Contribution de Kevin Anderson (City University of New York) dans Rosa Luxemburg aujourd’hui (textes réunis et présentés par Claudie Weil et Gilbert Badia, P.U.V. 1986).
Comme étudiant de Raya Dunayevskaya, qui travaille sur Rosa Luxemburg, je voudrais faire quelques remarques sur son dernier livre qui porte sur Marx, Luxemburg et le mouvement de libération des femmes et s’intitule : Rosa Luxemburg, Women ‘s Liberation and Marx’s Philosophy of Revolution (New Jersey, Humanities Press et Sussex, Harvester Press, 1982). Je ne peux pas résumer, ici toute la conception de Dunayevskaya de la dialectique de Marx.
Je voudrais mentionner une dimension nouvelle de cet ouvrage de Dunayevskaya, le rapport qu’elle établit entre Luxemburg et le mouvement de libération des femmes. La dimension féministe de Luxemburg dont parle Dunayevskaya ne relève pas d’une perception de Luxemburg comme féministe au sens moderne du terme.
Mais il y a plus chez elle sur ce sujet qu’on ne le pensait jusqu’à présent : surtout les écrits contre le militarisme et pour le droit de vote des femmes que Luxemburg a rédigés spécialement pour les femmes. Ensuite, le livre répond à J.P, Nettl qui intitule les années 1906-1909 « les années perdues». Enfin, et c’est le plus important, mes remarques concernent notre époque actuelle. Dunayevskaya écrit, je la cite : « Notre époque est celle qui a vu le surgissement de tout un Tiers Monde nouveau – afro-asiatique, latino-américain, au Proche-Orient – ainsi que du mouvement de libération des femmes qui, d’une idée, est devenue un mouvement. Notre époque est celle qui peut enfin voir Luxemburg dans son ensemble, en tant que théoricienne révolutionnaire et féministe, ceci sans qu’elle en ait eu conscience. Une nouvelle réalité existe aussi bien du point de vue du mouvement de libération des femmes que du rapport entre spontanéité et organisation, qui marque notre époque. » (p. 190-191).
Donc, selon Dunayevskaya, la rupture personnelle et privée avec Léo Jogiches et la rupture publique avec les réformistes Kautsky et Bebel en 1910-11, ne révèlent pas seulement le rapport entre la libération des femmes et la révolution dans la vie et dans la pensée de Luxemburg. Elle essaie aussi de montrer comment l’éclair de génie de Luxemburg sur la montée de l’impérialisme au début du XXxxe siècle fut le moyen pour Kautsky et Bebel d’éviter l’affrontement avec elle en sombrant dans la phallocratie. Par exemple, la rupture avec Kautsky s’est accompagnée de calomnies spécieuses et sexistes contre Rosa Luxemburg dans les lettres échangées entre Kautsky, Bebel et Victor Adler.
Dunayevskaya montre comment nous devrions voir sur ce point la question des femmes, bien que Luxemburg n’en ait pas été consciente. Par exemple, s’interroge Dunayevskaya, pourquoi fait- elle soudain référence à Penthésilée dans sa lettre à Mathilde Wurm du 28 décembre 1916 ? : « Je te le dis : dès que je pourrai remettre le nez dehors, je m’en vais harceler et prendre en chasse votre bande de grenouilles, à son de trompe, à coups de fouet, en lâchant sur elle mes molosses – j’allais écrire : telle Penthésilée – mais, par Dieu, vous n’êtes pas des Achille. »
Surtout, pour Dunayevskaya, la question c’est le dialogue nécessaire entre le mouvement actuel de libération des femmes et l’actualité de la révolution ainsi $ue de la dialectique de Marx. Ce n’est pas un appel pour que les féministes d’aujourd’hui imitent le mouvement des femmes de Luxemburg et de Clara Zetkin. Du-nayevskaya écrit dans une critique de la gauche (et des gauchistes) : « Cessez de nous dire, même à travers les voix des femmes (de la vieille gauche) combien le mouvement socialiste allemand des femmes était grand. Nous savons combien de groupes d’ouvrières Clara Zetkin a organisés et que c’était un vrai mouvement de masse. Nous savons aussi qu’aucune d’entre elles, y compris Zetkin et Luxemburg, n’a mis en évidence le sexisme dans le parti. Dans aucun cas nous ne vous permettrons de masquer votre sexisme sous le shibboleth (slogan) : la révolution sociale d’abord.» (p. 100-101).
Dunayevskaya a découvert, surtout dans les derniers écrits de Marx, dans ses Cahiers ethnologiques, une dialectique très nouvelle et ouverte sur les rapports homme/femme. Ces Cahiers contiennent une critique de tous les marxistes d’après Marx sur la libération des femmes, à commencer par Friedrich Engels dans l’Origine de la famille.
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Dunayevskaya a également présenté dans son livre une critique de Rosa Luxemburg en tant qu’économiste marxiste, en exposant quelques aspects nouveaux qui tient la dialectique et l’économie politique. Dunayevskaya critique l’Accumulation du capital de Rosa Luxemburg, l’excès de faveur dont y jouit la sous-consommation et sa sous-estimation des possibilités d’auto-émancipation des masses colonisées, en dépit de son importante et émouvante critique de la barbarie de l’impérialisme.
En outre, selon Dunayevskaya, ce n’est pas seulement une question politique ou économique, mais aussi philosophique. Ainsi, la conception de la dialectique reste chez Luxemburg étroitement matérialiste, en ce sens qu’elle ne va pas vraiment au-delà de la dialectique d’Engels ou de la II° Internationale. Par exemple, Dunayevskaya montre que, même si Luxemburg a lu certains fragments des Manuscrits de 1844 de Marx que Mehring avait découverts, elle les a qualifiés de « fragments disjoints de l’activité intellectuelle de Marx » (p. 117). Dunayevskaya situe le problème de Rosa Luxemburg économiste dans un nouveau contexte, non seulement économique et politique mais aussi philosophique, en liant ensemble de manière tout à fait neuve une critique de la théorie de l’accumulation de Luxemburg et son opposition politique à toute forme de nationalisme et sa conception de la dialectique. Si l’impérialisme fut la source de l’accumulation du capital et non l’exploita¬tion du travail dans les pays capitalistes, alors : « c’est cette force, et non pas les ouvriers, qui causera la chute du capitalisme. La nécessité historique de la révolution prolétarienne s’évanouit» (p. 45).
«En d’autres termes, la dialectique comme mouvement de libération et comme méthodologie est entièrement absente. Toutes ces contradictions coexistent sans jamais s’agglutiner pour produire un mouvement. Ce qui, selon Hegel “précède la conscience sans contact mutuel” et que Lénine a qualifié d »“essence de l’anti- dialectique” est en effet la pierre de touche de l’erreur de Luxemburg… « Luxemburg révolutionnaire perçoit le gouffre sans fond entre sa théorie et son activité révolutionnaire et elle vient au secours de Luxemburg. Longtemps avant que le capitalisme ne s’effondre à cause de l’épuisement du monde non-capitaliste, écrit Luxemburg, les contradictions du capitalisme, internes et externes, seront telles que le prolétariat le renversera (p. 45).
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L’exemple révolutionnaire vivant de Luxemburg, sa théorie de la spontanéité et sa conception de la démocratie révolutionnaire après la révolution (dans sa célèbre critique de la Révolution russe), et la dialectique totale et révolutionnaire de Marx, nous fournissent de nouveaux points de départ pour les mouvements actuels de libération des femmes, ainsi que pour d’autres mouvements d’opposition et de libération. Il faut opérer une distinction entre Marx et tous les marxistes d’après Marx pour comprendre le type de rapport qu’esquisse Dunayevskaya.
Pour résumer, ce nouveau livre de Dunayevskaya ouvre une discussion sur la personne de Luxemburg dans sa globalité : économiste, féministe, spontanéiste et surtout révolutionnaire. Luxemburg, comme révolutionnaire féminine dans une gauche dominée par les hommes et comme théoricienne de la spontanéité et de la démocratie révolutionnaire après la révolution, reste extrêmement pertinente pour les mouvements révolutionnaires et sociaux actuels : pour les révolutionnaires d’Amérique centrale contre l’impérialisme américain de Reagan, ou pour la jeune opposition ouvrière, antinucléaire et antiraciste dans les soi-disant démocraties occidentales – les États-Unis, la France et l’Allemagne de l’ouest -, ou pour la jeunesse et les femmes iraniennes en lutte contre Khomeiny, ou pour 1e mouvement Solidarnosc en Pologne contre le. capitalisme d’État russe. C’est pourquoi Dunayevskaya termine son livre Rosa Luxemburg, Women’s Liberation and Marx’s Philosophy of Revolution sur ce qu’elle appelle le défi absolu de notre époque : la théorie de la révolution en permanence de Marx.
SOURCE : bataillesocialiste.wordpress.com