne pas essayer de réfléchir à cette complexité plutôt que de fermer les possibilités ? Et il ne s’agit pas de forger des théories, il s’agit d’abord de saisir la vie des gens, telle qu’elle se déroule sous nos yeux. Dire « je suis contre le genre », c’est dire « je veux que rien ne change jamais, je ne veux même pas avoir à penser le changement ». C’est absurde.

Et les choses ont en effet changé depuis 1990, date où est sorti aux Etats-Unis Trouble dans le genre. Quel était alors votre but ?
J’en avais trois. D’abord, déconstruire le regard médical et psychiatrique qui a longtemps considéré l’homosexualité comme une pathologie. Ensuite, refléter les revendications des mouvements gay et lesbien. Tel un scribe, j’ai enregistré ce qui se passait dans ces mouvements sociaux, en tentant d’inventer un nouveau lexique pour décrire leurs actions : ma théorie du genre est la traduction de cette réalité. Enfin, j’ai voulu clarifier mon désaccord avec certaines positions féministes trop étroites, car forgées dans le cadre strict de l’hétérosexualité. Le féminisme américain avait alors une vision de la femme très restreinte, et toujours associée à la maternité, au soin, etc. J’ai cherché à faire de la place à une politique du genre différente, plus large, qui permette d’intégrer la vie de ceux qui se sentaient exclus, effacés par les normes telles qu’elles étaient alors définies, des vies que la souffrance rendait invivables. Si je n’ai jamais totalement adhéré à l’idée d’une « écriture féminine », le féminisme français m’a beaucoup inspirée.

Et notamment Simone de Beauvoir et son « On ne naît pas femme, on le devient ».
Oui, en lisant ces pages, je me suis demandé ce que recouvrait ce « on le devient ». Que devient-on exactement ? Un genre ? Son genre ? Existe-t-il un point où, effectivement, je suis devenue mon genre, où je suis arrivée à mon genre ? Non, en fait, puisque le genre est un processus, un devenir perpétuel. Cette réflexion a été l’une des sources de ma théorie de la performativité. Ce que j’essayais de montrer, c’est qu’on ne peut imaginer une émancipation totale du genre, on ne peut atteindre un point où il n’y aurait plus de genre parce que nous sommes toujours profondément formés, construits par les normes du genre. Ces dernières ne sont pas immobiles, arrêtées ; pour être efficaces, elles doivent être répétées, reproduites. Peuvent-elles l’être différemment ? La performativité, c’est le processus qui pousse à reproduire ces normes sur un mode subversif. Le genre est une pratique d’improvisation qui se déploie à l’intérieur d’une scène de contrainte. La subversion, c’est le terme que j’ai choisi pour décrire ce jeu incessant avec et contre les normes du genre.

Il semblerait qu’en évoluant, surtout à partir du 11 septembre 2001, de la lutte contre les discriminations sexuelles et de la politique du genre à un engagement contre les inégalités sociales, raciales et contre la violence de la guerre, vous soyez aussi passée d’une pensée de la subversion à une pensée de la précarité. Est-ce exact ?
Ces différents aspects de mon travail sont liés. Ils s’articulent notamment autour de la question du deuil. Le deuil, ce n’est pas qu’une affaire personnelle qui renvoie à la solitude. C’est un élément majeur pour penser ce qu’est une communauté politique. De nombreuses vies d’homosexuels, fauchées par le sida, n’ont jamais été pleurées, reconnues publiquement. Ce déni s’explique par le fait que l’homosexualité était jugée honteuse, tout comme la consommation de drogues ou l’immigration illégale. Ce que le 11 Septembre a au contraire révélé, c’est la sur-représentation immédiate du deuil des victimes disparues dans les Tours. J’étais alors tout près de New York, et j’ai, bien sûr, comme tout le monde, ressenti du chagrin, de l’effarement. Très vite, le gouvernement est parti en guerre pour se venger ; il a envoyé des bombes et tué des gens, qui restaient sans nom pour nous. Qu’est-ce que cela signifie de nommer, de raconter l’histoire et de donner un visage à certains et de refuser de le faire pour d’autres ? Pourquoi rendre hommage aux victimes du 11 Septembre, sans y inclure les ressortissants étrangers et les immigrés illégaux qui travaillaient dans les Tours ? Plus largement, pourquoi vouloir sauver certaines vies, et en supprimer d’autres ? Pourquoi certaines vies ne sont-elles même pas considérées comme dignes d’être vécues ? Nous ne pensons jamais à ceux que nous tuons nous-mêmes, à toutes ces existences détruites – que nous camouflons derrière des euphémismes tels les dommages collatéraux. J’ai tenté d’interroger ce clivage, ce schisme psychologique propre à la tradition politique et culturelle américaine.

Une vie précaire, c’est une vie qui n’est pas digne d’être pleurée ?
Ou même vécue. C’est la vie de ceux qui, un jour, ont un travail, qu’ils perdront le lendemain ; la vie de ceux qui sont criblés de dettes qu’ils ne pourront jamais rembourser. Cela m’intéresse de dresser un parallèle entre les vies détruites par la machine de guerre et les vies détruites, au quotidien, par la précarité économique – toute cette population « jetable » qui ne peut même pas prétendre à la santé. Il est clair aujourd’hui que les riches sont de plus en plus riches et de moins en moins nombreux, quand les pauvres, eux, sont de plus en plus pauvres et de plus en plus nombreux. C’était le sens de mon engagement aux côtés du mouvement Occupy Wall Street. Ephémère, le mouvement a eu le mérite d’attirer l’attention sur le creusement de ces inégalités, aux Etats-Unis et en Europe.

De Trouble dans le genre à Vers la cohabitation, c’est l’idée d’appartenance que vous critiquez. Appartenir, c’est toujours trop étroit ?
La relation éthique, pour exister, doit se déprendre de toute forme d’appartenance nationale ; c’est ce que je montre à travers ma critique du sionisme. De même, quand nous parlons de « notre » sexualité, de « notre » genre, ce ne sont pas des possessions que nous désignons. La sexualité et le genre doivent plutôt être compris comme des modes de dépossession, des façons d’être pour un autre, en fonction d’un autre. En ce sens, je crois que nous sommes toujours hors de nous-mêmes. Fondamentalement, hors de soi…

SOURCE : Télérama

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