INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Palestine : romancière féministe (1980)

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Article extrait des Cahiers du féminisme, n° 12, mars-avril 1980, p. 32-34

 

Palestinienne, féministe : la romancière Sahar Khalifa

 

Le nom de Sahar Khalifa n ‘est plus tout à fait inconnu en France, depuis la publication (et le succès) de son premier roman Chronique du figuier barbare (Gallimard). Ce livre constitue un tableau saisissant de la Cisjordanie occupée par l’armée israélienne, de l’existence des jeunes Palestiniens contraints de travailler en Israël, du sort des résistants emprisonnés, etc.

Ce livre a rencontré un grand succès dans tout le monde arabe. Dans un second roman oui sera prochainement publié en France. Sahar Khalifa aborde la question explosive de la condition des femmes palestiniennes. Nous l’avons rencontrée près de Ramallah, où elle habite, dans les territoires occupés, et lui avons demandé de nous parler de ce roman.

 

Quel est le thème de votre nouveau livre?

Pour l’essentiel, la situation des femmes en Cisjordanie, ces femmes dont j’escompte qu’elles joueront un rôle moteur dans les processus révolutionnaires qui affecteront cette société.

Dans les pays musulmans, les femmes sont exposées à des pres­sions beaucoup plus fortes qu’en Occident. Pendant des siècles, la fem­me musulmane a bouillonné de rage et d’amertume, sans jamais obtenir de rémission. Elle est comme un ballon trop gonflé dans lequel la pression, sans cesse, augmente. Un jour, elle explosera.

Il faut savoir aussi que la femme palestinienne a l’expérience de la lutte, lutte nationale, lutte de classes : elle a l’expérience de l’organisation. Bien entendu, la lutte des femmes n’est pas indépendante du contexte politique particulier dans lequel elle se déroule. Ici, dans les territoires occupés, le pouvoir, ce sont les autorités israéliennes, plus précisément les soldats israéliens. Mais cela ne doit pas nous faire oublier le caractère exploiteur et autoritaire du pou­voir dans d’autres sociétés musulmanes. Telle est la matière de mon nouveau roman.

 

Les personnages principaux en sont-ils des femmes ?

Oui. Dans mon livre précédent, Chronique du figuier barbare, rares et secondaires étaient les personnages féminins. Dans celui-ci, il en va autrement. Si l’on suit leur évolution au fil du roman, on peut être surpris au début de les voir si faibles, infantiles. Mais, en même temps, on sent dans chaque personnage que quelque chose va exploser. Et l’explosion est très forte. C’est ainsi dans cette partie du monde, les femmes sont très douces et tendres, mais lorsqu’elles sortent de leurs gonds, on ne peut plus les arrêter.

Je pars de faits concrets. Il y a aujourd’hui une vague d’émigration hors des territoires occupés ; les femmes, elles, restent. J’essaie de restituer cette atmosphère. les femmes restent seules, elles subissent d’innombrables pressions, elles sont amenées à prendre des responsabili­tés sans cesse plus grandes.

 

Ne craignez-vous pas que, dans le camp palestinien lui-même, on vous fasse le reproche de braquer le projecteur sur la question des femmes ?

Bien sûr, je m’attends à toutes tes accusations possibles et imaginables. J’entends dire sans cesse que nous vivons en un temps de révolutions, révolution du tiers-monde, révolution sur un terrain de classe, etc. Mais si c’est pour en exclure les femmes, je trouve qu’il s’agit d’une attitude qui relève de la schizophrénie et qui en tous cas m’écœure.

 

Comment rattachez-vous la révolte des femmes à la situation spécifique du peuple palestinien ?

Comme je l’ai dit, on ne peut pas abstraire l’émancipation des femmes du reste. Je me rappelle que, lorsque l’Etat d’Israël fut créé, ma mère, comme les autres femmes, portait le voile noir qui lui couvrait le visage. Immédiatement après la guerre de 1948, les femmes ont enlevé le voile. Non pas petit à petit, mais d’un seul coup et c’était la conséquence directe de la guerre et des changements intervenus alors. Je ne saurais dire exactement pourquoi, mais le fait est que les choses se sont passées ainsi. Il reste peut-être des endroits, très conservateurs, comme Hébron, où les femmes portent encore le voile noir, mais la plupart des femmes palestiniennes l’ont enlevé.

Par ailleurs, on a assisté à une révolution sur le terrain de l’éducation parmi les Palestiniens. C’est une conséquence de la situation économique ; les femmes, aussi bien que les hommes, ont tout perdu, il ne leur reste que leurs mains et leur cerveau pour gagner leur vie. Les familles se sont efforcées de donner à leur fils et à leurs filles la possibilité d’accéder à une éducation supérieure de façon à ce qu’ils puissent s’intégrer au monde arabe et y trouver des emplois. Aujourd’hui, le peuple palestinien est le plus éduqué du monde arabe. Ce phénomène retentit bien sûr sur l’attitude des femmes.

Nombre d’entre elles en viennent à penser qu’il n’y a aucune raison de considérer l’homme comme supérieur, parce que son éducation n’est pas meilleure que la leur, qu’ainsi sa tête n’est pas mieux faite que la leur, contrairement à ce qu’affirme la religion (selon laquelle les femmes seraient moins intelligentes et moins sages).

 

Pouvez-vous me donner des exemples de ces nouvelles attitudes ?

Depuis l’occupation de la Cisjordanie, les femmes — en particulier les jeunes filles — participent aux manifestations. On a vu bien souvent les femmes s’y montrer plus courageuses que les hommes. Je vais vous raconter une histoire vraie, tout à fait significative : au cours d’une mani­festation, les Israéliens attrapent une fille et lui disent de façon à ce que tout le monde entende : « Toi, nous te connaissons, nous savons bien que tu n ‘as pas peur des coups (ils l’avaient déjà battue sans résultats), mais nous savons de quoi tu as peur. » Par là, ils voulaient dire : que nous t’humilions sur le plan sexuel, etc. Et vous savez ce que fit la fille ? Elle ouvrit le corsage de son costume d’écolière et leur montra sa poitrine en disant : « C’est de ça que vous pensez que j’ai peur ? Vous vous trompez ! »

Il faut bien comprendre ta portée d’un tel geste, devant les hommes qui participaient à la manifestation, les commerçants conservateurs de la ville, etc. Il était certain que sa famille le saurait… Vous savez, par ailleurs, que des filles ont été tuées par les soldats dans les manifestations. Ceci vous donne une idée des changements qui sont intervenus, au cours des dernières décennies, dans la mentalité des femmes palestiniennes. Avec le bouleversement des structures sociales et économiques, les femmes se sentent de plus en plus abandonnées, trahies : par la religion, la loi islamique, les hommes. Et c’est dans ce sentiment de trahison qu’elles puisent leur élan.

 

Est-ce la première fois que l’on assiste, dans le monde islamique, a un phénomène de cet ordre ?

Pas du tout. Prenez l’exemple de la révolution turque, dans les années vingt. Les femmes ont pris leur part à la lutte, à la guerre, elles ont occupé une place suffisante dans le processus révolutionnaire pour rédiger des brochures, les diffuser, etc. Mais lorsqu’on fin de compte le Parlement a été convoqué et a dû se prononcer sur les droits civiques des femmes, la majorité du Parlement (c’est-à-dire les hommes qui s’y trouvaient) s’est opposée à l’égalité entre hommes et femmes. Il y avait une jeune fille que l’on avait surnommée la Jeanne d’Arc de la Turquie qui, pendant la guerre avait fait des choses tout à fait extraordinaires ; naturellement, son cas vint à être évoqué au Parlement. Et vous savez ce que ces messieurs finirent par décider ? Ils lui offrirent une dot !

Il en va de même pour l’Algérie : les femmes ont pris leur part à la lutte et ensuite elles ont été trahies. Ou bien voyez l’Iran : les femmes ne veulent plus vivre sous le voile ! Mais dans une société aussi dominée par les hommes, les femmes devront arracher leur libération. Le problème avec les femmes algériennes, c’est que toute leur énergie s’est trouvée investie dans la lutte nationale. Elles se disaient que. lorsque la nation sera libérée, la femme se trouverait du coup libérée aussi. Cela s’est avéré une illusion. Pour elles, les choses sont retournées à l’état antérieur. Une révolution nationale qui n’émancipe pas tous les membres de cette nation n’est pas une vraie révolution.

 

Quel a été l’impact de votre premier livre, dans cette région, et éventuellement au-delà ?

Il a rencontré un succès que je n’attendais pas. La preuve étant que quand les soldats israéliens arrêtent des jeunes par ici, ils ne manquent pas de leur dire : « Ne lisez jamais « Chronique du figuier barbare  » ! », ce qui est, bien sûr, pour eux une formidable incitation à le lire. Le livre est écrit simplement et ainsi même des enfants de neuf ou dix ans peuvent le lire et en retenir quelque chose.

Il n’est pas inintéressant de rappeler les péripéties qui ont marqué sa publication. Lorsque j’ai fait parvenir le manuscrit à Beyrouth, à une mai­son d’édition palestinienne, il y a eu des réticences et on me demanda d’essayer d’obtenir le feu vert de quelques célèbres personnalités palestiniennes ; cela me mit en fureur, il y eut bien des cris et des bagarres, et je finis par reprendre mon manuscrit. Je l’envoyai en Egypte et l’on me répondit : « Quels mots grossiers vous employez ! Merde, putain, au diable votre religion, etc. » (Les Egyptiens sont très religieux).

Si bien que, finalement, ce furent des amis israéliens qui me proposè­rent de le publier, et j’acceptai, à condition qu’ils n’en changent pas un mot. Lorsqu’ils s’avisèrent de son succès, les éditeurs libanais se mirent à me bombarder de lettres pour obte­nir l’autorisation de le republier…

 

Est-ce que l’usage de l’arabe classique vous pose des problèmes pour rendre compte de la réalité contemporaine de la Cisjordanie ?

J’écris en arabe classique afin d’être comprise dans l’ensemble du monde arabe, au sens linguistique du terme. Il est important que mon livre puisse être lu aussi bien en Libye qu’au Soudan ou au Maroc. Mais je me dois aussi de restituer la façon de s’exprimer des gens de ma société ; ce qui signifie qu’ici et là, je « brise » la langue classique, je lui donne une certaine saveur, en y introduisant, par exemple, ces « vilains mots » qui ont été tant critiqués…

 

Quel est le profil de l’héroïne de votre dernier livre ?

C’est une fille qui n’a ni métier ni éducation supérieure. Elle commence à travailler dans les usines israéliennes et, au fil de cette expérience, est amenée à se poser différents problèmes liés à sa condition de femme : elle fait sans cesse l’aller-retour entre Tel-Aviv et les territoires occupés, des ragots se répandent sur son compte, on se demande d’où elle tient l’argent qu’elle a, etc. Elle est amenée à fréquenter d’autres travailleurs, sa conscience sociale se développe avec son expérience. A l’origine, c’est une personne très naïve, très religieuse, très timide, la femme orientale typique. Mais à la fin. elle est forte, elle explose.

 

Propos recueillis par A. B.

 

SOURCE : Cahiers du féminisme, n° 12, mars-avril 1980, p. 32-34

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