«Le mariage est devenu de gauche, un paradoxe incroyable !»
Militante homosexuelle et féministe, l’historienne Marie-Josèphe Bonnet voit dans le mariage pour tous la victoire d’une norme petite-bourgeoise sur la contre-culture et son idéal d’émancipation.
Marie-Josèphe Bonnet est historienne, militante homosexuelle et féministe. Dans les années 70, elle était au Mouvement de libération des femmes (MLF), elle a cofondé le Fhar (Front homosexuel d’action révolutionnaire) et les Gouines rouges. Aujourd’hui, alors que les militants de la Manif pour tous sont dans la rue et que les Français s’affrontent sur la théorie du genre, elle publie Adieu les rebelles ! Dans ce livre très stimulant, elle nous interroge : le mariage pour tous est-il un progrès social ou la victoire d’un très ancien ordre patriarcal ?
Vous êtes contre le mariage homosexuel ?
Je suis contre le mariage en général. Pour la féministe que je suis, le mariage est historiquement un instrument de domination des femmes. On a beau dire que, maintenant, les droits des époux sont égaux, c’est quand même une forme héritée du code Napoléon et qui a longtemps signifié la mise sous tutelle des femmes. Pour avoir un statut social, une femme devait être mariée, une femme non mariée était une vieille fille, une sous-femme. Oui, ça a changé, mais il faut savoir de quelles formes d’association on hérite, libératrices ou aliénantes. Dans notre société, ce sont les droits de l’individu qui sont la base de la Constitution, pas les droits du couple. Fonder des droits sur le mariage, c’est revenir en arrière.
Que pensez-vous de ceux qui manifestent encore contre le mariage pour tous et mettent en avant «l’intérêt de l’enfant» ?
Que les choses soient claires : cette question n’est plus d’actualité. La loi a été votée, il faut l’accepter. Je ne vois pas en quoi l’intérêt de l’enfant est contrarié par le mariage pour tous. Tout le monde peut élever un enfant, quelle que soit son orientation sexuelle, un homme comme une femme, ce n’est pas contestable.
Que signifie «l’intérêt de l’enfant», que l’on oppose au «droit à l’enfant» ?
Je ne me situe pas dans cette problématique. En revanche, je suis inquiète quand je vois, chez certains couples homosexuels, un désir de faire des enfants sans l’autre sexe. Pour moi, c’est la procréation qui a permis aux sexes de dialoguer, on a besoin de l’autre sexe pour se reproduire. Et heureusement, parce que sinon, les femmes auraient été exterminées ! C’est une chance que la société soit mixte. On s’étonne parfois que je dise ça, mais c’est parce que je sais que j’ai du masculin en moi, et je l’accepte. La sexualité est une partie de notre identité, mais ce n’est pas tout. Dire que la sexualité seule nous définit, dire «la seule chose qui compte, c’est avec qui tu baises», et fonder une solidarité là-dessus, c’est du communautarisme.
Cette focalisation sur les enfants est-elle inquiétante ?
Le problème, c’est le développement d’une commercialisation (qui existe aussi chez les hétéros) autour de la PMA (avec le sperme anonyme acheté à l’étranger) et de la GPA [gestation pour autrui], où l’enfant est arraché à la mère qui l’a mis au monde, alors que, pour l’enfant, l’important est l’accès aux origines. On a besoin de savoir d’où l’on vient pour se construire. Est-ce qu’on approuve ce mensonge d’une filiation monosexuée, alors qu’on sait la douleur des enfants adoptés qui ne connaissent pas leurs origines ? On veut autoriser les couples riches à faire appel à des mères porteuses. Mais quel est le statut de ces femmes : des pondeuses ? Est-on d’accord pour que le corps des femmes soit instrumentalisé ? Et où est le point de vue de l’enfant dans cette logique de marché ultralibérale ? Une chercheuse, Françoise Dekeuwer-Défossez, a écrit : «La question de la conformité entre la satisfaction des désirs de l’adulte et l’intérêt supérieur de l’enfant ne pourra pas être éludée indéfiniment.» Il faut absolument un débat public sur la question.
A propos du mariage pour tous, vous avez parlé de normalisation ?
Absolument : la pluralité, les différentes manières de vivre, tout est balayé. On dirait qu’il n’y a qu’une voie de reconnaissance de l’homosexualité, le mariage, alors qu’on a essayé d’autres façons de vivre ensemble. Le pacs, en 1999, était une avancée considérable. Même si, à l’époque, j’étais plutôt pour améliorer le concubinage… qu’on a d’ailleurs réussi à inscrire dans le code civil. Le pacs était très bien, il suffisait de faire quelques améliorations : développer les droits propres, réformer le droit de la succession…
J’ai toujours pensé qu’être lesbienne était une chance, cela m’obligeait à m’interroger : quelles sont les raisons pour lesquelles je préfère les femmes, à quoi ça correspond par rapport à mes qualités propres… Cela a été très important pour me permettre d’assumer ma différence, j’ai toujours pensé que c’était une protection bien plus efficace que l’institution du mariage. Il faut remettre le débat là-dessus, parce que ce qui s’est exprimé, c’est un besoin de protection, face à l’homophobie notamment. Il faut pouvoir se protéger sans être balayé par la norme dominante. Avec le mariage, c’est la victoire du modèle matrimonial hétéro, l’intégration à la norme petite-bourgeoise de la respectabilité conjugale. Une victoire paradoxale, au moment où beaucoup d’hétéros vivent sans être mariés.
Vous vous dites sidérée par l’unanimisme, chez les homosexuels comme à gauche.
J’ai retrouvé mes écrits pour l’union libre et contre le mariage, datant de 2004, quand il y avait déjà une offensive en faveur du mariage. C’est l’époque où j’ai publié : Qu’est ce qu’une femme désire quand elle désire une femme ?[Odile Jacob]. La majorité de ceux qui s’exprimaient n’étaient pas dans cette interrogation sur le désir, mais je ne pensais pas qu’ils prendraient un tel poids. Il n’y a jamais eu de vote à l’intérieur du mouvement LGBT pour savoir ce qu’on pensait. C’est la pression d’un petit groupe qui a entraîné tout le monde, sous prétexte de lutter contre l’homophobie. Et comme les opposants de droite et d’extrême droite sont particulièrement inquiétants, on s’est retrouvés dans une opposition pros-antis, gauche-droite, complètement faussée. Avec ce paradoxe incroyable que le mariage est devenu de gauche !
Comment analysez-vous l’évolution du mouvement homosexuel en France ?
Les années 70 avaient vu la naissance d’un mouvement homosexuel créatif et généreux, on se retrouve avec un mouvement normatif et communautariste. En quarante ans, on est passés d’un idéal d’émancipation collective à une morale juridique du chacun pour soi. Les années 70, c’était le coming out. Nous étions tous formés par Mai 68, c’était un mouvement anti-institutions, une révolution culturelle. J’y ai participé avec bonheur.
Le mouvement des femmes et le mouvement homosexuel sont nés en même temps et ont fait un bout de chemin ensemble. Moi-même, j’étais au MLF, j’ai été cofondatrice du Fhar (mixte au départ), puis des Gouines rouges. C’est vrai, on était antimecs. Et en même temps, il y avait une grande fraternité avec les garçons du Fhar. On estimait qu’ils étaient de notre côté, du côté du féminin ; comme nous, ils avaient été opprimés.
Et puis, l’arrivée du sida a tout changé. Les malades mouraient, leurs compagnons étaient virés de leur appartement, les hommes ont cherché à se protéger juridiquement. Le problème a été la non-transmission des valeurs de la contre-culture des années 70. La disparition de l’intelligentsia gay dans l’épidémie de sida a créé un vide culturel qui a été rempli par les juristes. Et par un familialisme dans lequel on est encore aujourd’hui. Pour se défendre, les gays ont constitué des associations, une grande famille, et ils sont toujours dans cet esprit de communauté, comme si on risquait tous de se faire descendre dans la rue parce qu’on est homo.
On est aujourd’hui dans un troisième temps, celui de l’ultralibéralisme. On vient du Fhar, dont les militants scandaient «prolétaires de tous les pays, caressez-vous», ou «mariage, piège à cons», nous voilà dans l’achat de sperme à l’étranger et le recours aux mères porteuses.
Qu’en est-il de l’égalité ?
Laquelle ? Le mariage pour tous, c’est l’égalité entre les couples homos et hétéros, mais pas entre les couples et les célibataires ; on n’en a pas parlé, vous avez remarqué ? Le mariage était fait pour élever les enfants, ce qui justifiait que les célibataires paient plus d’impôts. Mais les couples mariés, homos ou hétéros, qui n’ont pas d’enfants à charge, comment justifie-t-on qu’ils paient moins d’impôts que les célibataires ? Et surtout, c’est la fin de la philosophie des Lumières qui fondait la citoyenneté sur l’individu, et pas sur le couple.
Quant à l’égalité hommes-femmes… Le mouvement féministe a abandonné la demande d’égalité entre les sexes, trop difficile à obtenir, et s’est rabattu sur la parité, en 1999, quand Jospin était au pouvoir.
Comment se fait-il que le débat se soit grippé ?
Il n’a même pas eu lieu. Les lesbiennes, par exemple, se sont très peu exprimées, peut-être parce qu’elles avaient moins accès aux médias. Elles ont un site où elles s’expriment, celui de la Coordination lesbienne en France, mais ont peu communiqué vers l’extérieur. Et surtout, elles étaient divisées : certaines étaient pour le mariage, d’autres contre, d’autres partagées. Les lesbiennes du Centre évolutif Lilith de Marseille se sont exprimées contre. Les femmes de Bagdam à Toulouse aussi, mais elles ont quand même manifesté pour… à cause de l’homophobie.
Les pro-mariage ont pris en otage les féministes contestataires et les homos qui étaient contre cet idéal petit-bourgeois. Il y a eu d’un côté des vrais réactionnaires, et de l’autre, des faux progressistes. Et si on se situe en dehors de ça, on est accusé d’être homophobe ou réactionnaire. Le débat est polarisé en deux camps. Mon livre est une tentative pour permettre une pensée critique et trouver une autre voie.
Dessin Yann Legendre
Recueilli par Natalie Levisalles
SOURCE : http://www.liberation.fr
Adieu les rebelles!, de Marie Josèphe Bonnet Flammarion, 2014, 136 pp.
Serait-il plus difficile d’établir l’égalité entre les sexes qu’entres les sexualités ? Le mariage pour tous est-il un progrès ou les habits neufs de l’ordre patriarcal, une normalisation qui sonne le glas de la contre culture et de l’émancipation féminine ? Adieu les rebelles !
Marie-Josèphe Bonnet tire la sonnette d’alarme : La revendication d’un « droit à l’enfant » par le recours à des techniques médicales susceptibles de révolutionner la filiation et un projet « d’émancipation du biologique » sont la suite logique du mariage pour tous. Le risque est grand de déboucher alors sur un nouvel esclavage des femmes et un renouveau de la guerre des sexes…
Une minorité est en train de faire le jeu du Néolibéralisme, ce fléau qui n’en finit pas de déstructurer les vies, les consciences, l’économie, le lien social et l’avenir de la planète, au nom du profit. Elle se travestit sous le sublime oripeau de l’égalité quand elle ne roule que pour le privilège de quelques-uns
SOURCE : http://mariejobon.net/
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