Article extrait des Cahiers du féminisme, n° 12, mars-avril 1980, p. 35-36
Iran : Un second souffle du mouvement autonome des femmes
Voici un extrait d’un texte que nous a adressé une camarade iranienne, actuellement à Londres ; elle tire un premier bilan des luttes de femmes en Iran depuis mars 1979.
«(…) On ne peut expliquer l’énorme explosion spontanée de colère exprimée par les femmes lors des manifestations qui se sont déroulées à Téhéran à l’occasion de la journée internationale des femmes, par le simple rejet du voile. Aussi confuse et limitée que fut la conscience politique des femmes à ce moment, elles comprirent que la tentative de leur imposer le voile avait une portée beaucoup plus grande. Elles sentirent instinctivement que cette première mesure en annonçait d’autres qui devaient logiquement aboutir à leur exclusion de toute la vie économique, politique et sociale. Et cela, elles n’étaient pas près de l’accepter.
Après une semaine de rassemblements, de marches et de manifestations, le gouvernement recula sur la question du voile. Bazargan (…) annonça que la déclaration de Khomeiny avait été mal comprise par des militantes sincères, mais délibérément manipulées par des fauteurs de troubles de gauche. Il déclara que le port du voile ne serait pas obligatoire dans les bureaux et que l’Iman pensait qu’il fallait guider les femmes, pas les obliger à porter le voile, Il apparut toutefois que les femmes qui avaient manifesté avaient beaucoup mieux compris le message de Khomeiny que son Premier ministre. En effet, tandis que Bazargan faisait de pieuses déclarations contre le port forcé du voile, dans de nombreux ministères, on commença à faire circuler des pétitions en faveur du voile et on demanda aux employées femmes d’y apposer « volontairement » leur signature. (…) Les femmes juges furent démises de leur fonction en bloc ; on leur interdit d’exercer et on les invita à chercher un emploi de bureau dans l’administration de la justice. De nombreuses entreprises et banques commencèrent à refuser poliment les demandes d’emploi émises par les femmes. On confirma l’interdiction de l’avortement décidée par le cabinet de Sharif Emani en septembre 1978 sous la pression du clergé. La loi de protection de la famille fut officiellement abolie. On incita les femmes à oublier les concepts « occidentaux » d’égalité et de rechercher la voie de leur libération dans l’Islam. On proclama le jour anniversaire de la naissance de Fatima, le jour des femmes ; une manière de revaloriser la maternité à laquelle l’Islam est traditionnellement attaché.
Après la première vague de luttes en mars 1979, le mouvement des femmes connut une période d’accalmie et de dispersion. A cela deux raisons. D’abord, la question centrale qui avait focalisé les mobilisations (l’obligation de porter le voile) disparaissait avec le recul du gouvernement. Les luttes se déplaçaient à un niveau local en fonction de tel ou tel bureau gouvernemental, en fonction des événements.
Mais cette dispersion fut aggravée par le mode d’organisation adopté par les groupes de femmes qui avaient surgi au départ. Pratiquement, chaque groupe était conçu comme l’organisation de femmes de tel ou tel parti politique. Le Front national mît sur pied la Ligue des femmes iraniennes. L’Union de la gauche constitua son Union nationale des femmes. Le Tudeh (PC) annonça la formation de son Union démocratique des femmes. Chaque groupe maoïste mit sur pied sa propre organisation de femmes.
Aucune de ces organisations n’avait de perspective globale pour le combat des femmes exprimé par un programme d’action composé de revendications liées à l’oppression des femmes. Chaque organisation s’est constituée sur la base du programme de son organisation « mère ». En ce gui concerne les organisations maoïstes par exemple, elles avaient intégré la lutte contre « l’impérialiste soviétique » dans leur programme de libération des femmes. En conséquence, les femmes qui n’appartenaient à aucune organisation politique ont commencé à s’organiser, à former des groupes dans les bureaux et autres lieux de travail.
Cette atomisation a permis au régime d’attaquer sur d’autres terrains : l’enseignement mixte fut supprimé et on interdit aux jeunes femmes mariées de poursuivre leur scolarité ; compte tenu de l’âge très jeune au mariage de nombreuses femmes en Iran, cela signifie une baisse très sensible de la scolarisation des filles dans le futur. Cette mesure, au même titre que l’interdiction de la mixité dans l’enseignement, aura des conséquences extrêmement néfastes sur l’éducation des filles, même si (pour l’instant ?) cette dernière interdiction ne touche pas encore les universités. En effet, la plupart des écoles secondaires de filles ont un niveau très faible. Pire, les voies spécialisées comme le sont les écoles de langues ou les écoles qui préparent aux examens d’entrée à l’université étaient toutes mixtes. Comme la plupart du temps, il n’y a pas assez de femmes pour ouvrir des sections séparées pour les femmes, la non-mixité signifie donc la fermeture de telles écoles spécialisées aux femmes Mais les attaques les plus récentes du régime (la promulgation du nouveau code réactionnaire de la famille) a donné une nouvelle cible nationale d’action et a permis une plus grande centralisation des luttes de femmes. Ainsi, s’est réuni, le 25 novembre dernier, le premier Congrès unifié des organisations de femmes pour discuter de l’action unie à mener contre les lois sur la famille.
Bien sur, la composition de ces premiers groupes de femmes, n’est ni prolétarienne ni industrielle. Ces organisations de femmes militantes sont avant tout composées d’employées de l’Etat, d’enseignantes, de puéricultrices et de femmes de nombreuses autres professions (médecins, ingénieurs, artistes, architectes, etc.). Les objectifs sur lesquels elles sont organisées ont apparemment peu de lien avec les préoccupations des ouvrières (divorce, égalité professionnelle possibilités d’emploi, etc.) Cependant, il serait complètement fou sur le plan politique de renoncer, pour de telles raisons, au développement de ce mouvement (…) A l’heure actuelle, ce jeune mouvement de femmes (le premier sans doute de ce type au Moyen-Orient) connaît sa phase « infantile » de développement. Si les révolutionnaires n’arrivent pas à l’influencer de manière décisive et à en conquérir la direction sur le plan politique, ce sont les courants nationalistes bourgeois qui les domineront à coup sûr ou les petits groupes maoïstes sectaires. Cela représenterait une sérieuse régression pour la libération des femmes en Iran. Cela sérait aussi un coup porté au développement de la prise de conscience de la nécessité de l’indépendance de la classe ouvrière. Si les travailleurs iraniens, hommes et femmes, n’arrivent pas d s’identifier à ce combat et le considèrent comme un passe-temps de luxe pour les femmes des classes privilégiées, non seulement ces luttes échoueront mais l’emprise et l’hégémonie politique de la direction islamique s’intensifieront. La défaite des luttes de femmes signifierait la victoire du clergé dans son projet de stabiliser un Etat islamique et désarmerait les travailleurs dans leur propre combat de classe. De ce point de vue, le développement du mouvement de femmes en Iran pourrait certainement jouer un rôle significatif en bouleversant les piliers idéologiques de la République islamique. Si les femmes réussissent à rejeter les lois sur la famille, cela fera surgir de très nombreuses questions nouvelles et des doutes dans l’esprit des travailleurs et des autres couches de la population qui, aujourd’hui, soutiennent Khomeiny et le concept de système politique et social islamique.»
Azar Tabari. Janvier 1980