Après l’union sacrée du mariage pour tous, féministes et activistes LGBT divorcent sur la GPA
Que s’est-il passé depuis le vote du mariage pour tous, le 23 avril 2013? Les divergences ne sont pas récentes et avaient étaient mises en sourdine le temps d’une lutte commune.
Il y a quelques mois, une militante lesbienne qui se décrit comme «féministe», par ailleurs ex-présidente de SOS homophobie et du Centre LGBT de Paris, écrivait un billet au titre significatif: «Féminisme et mouvement LGBT, le divorce est-il prononcé?». Depuis environ un an, plusieurs évènements ont plutôt donné raison à la blogueuse Christine Le Doaré, confirmant, si ce n’est un divorce, du moins une recrudescence des tensions.
Réunies dans une sorte d’union sacrée autour de la bataille du mariage pour tous, les relations entre militants féministes et militants des droits des trans et homosexuels tendent à se fissurer. Si bien qu’on assisterait, selon Nicolas Gougain, l’ex-porte-parole de l’Inter-LGBT, à une «recomposition des mouvements».
Des incidents révélateurs
Que s’est-il passé depuis le vote du mariage pour tous, le 23 avril 2013? Quelques évènements ont une valeur symbolique.
En novembre 2013, l’association Osez le féminisme! (OLF) quitte le conseil d’administration de la Lesbian and Gay Pride de Lyon. Motif: l’organisation «instrumentaliserait» la lutte contre le VIH «afin de promouvoir son discours pro-prostitution». A Lyon, les tensions ne s’apaiseront pas, loin de là, et seront à leur comble en juin 2014 à l’occasion de la marche des fiertés, dont le mot d’ordre incluait des positions sur la GPA et la prostitution: «Droit des trans, PMA, IVG, GPA, prostitution: nos corps, nos choix!». A la suite de cela, OLF fera un communiqué très critique, regrettant un «amalgame entre des revendications légitimes et progressistes, et des réclamations clairement machistes».
Et il n’y a pas que chez Osez le féminisme! que cela coince. En novembre 2013 également, une autre association féministe décide de claquer la porte de l’Inter-LGBT. Il s’agit de la Coordination lesbienne de France (CLF), qui rendra publique sa décision en mars de l’année suivante. La CLF –dont la co-présidente, Jocelyne Fildard, parle d’un véritable «schisme»– explique son geste par l’attitude qu’elle juge «ambiguë» de l’Inter-LGBT: «Si l’Inter-LGBT, faute de consensus de la part des associations présentes, n’a jamais pris position sur la GPA ou la prostitution, il n’en est pas moins vrai qu’au sein de l’Inter-LGBT, certaines associations adhérentes, certes non majoritaires mais très actives, militent avec beaucoup d’ardeur en leur faveur», se justifie la CLF, pour laquelle «cette absence de clarté de la part de l’Inter-LGBT vaut, aux yeux du public, quasi soutien à leurs idées».
Plus proche de nous, un autre évènement illustre ces tensions, qui gravitent généralement autour de la question de la prostitution et surtout, de la GPA.
Fin novembre 2014, une conférence de l’historienne féministe Marie-Josèphe Bonnet dans ce même centre LGBT, qui devait avoir lieu le 9 décembre, est annulée, le centre arguant que la «sérénité» des débats ne pourrait être assurée, en raison des «positions très contestées parmi les personnes LGBT» de l’historienne. Le Corp, association qui milite contre la GPA et dont Marie-Josèphe Bonnet fait partie, se fend d’un communiqué, regrettant qu’il soit «interdit de parler aux membres du Centre LGBT (…) quand on ne partage pas ses positions “dominantes”».
Ça coince surtout chez les «féministes historiques»…
Peut-on néanmoins parler de «mouvement LGBT» et de «mouvement féministe» en généralisant?
Il faut noter tout d’abord la grande hétérogénéité de ces courants, qui tout en se revendiquant «féministes» ou «LGBT» ont parfois sous cette même étiquette des positions très différentes sur des sujets comme la GPA, la prostitution, le mariage, la parentalité…
«A l’Inter-LGBT on a tout, des gens très pro-GPA et des gens très anti», commente Nicolas Gougain. Il est «difficile de faire comme si c’était deux mouvements opposés», note quant à elle la chercheuse Christine Bard, notamment parce que «beaucoup de lesbiennes sont dans le mouvement féministe» et que différentes associations peuvent avoir des «positions militantes variées».
Entre le féminisme du Strass (Syndicat du travail sexuel), qui milite pour la dépénalisation de la prostitution, et celui du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF), qui y est totalement opposé quel rapport, en effet?
Delphine Aslan, porte-parole de Fières, une association qui se dit féministe et composée de «lesbiennes, bi, trans», distingue trois courants. Des féministes «très très marquées anti-GPA et anti-prostitution», d’une part (CNDF, CLF, Osez le féminisme…); d’autres qui sont contre la pénalisation des clients de prostitués et plutôt «pro-GPA» ou n’ont pas pris de position contre (Collectif 8 Mars pour toutes, Act-up, Strass) et enfin un troisième courant, plus récent, qui tente de faire la synthèse entre les deux, des «structures où la parole est plus ouverte sur ces questions parce qu’il n’y a pas de positions officielles dessus» (comme Fières, Gouines comme un camion ou Barbieturix).
Entre les féministes et l’Inter-LGBT, principale représentante du mouvement LGBT, les tensions viendraient surtout du côté des militants et militantes dites «historiques», ou féministes de la première vague, alors que d’autres, plus jeunes, seraient plus ouvertes aux discussions avec les trans et homosexuels.
«Marie-Josèphe Bonnet est restée bloquée dans des débats des années 1980, mais il y a une nouvelle génération de femmes qui ont un autre rapport à la question de la famille et de la parentalité», selon Nicolas Gougain, qui voit une «fracture générationnelle» au sein du féminisme. «Les militantes de la troisième vague, des années 1990 et 2000, sont passées par lectures sur le genre, et savent ce que veut dire “queer”. Pour ces groupes-là, la proximité avec le mouvement LGBT est évidente», argumente Christine Bard.
… mais aussi chez d’autres féministes plus ouvertes aux thématiques LGBT
Du côté de certaines associations féministes comme de l’Inter-LGBT, on confirme ces tensions, tantôt en laissant éclater une certaine amertume, tantôt en cherchant à minimiser.
«Les relations avec l’Inter-LGBT, c’est un peu attraction-répulsion», soupire Suzy Rojtman, porte-parole du Collectif national pour les droits des femmes. «J’ai toujours considéré que j’appartenais aux deux mouvements mais les collègues féministes n’ont pas toujours considéré que je l’étais. J’ai expérimenté des choses pas toujours simples», lâche Nicolas Gougain.
Cependant, si la CNDF, la CLF ou Osez le féminisme sont les premières à avoir été gagnées par le désenchantement post-mariage pour tous, il existerait jusque dans les associations qui tentent d’opérer une synthèse, comme Fières.
«Quand on parle du mouvement LGBT avec les féministes, c’est tout de suite associé aux structures pro-GPA», remarque Delphine Aslan, qui constate des tensions sur le sujet depuis «un an ou un an et demi».
«L’homophobie est une forme de sexisme»
Pourtant féminisme et mouvement LGBT ont des racines philosophiques et historiques communes. Psychologues et sociologues estiment en effet qu’à l’origine de la haine contre les homosexuels masculins, il y a une haine des femmes, de tout ce qui est «efféminé». De l’avis de nombreux acteurs, les inégalités hommes-femmes seraient le moteur des discriminations homophobes et transphobes. «L’homophobie est une forme de sexisme qui repose sur des stéréotypes de genre», appuie Nicolas Gougain, qui a participé avant de devenir porte-parole de l’Inter-LGBT aux réunions du collectif national du droit des femmes (CNDF), alors qu’il était militant à l’Unef. «J’ai toujours considéré que le mouvement LGBT était dans la filiation des combats des années 1970, sur la libéralisation des moeurs et la sexualité des femmes», ajoute-t-il.
Et c’est notamment pour cette raison qu’au début des années 1970, les deux mouvements sont main dans la main. Symbole de cette alliance, le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) est créé par des féministes issues du MLF, le Mouvement de libération des femmes. «Il y avait un esprit commun et une manière de militer très proche avec des actions spectaculaires: des slogans surréalistes, un même goût de la provocation, et la volonté de créer un mouvement subversif», selon Christine Bard, historienne française et professeure des universités à l’Université d’Angers. «On les appelait nos frères homosexuels», commente Marie-Josèphe Bonnet, qui a participé au MLF et à la fondation du FHAR et est l’auteure du livre Adieu les rebelles, un point de vue critique sur la mariage pour tous. Un esprit commun, et des ennemis communs, selon Christine Bard, qui travaille sur l’histoire de l’anti-féminisme et de l’homophobie:
«On trouve dans l’anti-féminisme une bonne dose de lesbophobie. Les deux aspects ont été assimilés pour stigmatiser le féminisme.»
«Une partie des gays considèrent que la question gay est disjointe de la question féministe»
Malgré cette grande proximité de combats et de vues, des divergences vont cependant vite apparaître.
Un des points délicats est notamment celui de la mixité homme-femmes. «A un moment donné, il y avait tellement de mecs au FHAR qu’on n’arrivait plus à se faire entendre», raconte Marie-Josèphe Bonnet. Un point de crispation qui subsiste aujourd’hui. «L’entre-soi masculin et l’invisibilité des lesbiennes dans le mouvement LGBT est à l’image de la place des femmes dans la société française», commente Christine Le Doaré sur son blog.
Alors que beaucoup de femmes lesbiennes du mouvement LGBT, doublement discriminées par leur condition de femme et d’homosexuelle, estiment qu’une «solidarité entre les discriminés» s’impose, les hommes du mouvement LGBT s’engagent en effet peu en faveur du droit des femmes, selon le chercheur Alban Jacquemart, qui a travaillé sur les hommes engagés dans les mouvements féministes. «Une partie des gays considèrent que la question gay est disjointe de la question féministe», commente ce sociologue au centre d’étude de l’emploi. «Très peu de gays militent dans des associations féministes, alors que les lesbiennes ont beaucoup plus de multi-militantisme», note le chercheur. «Citez moi des manifestations LGBT en faveur de l’égalité homme-femme? Le mouvement LGBT ne se bat plus pour cela», regrette Marie-Josèphe Bonnet.
«Il est vrai qu’il est urgent de sensibiliser les militants aux problématiques féministes», concède Amandine Miguel, porte-parole de l’Inter-LGBT, selon laquelle cependant une «prise de conscience» a émergé depuis quelques années, avec la création d’une «délégation à la visibilité lesbienne» et la participation pleine et entière de l’inter-associative aux évènements du 8 Mars –Journée internationale pour les droits des femmes– et du 25 novembre –journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes.
Prostitution, mariage, GPA…
Autre point délicat, la question de la prostitution constitue aussi une divergence historique, qui demeure aujourd’hui. Ces dissensions vont aussi créer deux types de féminisme, à partir de 1975 notamment.
«Avant les années 1970, les féministes étaient abolitionnistes. Une hétérogénéité apparaît alors, notamment en 1975, lorsqu’une partie d’entre elles se solidarisent des prostituées à Lyon, qui occupent l’église Saint-Nizier. C’est le début d’un courant féministe qui voit autrement la prostitution», explique Christine Bard.
La propagation du VIH, loin de réunir féministes et activistes LGBT, va les diviser aussi, pour des histoires… d’argent, notamment. «Les militants gays ont eu beaucoup de subventions et dans le même temps, les femmes n’avaient pas d’argent, puisqu’elles n’étaient pas victimes du sida. Quand l’épidémie s’est calmée, dans les années 1990, il y avait tout un mouvement homosexuel qui s’était créé et qui roulait grâce à l’argent du sida, et qui a favorisé un mouvement de consommation avec notamment le développement des backrooms, du Marais, etc», raconte Marie-Josèphe Bonnet.
Plus récemment, c’est la question du mariage, revendiqué par les homosexuels au nom de l’égalité des droits mais considéré par nombre de féministes historiques notamment comme un «outil du patriarcat», qui a réveillé d’anciennes blessures: «Le mariage n’est pas une chose satisfaisante parce qu’en définitive, tout en créant une égalité entre les couples, il crée aussi des discriminations. Une personne au RSA pourra le percevoir sous conditions de revenus du couple. C’est ainsi que nous avons eu le cas d’une femme qui ne pouvait pas partir de chez elle car elle ne pouvait pas recevoir le RSA, étant mariée. Nous préférons au mariage la notion de “droits propres”», explique Jocelyne Fildard, la co-présidente de la CLF.
GPA: un «agenda caché»?
Mixité, mariage, prostitution… autant de points de tensions qui constituent la toile de fonds d’un scénario à la «Je t’aime, moi non plus». Mais c’est la GPA qui constitue, depuis quelques années, la principale pierre d’achoppement entre les deux alliés.
Une réunion de l’Inter-LGBT sur le sujet, en 2010, est notamment pointée du doigt, certaines féministes reprochant à l’Inter-LGBT de n’avoir pas pris de position claire sur le sujet. «J’ai assumé d’organiser à la rentrée 2010 en interne un débat sur la GPA parce que j’estimais qu’on avait besoin de clarifier des positions. Je ne me sentais pas à l’aise. (…) Ce débat a eu une conclusion: on est restés sur une non-position. On ne prenait pas position sur l’encadrement de la GPA, mais on a avancé sur la question de la transcription des actes de naissance à l’état civil français», raconte Nicolas Gougain.
Derrière les revendications sur la PMA avancées par l’Inter-LGBT, certaines féministes craignent en effet qu’il n’y ait un «agenda caché», autrement dit que l’Inter-LGBT ne souhaite faire autoriser la PMA pour les lesbiennes pour ensuite pouvoir revendiquer, au nom de l’«égalité», la GPA pour les gays. «L’engagement du mouvement LGBT derrière la revendication de la PMA (procréation médicalement assistée) n’est pas transparent (…). Certains se fichent pas mal de la PMA, instrumentalisée juste pour obtenir ensuite la GPA», écrit Christine Le Doaré sur son blog.
Un argument aussi mis en avant par la Manif pour tous et que dément totalement l’Inter-LGBT. «Les mouvements “réacs” se sont servis de la GPA pour diaboliser la PMA et ont réussi avec leur communication à créer de la confusion», regrette Amandine Miguel. «J’ai eu une discussion animée avec certaines féministes en marge de la fête de l’Humanité, en septembre 2012. Elles m’ont reproché de défendre l’accès à la PMA pour ensuite défendre l’accès à la GPA. Mais pour moi, c’est totalement différent», se défend Nicolas Gougain.
Consensus pendant les débats sur le mariage pour tous
Malgré ces divergences, féministes et activistes LGBT ont su néanmoins se rapprocher et taire leurs différends à des moments stratégiques, lors de grands débats, comme celui sur la parité ou la dépénalisation de l’homosexualité. C’est lors de tels moments historiques, véritables «unions sacrées», qu’une nouvelle «mixité», où féministes et homosexuels se mélangent, se recrée, selon Ilana Eloit, chercheuse à la London School of Economics et doctorante qui fait une thèse sur mouvements lesbiens des années 1970 et doctorante en Genders Studies.
C’est ce qui s’est passé avec l’épisode du mariage pour tous, où les dissensions sur la GPA ont été mises en sourdine. La CLF, qui a déjà acté son départ en interne à cette date, va ainsi quand même participer à la manifestation pour l’égalité organisée à l’appel de l’Inter-LGBT le 16 décembre 2013. Idem du côté des «féministes historiques» du CNDF. «Il y a eu une telle attaque du Printemps français contre le mariage pour tous et les homosexuels que nous ne pouvions pas émettre de critiques trop fortes, on aurait été assimilé à ces gens-là», reconnaît-elle.
Une stratégie assumée des deux côtés. Ainsi Nicolas Gougain reconnaît-il avoir poussé pour que l’Inter-LGBT soit la plus «silencieuse» possible sur la question de la GPA, «parce qu’il n’y avait aucune majorité politique là-dessus et parce que ce n’était pas un débat du mariage pour tous. Toutes les interviews faites à cette période n’ont jamais abordé la GPA et je l’ai toujours enterrée», affirme-t-il. De quoi, par voie de conséquence, réunir un mouvement le plus large possible autour du combat du moment. Soudés autour d’une même bataille, chaque camp va se retrouver sur une position minimale, plus consensuelle. Un «phénomène classique» d’union sacrée en matière de mouvement sociaux, selon Alban Jacquemart.
Mises en sourdines, les divergences sur la GPA ne vont cependant pas tarder à éclater au grand jour après le vote de la loi, avec, notamment, le départ de la CLF de l’Inter-LGBT et les évènements que nous avons vus plus haut. «On a peur que cela finisse par revenir à l’ordre du jour», résume Suzy Rojtman, du CNDF. «Certains sont surpris que l’on en arrive là, pas moi, tout ceci était annoncé et même dénoncé et depuis 2010 au moins. La fracture est seulement plus nette», écrit Christine Le Doaré sur son blog.
Aude Lorriaux
SOURCE : www.slate.fr