INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Le genre dans les sociétés égalitaires
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Le genre dans les sociétés égalitaires

Par Eleanor B. Leacock

 

Comment expliquer l’oppression des femmes, et sa diffusion à travers le monde et les sociétés ? Poser cette question, c’est s’opposer au récit mythique selon lequel les femmes auraient été de tout temps et en tous lieux opprimées. Et en effet, cette hypothèse d’une universalité du sexisme prend racine dans un grand nombre de discours scientifiques ou pseudo-scientifiques, dans une partie de l’anthropologie et de la sociobiologie. Dans ce texte, Eleanor Leacock, anthropologue féministe, met en lumière les soubassements eurocentriques et sexistes de telles conceptions. Elle décrit une organisation sociale égalitaire dans les sociétés indigènes d’Amérique du Nord auxquelles les chercheurs étaient aveugles ou bien qui avaient été bouleversées par l’impérialisme occidental et l’émergence du commerce. À partir de ce récit, elle propose quelques pistes pour penser l’émergence historique de l’oppression des femmes d’un point de vue matérialiste.

Introduction

Les représentations populaires des relations hommes-femmes dans les sociétés primitives se résument à l’image de l’« homme des cavernes » de la BD du New Yorker, une massue à la main et tirant sa femme par les cheveux. À un niveau plus élevé, supposé scientifique, les écrits de Robert Ardrey, Desmond Morris et d’autres renforcent cette image1. Derrière les éclats de rire que suscite un tel dessin et derrière toutes les images fabriquées à partir d’un bric à brac ethnographique détaché de tout contexte, le message reste essentiellement le même : les êtres humains ont toujours été agressifs et compétitifs, et les hommes, l’étant plus que les femmes, ont toujours été « dominants ». Le thème se répète avec des variations : notre nature « animale » ou « primitive » reflète la « loi de la jungle » selon laquelle la force fait le droit parce que la nature humaine fondamentalement brutale – c’est ainsi qu’on se la représente—subsiste sous le fin vernis de la civilisation, avec sa règle d’or « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent », et malgré la valeur que notre culture prétend conférer à la vie humaine et à l’individu. Quand cependant nous considérons les données de l’anthropologie sociale et physique, de l’archéologie et de la primatologie dans leur totalité plutôt qu’en fonction d’une sélection arbitraire, celles-ci nous racontent une toute autre histoire. La socialisation, la curiosité et l’esprit ludique, non la compétitivité affirmée et l’agressivité, ont permis à des créatures relativement petites et sans défense d’évoluer vers cet être humain qui, à travers le monde, a créé de multiples modes de vie. La socialisation, c’est-à-dire le puissant désir de se lier à ceux de sa propre espèce et un intérêt primordial pour eux, caractérise nos ancêtres primates. Combat et querelles ne sont pas fondamentaux, mais secondaires. L’humanité n’a pas évolué, comme le postulait Hobbes, depuis un ancêtre par nature agressif. Avec du recul, il est clair qu’elle ne pouvait pas évoluer ainsi. La base de cette évolution réussie fut la vie de groupe qui à la fois nécessitait et rendait possible les comportements coopératifs. De même, la coopération a mené au développement d’outils et ustensiles sophistiqués et à l’élaboration du langage, tout en étant dépendant de ceux-ci2.

On a beaucoup écrit sur le fait que nos ancêtres primates se tournaient vers la chasse comme complément à la cueillette de produits alimentaires d’origine végétale. On peut lire ici et là que le fait de tuer des animaux, à un stade primitif de l’histoire humaine, a donné naissance à des tendances agressives profondément ancrées. Cet argument paraît convaincant, d’autant plus qu’il peut être utilisé pour rationaliser les conduites de domination des politiciens ambitieux et des financiers puissants qui les soutiennent en imputant leurs actions à notre nature humaine. Les gens oublient que, chez les animaux, tuer des membres d’autres espèces ne conduit pas à tuer des membres de sa propre espèce et cette attitude est spécifiquement humaine. On doit se poser la question suivante : quelle signification a réellement le fait de tuer des animaux pour les peuples qui dépendent de la chasse pour vivre ?

Jusqu’à récemment, quelques peuples, non atteints par l’industrialisation, vivaient largement de la cueillette de végétaux sauvages et de la chasse. Ils valorisaient les talents de chasseur, mais l’agressivité telle que nous la connaissons dans nos sociétés était dépréciée. La chasse était un travail extrêmement pénible, parfois un défi excitant certainement, mais aussi une corvée. Les sentiments à l’égard des animaux tués, surtout les plus gros, ne ressemblaient pas à notre fierté égoïste de conquête. Ils révèlent au contraire des attitudes de gratitude et de respect. Des dieux animaux étaient habituellement honorés et dans les contes, hommes et animaux entretenaient des relations étroites ; ils se mariaient entre eux, s’engendraient les uns les autres, s’apprenaient mutuellement des choses et passaient des accords pour sceller leurs relations. Ces peuples coopéraient pour obtenir de la viande et partageaient les animaux qu’ils s’étaient procurés. Les arrangements sociaux des peuples chasseurs, depuis les Bushmen chasseurs-cueilleurs du désert du Kalahari en Afrique du Sud-Ouest jusqu’aux Eskimos chasseurs de mammifères marins, étaient similaires. Les sociétés qui vivaient de la cueillette et de la chasse (et de la pêche) étaient coopératives. Les individus partageaient la nourriture et pensaient de l’avidité et de l’égoïsme à peu près ce que nous pouvons penser des comportements de malades mentaux ou de criminels. Ils fabriquaient et estimaient leurs biens de valeur, mais autant pour les donner que pour les garder.

Les gens ne suivaient pas un leader unique, mais participaient à l’élaboration des décisions – des codes soulignaient l’importance de faire taire les animosités et de restreindre la jalousie et la colère. Parfois l’inimitié personnelle était ritualisée comme dans le duel au tambour des Eskimos dans lequel deux adversaires se lançaient des insultes en chansons l’un après l’autre. Les gens se critiquaient les uns et les autres par la plaisanterie ou la taquinerie, ce qui menait en général à des éclats de rire auxquels se joignait la personne critiquée elle-même. Quand des combats sérieux conduisaient quelqu’un à blesser ou à tuer une personne, on recherchait l’expiation plutôt que le châtiment. La guerre était rare, voire inconnue. Quand cela arrivait, elle prenait la forme de raids rapides et non de conflits organisés pour des territoires, des esclaves ou un tribut. Deux peuples chasseurs ont récemment été filmés et on a écrit à leur sujet : les doux et chaleureux chasseurs de singes Tasaday des Philippines et les inamicaux et sombres compétiteurs Iks du Kenya3. Ce sont les Tasaday, qui vivaient jusqu’à récemment leur propre vie librement, qui nous donnent la meilleure approximation de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, car les Iks ont été expulsés de leurs terrains de chasse et, totalement démoralisés, semblent se diriger vers un suicide collectif.

Propriété privée, stratification sociale, soumission politique et guerres institutionnelles avec des armées permanentes sont des inventions sociales qui ont évolué au cours de l’histoire humaine. Elles ne sont pas l’expression mécanique de quelque nature humaine innée. Autrement, la grande majorité d’entre nous aujourd’hui ne chercherait pas si ardemment à se procurer un niveau de vie sûr, un minimum satisfaisant et plaisant, mais se jetterait avec enthousiasme dans la compétition, l’agression et la violence permises et encouragées par notre structure sociale.

Les inégalités institutionnelles qui nous sont si familières, les hiérarchies dominantes, la menace constante de guerres à grande échelle sont apparues au quatrième millénaire avant J.C. pendant ce que l’on a appelé la révolution urbaine. Dans le long cours de l’histoire humaine, des sociétés égalitaires de chasseurs-cueilleurs et plus tard d’horticulteurs ont rituellement élaboré des formes variées de hiérarchie sociale et cérémonielle, tout en maintenant, pour autant que l’on puisse en juger, un droit égal aux moyens de subsistance élémentaires. Ensuite, fruit de l’ingéniosité et de l’inventivité humaines, la spécialisation du travail s’est graduellement développée et a éloigné une partie de la population de la production des aliments de base. Le troc s’est transformé en commerce et les négociants en intermédiaires marchands. Les chefs-prêtres manipulaient de plus en plus les marchandises qu’ils stockaient pour la redistribution et ce qui était jusqu’alors une hiérarchie rituelle se transforma en élitisme et en exploitation. L’accès égal à la terre devint plus restreint à mesure que les étendues libres se transformaient en champs privés, aménagés, irrigués, fertilisés, ou travaillés d’une manière ou d’une autre. Pour résumer, des systèmes de classes furent créés, quoique lentement et non sans résistance et tentatives pour préserver les habitudes de coopération. Des sociétés complètement stratifiées ont émergé d’abord en Asie du Sud-Ouest et en Afrique du Nord-Est, en Mésopotamie, en Égypte, à Jérusalem, en Perse. Dans l’hémisphère occidental, les sociétés urbaines stratifiées ont évolué de manière indépendante chez les ancêtres des Incas, Mayas et Aztèques. Durant les millénaires suivants, des centres urbains marchands aux formes politiques et sociales stratifiées et concurrentielles, se sont développées de façon répétée sur la base de sociétés qui s’étaient organisées autour de clans égalitaires, comme le montrent les reconstitutions de l’histoire ancienne en Afrique, Asie, Europe et dans le Nouveau Monde.

Presque 5 000 ans après l’émergence de villes en Asie et en Afrique, prit forme la transformation sociale suivante : la révolution industrielle. Inextricablement liée à l’expansion coloniale et impériale européenne, la révolution industrielle mit un terme à l’autonomie relative des innombrables traditions culturelles existant sur terre. Graduellement, les peuples de tous les continents se retrouvèrent insérés dans un système mondial unique de relations d’exploitation militaires, politiques et économiques. Un thème revient constamment dans les minutieuses reconstitutions ethno-historiques des divers modes de vie développés par différents peuples. Les données archéologiques, les récits des premiers explorateurs, missionnaires ou commerçants, comme le matériel ethnographique plus récent, révèlent que la coopération généralisée a, à maintes reprises, été minée par la concurrence généralisée. Heureusement, de plus en plus de personnes dans le Monde cherchent actuellement à créer de nouvelles formes de coopération. Il est en effet urgent d’y parvenir, sans quoi nous rendrons notre planète impropre à la vie.

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