Trouvé sur le site La Horde.
L’extrême droite contre les femmes
Alors que partout en France, des manifestations viennent apporter leur soutien à celles et ceux qui en Espagne se mobilisent contre l’offensive sans précédent du gouvernement espagnol contre le droit à l’avortement, un groupe de réflexion et d’action sur l’anarchisme et l’antifascisme dans le monde rural breton nous a fait parvenir un article intitulé « L’extrême droite et les femmes : discours moderniste et idéologie réactionnaire », qui donne quelques clés pour comprendre l’offensive actuelle contre les droits des femmes.
L’extrême droite et les femmes : discours moderniste et idéologie réactionnaire
Que ça soit à travers le mariage pour tous, la charte de l’Égalité Femmes-Hommes, la pénalisation de la prostitution, et maintenant l’IVG, les questions de genre refont surface dans l’espace public. Forcément, l’extrême – droite ne pouvait manquer de se positionner. Si on l’a beaucoup entendue dans la rue dimanche, son positionnement sur les femmes n’est pas si récent. Déconstruction d’un discours comme toujours plus qu’ambigu…
L’apparition d’un discours médiatique à destination des femmes
Au sein du FN, le tournant « féminin » correspond à l’arrivée de « l’héritière » à la tête du FN en 2011. Marine Le Pen, 43 ans à l’époque, se présente volontiers comme une femme active, divorcée, mère de famille, avocate, qui lutte sur tous les plans. Cette image, elle la met en avant dans sa biographie : « Marine, on l’a dit, est une femme de son temps, confrontée à des difficultés très ordinaires et contemporaines : elle a dû divorcer du père de ses enfants et se glisser dans la peau d’une mère célibataire, qui doit mener de front (si l’on peut dire) la vie professionnelle – et politique – et la vie de famille. Il n’est évident d’être simultanément mère de famille et femme active, il l’est encore moins d’être mère de famille et dirigeante du FN1. »mais aussi régulièrement sur toutes les radios et les plateaux télé. Il est symptomatique de noter que Marion-Maréchal Le Pen se présente de la même manière. En outre, le FN, dans ses listes, respecte la parité : par peur de l’amende, mais cela leur permet aussi de se présenter comme un parti égalitaire.
Au-delà du FN, c’est toute l’extrême droite, qui, ces dernières années, a commencé à construire un discours à destination des femmes. En effet, leur stratégie d’occupation d’internet les amène à réagir constamment et à se positionner sur tous les sujets d’actualité. En outre, que ça soit à travers les Zemmour et autres chroniqueurs du PAF, et tout simplement, parce que le fait d’assassiner un militant antifasciste leur a valu d’accéder aux plateaux télé (logique journalistique qui veut qu’on invite les assassins à commenter leur meurtre), les nazillons ont désormais accès à la scène médiatique : leurs actions sont relayées en live par les médias, qu’ils ne manquent jamais de prévenir.
Si l’irruption brutale des Femen dans l’espace public, et la visibilité dont elles ont bénéficié en raison du buzz que leurs seins nus ont créés (aussi vendeuses que Nabilla les Femen), a été l’occasion de réaffirmer l’opposition des fachos au féminisme ; néanmoins leur action devant la Grande Mosquée de Paris (avec ses relents d’actions identitaires contre les mosquées) a indéniablement permis de diffuser la propagande islamophobe, assimilant musulmans et salafistes. En avril 2013, Riposte Laïque s’est même fendu d’un billet affirmant que « pour rester cohérentes, les Femen et Amina doivent rompre avec Caroline Fourest 2». Serait-ce une main tendue vers celles dont ils dénonçaient peu de temps avant la « cathophobie »?
En outre, la participation massive des nervis à la Manif pour Tous, et plus récemment à la Marche pour la Vie a été l’occasion d’un réajustement des discours : ces mouvements ne se présentent pas comme des mouvements « contre » (le mariage homosexuel, l’IVG), mais des mouvements « pour ». La Manif pour Tous serait une marche pour le droit des enfants et pour le droit de la famille. La Marche pour la Vie se veut une marche pour le droit des femmes à disposer d’informations sur la grossesse, et pour le droit à garder leur enfant (sic).
En parallèle, la Manif pour Tous a vu apparaître de nouveaux groupes spécifiquement dédiés aux questions de genre qu’ils combattent : les « Hommen », en réponse aux Femen, hommes torses nus militant pour la protection des enfants et enjoignant aux Femen de se rhabiller et les Antigones, « rassemblement de femmes » luttant pour leur « droit élémentaire et [leur] devoir fondamental à être des femmes à part entière ». Sur le net, fleurissent les blogs et sites dédiés à ces questions, dont celui plus spécifiquement rattaché aux identitaires dont nous reparlerons « Belle et Rebelle ».
Que ce soit au FN ou chez ses discrets mais fidèles alliés, ces prises de positions sont clairement une opération de séduction à destination des femmes, nouvelles cibles de leur propagande.
Opération séduction : quand l’idéologie se fait plus discrète
Cette opération de séduction est bien entendu à mettre en corrélation avec l’opération de dédiabolisation amorcée par le FN. Avec l’arrivée de Marine Le Pen, on a pu assister à un réajustement idéologique, visant à gommer le racisme trop ostensible de papa sans pour autant se couper de l’électorat traditionnel du parti : il s’agit donc de dire exactement la même chose, mais avec d’autres mots. A propos des femmes, sur certains plans, Marine Le Pen a profondément modifié les positions de son père, farouche défenseur de la relégation des femmes dans la sphère privée. Sylvain Crespon, sociologue, spécialiste de l’extrême droite, montre, en 20133, l’évolution du FN vers « une intégration partielle de l’égalité entre les sexes » mais dont les racines remonteraient aux années 1990. Toute l’habileté de Marine Le Pen consiste à ne plus s’opposer frontalement à l’homosexualité, à la contraception ou à l’IVG, tout en se fendant de déclarations ou de propositions « pour le droit à l’adoption pré-natale » par exemple, permettant aux femmes de ne pas avorter. De même, le fait que Marine Le Pen, elle-même, se présente comme divorcée, mère célibataire, est typique du nouveau visage du FN. Néanmoins, Sylvain Crespon, montre que le propre de l’extrême droite n’est pas le patriarcat, mais sa capacité à lier femmes et nationalisme. Ainsi, si le FN ne remet plus en cause officiellement les droits des femmes, il les utilise même pour en faire le propre de la culture catholique occidentale (et non des luttes féministes) et ainsi les opposer à l’Islam et à l’immigration présentés comme profondément attentatoires aux droits des femmes.
C’est ainsi qu’on a pu voir se généraliser au FN, comme dans les groupuscules fachos, tout un discours visant à protéger les femmes blanches des agressions de la « racaille islamique ». La campagne identitaire « Ni voilée, ni violée, touche pas à ma sœur » en est certainement l’exemple le plus marquant. Ce n’est donc plus le sexisme qui est mis en avant, mais au contraire, les droits des femmes, dans une optique toujours profondément raciste.
Dans la fachosphére sur le web, le blog « Belle et rebelle » est en ce sens significatif. Il se présente comme un « webzine féminin alternatif » alliant conseils de beauté et textes sur la féminité. Son design est épuré de tous les marqueurs traditionnels identitaires : ici, pas de drapeau français, pas de croix celtiques ou de sangliers, on est au contraire sur des teintes grises, rouges et noires, avec des « jolies » photos de filles blondes (décemment vêtues mais pas non plus trop couvertes), des enfants souriant, des paysages de nature… Toutes ces images sont en noir et blanc et dans des teintes pastel comme pour mieux lisser la violence sous-jacente des discours. Le blog des Antigones est conçu sur le même modèle, encore une fois, les filles sont blondes (relent aryen cette obsession de la blondeur?), le fond du site est gris et les textes sont écrits sur fond blanc. Chez les Antigones, pas de conseils beauté, mais un florilège d’articles contre les violences faîtes aux femmes.
La particularité de ces sites, outre leur design, est qu’à aucun moment, l’idéologie patriarcale et racialiste n’est clairement énoncée. Elle est certes sous-jacente à travers les thématiques abordées, on la retrouve au détour d’une petite phrase innocente, mais il n’y a pas d’articles affirmant clairement la supériorité de la race blanche ou de la civilisation occidentale pour reprendre la rhétorique qui est la leur. Sur « Belle et rebelle », le ton des articles est celui des magazines dits « féminins » classiques : léger, doucement ironique. Comme dans les « féminins » de la presse traditionnelle, on y retrouve les rubriques habituelles : « 7ème art », « Sortir », « Art de vivre », « Beauté – mode », « Santé » et même une rubrique « Dans la tête des hommes ». Ce discours qui se veut léger, dans son ton, en dit déjà long sur leur vision des femmes : les discours politiques théoriques, la réflexion seraient alors une affaire d’hommes.
Cette normalisation n’en est que plus dangereuse : les études ont montré que les femmes seraient moins réceptives au discours de l’extrême droite. Le corollaire, selon un sondage CSA – Terra-Femina (c’est un sondage, donc ça vaut ce que ça vaut), de l’effet Marine, aurait été un vote féminin pour le FN de 18% en 2012 contre 7% en 2007.
Marco La Via4, co-réalisateur du film documentaire Le Populisme au féminin (2012), explique comment les partis d’extrême droite en Europe se sont féminisés avec l’apparition de leaders féminins comme Marine Le Pen. Il montre qu’elles bénéficient nettement du stéréotype de la douceur féminine, et qu’elles n’hésitent plus à s’en servir pour faire du pied à l’électorat féminin. Positionnement plus que paradoxal, car derrière les discours de façade, l’idéologie de l’extrême droite reste profondément patriarcale.
Les paradoxes d’un discours moderniste profondément patriarcal
Outre les leaders du FN, les auteures du blog « Belle et rebelle » se présentent aussi comme des jeunes femmes modernes. Dire que sous ce discours de modernité se cache une essentialisation des femmes et une légitimation du patriarcat revient à affirmer une évidence. Ce qui est intéressant, c’est d’étudier la manière dont ce discours est construit et distillé. Il est aussi essentiel de montrer, comme le rappelle Sylvain Crespon, la manière dont cet essentialisme est le corollaire du racisme. En effet, l’essentialisme n’est pas le propre de l’extrême-droite : on le retrouve chez les Femen, mais aussi chez nombres de féministes françaises qui revendiquent la spécificité féminine, l’idée qu’il existerait une « nature féminine », une essence caractérisée par la maternité. Si, dans les milieux féministes, l’essentialisme est profondément remis en cause par les gender studies, qui affirment, qu’en matière de genre, la culture prime sur la nature, l’inné sur l’acquis ; à l’extrême-droite, l’idée essentialiste est revendiquée et s’affirme comme identité politique.
Logiquement, l’essentialisme est le corollaire du racisme. Si on est capable d’affirmer qu’un sexe est doté de caractéristiques sociales, le destinant à remplir des fonctions particulières, légitimant la domination de l’un sur l’autre, on est en effet en mesure de prôner « l’inégalité des races » et d’assigner à chacun-e un rôle social défini par son genre ou sa couleur de peau.
La particularité du discours féminin de l’extrême-droite est de faire passer ce message pour un message révolutionnaire. C’est le propre du conservatisme que d’affirmer que le passé est toujours meilleur que le présent, et de penser chaque nouveauté comme allant à l’encontre d’une quelconque loi naturelle. Dans leur monde imaginaire et imaginé, la civilisation européenne serait mise en péril, dans ses fondements, par le « gaucho-féminisme » castrateur qui priverait l’homme de sa virilité. Cette remise en cause de la virilité remettrait, de fait, en cause la famille, cellule traditionnelle de la société. L’hétéronormativité est donc au fondement de cette idéologie, d’où le rejet plus ou moins latent (latent au FN, explicite chez les identitaires et autres groupuscules fascisants) de l’homosexualité.
Les termes « femmes modernes » reviennent un nombre incalculable de fois sur le blog. Si elles reprennent l’idée de la civilisation occidentale comme fondement de la liberté de la femme : « Guerrière amazone et sainte, Mère et femme, Parce que la civilisation européenne a créé la Femme libre et l’a toujours défendue. Nous sommes la femme d’Europe et nous avons fait le choix de la résistance. Vous nous vouliez simplement ‘jeune et jolie’, nous serons ‘belle et rebelle »5, elles se présentent comme des guerrières. Au passage, on retrouve la très catholique opposition entre la mère et la putain (elles sont du côté des mères, pas des putains bien entendu). Elles se veulent guerrières de la foi chrétienne, dont Jeanne d’Arc est l’héroïne. Elles racontent les gaz lacrymogènes, les gardes à vue du « printemps français » pendant lequel elles auraient « combattu » aussi bravement que les hommes tout en gardant leur spécificité féminine. Ainsi, l’appel à manifester est conçu comme une invitation à sortir, en précisant qu’il y en aura pour tous les goûts, de l’affrontement à la séance de prière.
Leur « rébellion » ne s’arrête pas là. Non, les Belle et Rebelle partent aussi en croisade contre l’école : il est de bon ton, pour les femmes d’extrême droite, d’ « assumer leur fonction reproductive6 » et d’investir les associations de parents d’élèves pour injecter dans l’école les « valeurs occidentales » : il leur est proposé de soumettre aux Conseils de parents d’élèves des propositions de repas sains (qui, selon elles, ne manqueront pas de convaincre les bobos), avec porc si possible, mais aussi (et surtout) d’orienter les actions caritatives vers les français-e-s les plus démuni-e-s plutôt que vers les pays africains. Même en matière de charité chrétienne, la préférence nationale doit primer.
De même, elles se lancent dans une lutte sans pitié contre le maquillage outrancier auquel il faut préférer une peau saine, et surtout, dans un article intitulé « Féminisme + intégrisme = denim », contre le pantalon. En effet, le pantalon serait simultanément le symbole du féminisme et de l’islamisme. Il correspond à la volonté de couvrir le corps de la femme mais aussi de le masculiniser. Si futiles que peuvent paraître ces articles (il y en a aussi un sur la cuillère en inox, bien plus pratique mais bien moins jolie), ils participent de manière beaucoup plus insidieuse à la construction du discours visant à mettre en avant à la fois le « c’était mieux avant » et la perte des valeurs. En outre, ces questions vestimentaires, culinaires, de maquillage, s’articulent avec de longs textes sur les atteintes faîtes au droit des femmes dans la société. Elles imaginent ainsi deux possibilités de sortie en petite robe : une en boîte où la petite robe se fera embêter par une vilaine racaille et une autre dans un bal traditionnel où elles rencontreront un joli breton, respectueux des valeurs traditionnelles. Car dans leur monde imaginaire, les atteintes aux femmes sont nombreuses : la « racaille islamique » qui viole pendant que la justice ferme les yeux (car la justice est toujours laxiste avec les personnes immigrées ou issues de l’immigration), l’IVG qui restreint la liberté à la maternité, le mariage pour tous qui restreint les droits à la famille, les théories du genre qui affaiblissent les hommes…
En effet, pour elles, le rôle de l’homme est important. Si elles sont modernes, salariées par la force des choses, elles se préféreraient toutefois en femmes au foyer. La femme moderne sachant se faire princesse de conte de fées, elles rêvent d’un prince charmant, viril, qui refusera le partage des tâches domestiques. Si elles sont rebelles, elles n’en omettent pas moins de conseiller à leurs lectrices de savoir un petit peu se taire pour lui laisser le pouvoir : il adorera ça, et la femme n’en sera que plus comblée. Ce discours, une fois mis en lien avec la critique identitaire de l’Islam, éclate dans tous ses paradoxes. L’Islam serait la religion qui oppresse les femmes en les cantonnant à la sphère privée. Par conséquent, il serait incompatible avec les valeurs occidentales qu’elles mettent en avant, et qui prônent… exactement la même chose. De même, les conseils hétéronormés sur le couple sont le propre des magazines « féminins » qu’elles dénoncent comme féministes.
A travers la lecture de leurs articles, se dessine l’image d’une mère au foyer, mais qui est quand même politisée, investie dans l’éducation de ses enfants, qui se fait belle mais sans trop se maquiller, appliquée à diffuser les valeurs qui sont les siennes dans son réseau social. Un vrai exemple de rebelle !
Sous sa légèreté apparente, la dangerosité du discours éclate alors dans toute sa splendeur. D’autant plus, que comme lors de toutes les récentes interventions de la droite et de l’extrême-droite, le discours sur la féminité brouille allègrement les frontières entre militantisme d’extrême gauche et militantisme d’extrême droite. Elles reprennent tous les codes féministes, de la pin-up rock qui sert de logo aux Belle et Rebelle en passant par les détournements de publicités sexistes des années 1950 (en l’occurrence, il s’agit de détournements de détournements, ce qui revient à reprendre l’original), à la « marche contre les violences faîtes aux femmes » qui reprend carrément, sans le modifier aucunement, l’intitulé féministe original. En gardant les titres, mais en en modifiant subtilement le contenu, elles tissent ainsi une toile de propagande qui peut rapidement s’avérer dangereuse, comme l’a bien montré la Manif pour Tous, qui a vu éclore et se propager cette revendication à la « féminité ».
1Extrait de la biographie de Marine Le Pen sur son site internet
2Risposte Laïque, 8 avril 2013
3Le nouveau Front National en question, Sylvain CRESPON, Congrès de l’Association Française de Science Politique, Paris 2013
4Des femmes et du populisme en Europe, Marco La Via, http://www.thinktankdifferent.com/upload/note-femmes-et-populisme-m.la-via.pdf
5Manifeste Belle et Rebelle
Will a été plus rapide et plus documenté. C’est ce que je voulais noter aussi à propos des femmes et de l’extrême-droite, justement pas forcément contre les femmes. Du reste, le Front National, n’est pas le Parti National Socialiste des Travailleurs Allemands.
J’avais lu le livre en question, très recommandable, et je me demande ce qu’il en est de la formule fasciste proprement dite, de l’Italie mussolinienne?
El Allemagne le féminisme et les études sur la sexualité (Psychanalyse) avaient été très développés dès les années 20, dans le sillage des révolutions de l’après-1ère Guerre mondiale, pendant la république de Weimar. Dans la contre révolution qui s’en est suivi, on trouve ici, en Allemagne, des éléments puisés de la révolution et refondus dans une autre version, retournés par le nationalisme (la révolution n’a pas été Internationale, justement), contre les révolutionnaires : travailleurs, femmes, mais allemands avant tout.
Salut.
Un extrait de la revue CLIO:
Jacqueline Sainclivier, « Liliane KANDEL (dir.), (préface de Elisabeth de Fontenay), Féminismes et nazisme, Paris, Odile Jacob, 2004, 304 pages. », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 23 | 2006, mis en ligne le 13 novembre 2006, consulté le 04 février 2014. URL : http://clio.revues.org/1942
Réédition du colloque organisé en hommage à Rita Thalmann et publié sous le même titre en 1997 aux Presses universitaires de Paris 7-Diderot, l’ouvrage comprend une préface inédite et une nouvelle introduction.
Tout au long de l’ouvrage court la récusation de deux idées reçues : les femmes victimes en toute circonstance, les femmes héroïques en toute circonstance. Il n’y a pas eu de « grâce de la naissance féminine » (Karin Windaus-Waiser) : être femme n’a pas empêché de participer au nazisme. Ce constat souligne d’autant plus les difficultés du féminisme à penser la relation entre femme et nazisme, entre féminisme et combat antifasciste.
Dans la première partie, les auteurs s’interrogent sur le degré d’adhésion des femmes au nazisme, sur les oppositions et résistances des femmes ; ces communications démontrent l’inanité de la notion longtemps dominante, que les femmes étaient des victimes innocentes. Marion Kaplan sur les féministes allemandes juives et non juives, Brigitte Scheiger sur la participation des femmes à l’aryanisation des logements mettent en évidence comment les femmes, féministes ou non, participent à la nazification de la société allemande. Gudrun Schwarz en étudiant les femmes SS, ce trou noir de l’historiographie, montre l’implication des épouses, sœurs des SS dans le processus d’exploitation des « races inférieures » et dans leur extermination. Le parcours d’Agnès Bluhm (Liliane Crips) est aussi significatif du lien entre certains courants féministes et celui de « l’hygiène raciale ». Outre l’Allemagne, cette première partie évoque l’importance de la répression de la collaboration des femmes en France (Françoise Leclerc et Michèle Wendling), ce que confirme pour la Bretagne la thèse de Luc Capdevila soutenue en 1997, le déchirement des féministes françaises entre pacifisme et antifascisme face à la montée des périls (Christine Bard) et Paul Pasteur montre le combat des sociales-démocrates autrichiennes contre l’austrofascisme, puis contre le nazisme, tout en luttant contre la situation spécifique faite aux femmes dans les deux cas. Ce premier ensemble révèle aussi les tensions, les contradictions chez les féministes contemporaines qui peinent souvent à articuler leur combat d’opposante au nazisme et leur militantisme féministe, telle Madeleine Pelletier qui mène deux combats séparés.
La seconde partie quant à elle traite de l’historiographie féministe du IIIème Reich et son insertion explicite et implicite dans les courants historiographiques généraux. Les diverses contributions montrent les entrecroisements entre mémoires collectives et mouvements féministes, comment les premières pèsent sur les seconds. En effet, les mémoires collectives telles qu’elles se construisent, gomment ce qui gêne. Aux Pays-Bas, jusqu’à une date très récente, le pays s’est perçu comme héroïque alors que la bureaucratie néerlandaise a collaboré avec l’administration civile y compris pour les persécutions des juifs ; faire émerger l’attitude ambiguë des femmes y est difficile. Selma Leydesdorff y invite et même si depuis 1997, les travaux de Pieter Lagrou sont venus remettre en cause la version héroïque de cette histoire, les pistes restent quasiment vierges sur l’attitude des femmes et des féministes. Ambiguë également est le mouvement antifasciste féminin tel qu’il se construit en RDA ; estimant la dénazification achevée en 1948, il se propose d’intégrer dans le mouvement les anciennes adhérentes du NSDAP.
Dans sa lumineuse introduction, Liliane Kandel analyse avec finesse les débats, les interrogations pesant sur les relations entre le nazisme et les féminismes. Leur grande diversité explique les attitudes opposées qui se manifestent à l’époque et les interprétations ultérieures. Plusieurs contributions évoquent la vive controverse entre Gisela Bock et Claudia Koonz à propos de la situation des femmes sous le nazisme : victimes « leurrées », « abusées » ou actrices, y compris de l’impensable ; controverse paradigmatique qui oppose les tenantes d’une vision des femmes toutes dominées et donc innocentes en toutes circonstances et celles qui pensent que les femmes peuvent aussi aliéner et être aussi ambiguës que les hommes.
L’ensemble de l’ouvrage insiste sur le poids des mots et du contexte pour évaluer les relations complexes entre féminismes et nazisme.