Ethique sur l’étiquette veut relayer le combat des 60 millions de travailleurs, très majoritairement des femmes, qui ne gagnent pas de quoi vivre décemment et sont employés dans des conditions indignes. Il entend aussi interpeller les multinationales et sensibiliser les consommateurs sur l’origine des vêtements qu’ils achètent parfois à prix cassés, mais au détriment de vies brisées. Libération a longuement rencontré l’une de ses ouvrières textiles que défend Ethique sur l’étiquette. Elle s’appelle Hong Chantan. Voici son édifiant récit.

«Je m’appelle Hong Chantan. J’ai 35 ans. Je travaille dans différentes usines de textile au Cambodge depuis l’âge de 20 ans. Je viens d’un village à 195 kilomètres de Phnom Penh, d’une famille de paysans, huit enfants. On a cultivé du riz jusqu’à la mort de mon père. Il a fallu trouver une solution, un travail. Je n’avais pas d’autres possibilités que de partir rejoindre une de ces sweatshops. Je suis restée deux mois dans une première usine, trois mois dans la deuxième, six ans dans la troisième, et j’ai bossé dans la dernière pendant sept ans, avant qu’elle ne brûle… J’ai commencé au début en étant payée 30 dollars par mois [environ 23 euros, ndlr] en moyenne. On peut être salariée mensuellement ou payée à la pièce. Dans le premier cas, vous avez un patron sur le dos en permanence, qui vous intimide, vous menace, vous demande d’aller plus vite, vous interdit de vous lever ou de parler avec d’autres ouvrières. Dans le second cas, vous êtes votre propre patron, vous vous mettez en permanence la pression pour produire plus vite dans des conditions épouvantables.

«Sur votre contrat, il est écrit que l’on doit travailler huit heures par jour, quarante-huit heures par semaine, selon les standards de l’Organisation internationale du travail. Mais aucun travailleur ou travailleuse de sweatshop ne fait cela ! Notre quotidien, c’est plutôt douze heures par jour, six jours voire six jours et demi sur sept, même les jours fériés. Et bien évidemment, sans aucun congé payé. Je n’ai pas de vie, pas de mari. J’habite dans un petit studio de 12 mètres carrés à vingt minutes à pied de l’usine avec toute ma famille qui m’a rejointe. On le loue 50 dollars par mois. Cinq de mes sœurs se tuent aussi à la tâche à l’usine. Je me lève tous les jours à 5 heures pour me préparer à manger. Je finis à 20 heures, je passe au marché, on mange et on se couche à 22 heures, terrassées par la fatigue.»

100 dollars

«Depuis que le salaire minimum dans le textile est passé à 100 dollars par mois en 2013, je gagne avec les heures sup, 140 dollars par mois. Impossible pourtant de manger correctement, d’avoir des enfants et encore moins d’épargner. Le midi, on a une pause d’une heure. Les ouvrières « riches » peuvent parfois s’acheter un en-cas à moins d’un dollar. Nous, on se contente d’un sachet de riz à moitié avarié dans lequel on trouve parfois des vers… Voilà pourquoi on milite pour être au moins payée 177 dollars par mois. Pour vivre un peu plus décemment. Pour certains réseaux, comme l’Asia Floor Wage Alliance, on devrait au moins toucher 283 dollars pour le minimum vital. Voilà pourquoi on s’est battus et pourquoi on a été autant réprimés en 2014 : quatre morts, trois disparus, 39 blessés…»

«Je couds depuis 2007 des pantalons dans l’usine Chang Sheng, qui produit pour le groupe Inditex (Zara) dans une usine. Il n’y a aucune sécurité, aucune hygiène, on est comme des poulets élevés en batterie. Quand on veut aller aux toilettes, on est mal vu. Les contremaîtres, tous chinois, nous insultent, ils nous disent : « On vous paie pas pour aller pisser. » On ne peut s’absenter plus de cinq minutes. On n’a pas le droit de parler. Au bout de trois fois, on nous suspend pour une journée de travail. Ils nous traitent d’incultes, de paysannes, d’ignorantes. Ils nous disent que si on n’est pas content(e)s, d’autres attendent à la porte pour être embauché(e)s. Le confinement est total. Les fenêtres sont voilées pour éviter qu’on nous voie ou qu’on fasse passer de la marchandise. On se touche quasiment entre nous. Impossible de circuler : les allées sont bourrées d’habits cousus ou à faire. La chaleur est accablante, la ventilation défaillante. L’odeur d’égouts, de toilettes, reflue en permanence. La cadence est infernale. Et, pour ceux qui travaillent notamment sur les jeans, les solvants, les pesticides et autres produits chimiques provoquent des malaises, des maladies. En 2011, plus de 2 400 ouvrier(e)s se sont évanoui(e)s d’épuisement au Cambodge.»

« Nos droits violés »

«Quand on tombe malade, on doit obligatoirement passer par un médecin lié à l’usine. Qui se contente souvent de dire qu’on manque de sucre. Les filles souffrent souvent d’hémorroïdes, des bronches, d’infections diverses, de cancers. Les arrêts maladie n’existent pas. Le suicide n’est pas reconnu comme une maladie professionnelle. Beaucoup d’entre nous craquent avec la détérioration des conditions de travail. De toute façon, quand ils savent qu’on est malade, ils nous licencient d’entrée. Quand je tombe malade, j’emprunte donc de l’argent que je rembourse plus tard avec des intérêts. Il y a bien trois syndicats dans mon usine, mais un seul vraiment indépendant, un seul qui tentait de défendre les salariés. Malgré les pressions, les intimidations, les menaces de morts, surtout lorsque l’on est une femme… Au Cambodge, les femmes doivent obéir. Doivent être dociles. C’est pour cela que l’énorme majorité des 600 000 salariés dans le textile sont des femmes.»

«Malgré cela, je ne me résigne pas. Nos droits sont tellement violés que j’ai décidé de devenir responsable syndicale. Même si les droits syndicaux sont constamment violés, on veut se battre, avoir le droit de faire grève. La dernière fois qu’on a voulu en faire une, en juillet, l’usine a brûlé dans la nuit. Depuis, on attend de retrouver du travail. Je suis arrivée hier à Paris. C’est la première fois que je sors de mon pays. Ce serait bien qu’un jour, celles et ceux qui achètent des habits dans des grandes enseignes se rendent compte des conditions dans lesquels ils sont fabriqués…»

Christian LOSSON