Non, l’espace domestique n’est pas cet endroit terne auquel il convient de ne pas jeter un regard. Et ce qui se passe à l’intérieur des maisons est aussi intéressant que ce qu’il y a dehors. C’est la thèse audacieuse avancée dans un essai de Mona Chollet (1), journaliste au Monde diplomatique et qui a l’habitude des sujets iconoclastes : en 2012, son essai Beauté fatale analysait brillamment l’aliénation exercée sur les femmes par la mode et le culte du corps parfait.

Dotée d’un solide bagage théorique et d’un évident sens de la punchline («Femen partout, féminisme nulle part», écrit-elle dans un article retentissant, en mars 2013), l’essayiste publie aujourd’hui un voyage sociologique, politique et intime dans nos intérieurs. Un lieu confiné au secret de notre intimité, mais qui dit beaucoup du monde qui nous entoure.

Pourquoi le travail domestique est-il autant méprisé ? Comment concilier l’intérieur (le confort du salon) avec l’extérieur (le monde tel que raconté sur Internet, par exemple) ? Pour faire le tour de ce vaste sujet, Mona Chollet convoque la philosophie et l’architecture, le féminisme et la politique, Instagram et le ­travail du dimanche. Et cite, pêle-mêle, Gaston Bachelard et Georges Perec, Raoul Vaneigem et Virginia Woolf, Nicolas Bouvier et Betty Friedan. Éclectique et pop, cet ouvrage nous fait considérer autrement le «chez-soi» : qu’on se le dise, notre table basse est, elle aussi, politique.

D’où vous est venue cette singulière idée d’écrire sur l’espace domestique ?

Personnellement, je tire un grand plaisir à être chez moi, cela me fait du bien et j’en ai besoin. Mais j’ai remarqué que c’est souvent mal perçu. Si vous dites que vous avez des vacances et que vous ne partez pas en voyage, personne ne vous comprend. Les gens sont très vite un peu ­ironiques et condescendants. Le goût du confort est vu comme quelque chose de petit-bourgeois et individualiste. Cette question de l’individualisme est intéressante parce qu’il me semble que l’on ne peut pas avoir des choses à donner si l’on n’a pas cette base de repli où l’on peut ­rester seul, en laissant les choses se décanter et reposer.

On associe facilement les gens casaniers à des personnes manquant de curiosité…

J’ai eu envie de déconstruire cette idée un peu simpliste. Rester beaucoup chez soi n’est pas forcément le signe d’un manque d’intérêt pour le monde : on déploie sa curiosité tout autant, mais de manière ­différente. On n’est pas plus hermétique au monde extérieur, il y a une perméabilité. Il s’agit, après tout, de trouver un équilibre, une harmonie entre l’intérieur et l’extérieur.

Vous écrivez, dans un chapitre consacré aux nouveaux usages du Web : «Les échanges sur Internet, comme la pensée, l’imaginaire, le commentaire, ont des répercussions tout à fait ­tangibles ; ils contribuent à façonner le visage de notre monde.»

Internet représente parfaitement ce rapport entre intérieur et extérieur. Le monde arrive dans mon ordinateur, chez moi. Face au flux d’informations, aux interactions générées par les réseaux sociaux, je sais que mon état mental ne sera plus jamais le même. Cela a des conséquences qu’on mesure encore mal. Il y a cette phrase de l’écrivain Douglas Coupland, qui a beaucoup circulé, justement, sur Internet, et qui dit : «Mon cerveau pré-Internet me manque.» C’est vrai mais, pour autant, je reste une techno-béate qui s’assume totalement. Internet nous plonge dans des usages complètement neufs. C’est à la fois passionnant et affolant.

De manière générale, en quoi notre rapport à l’espace domestique résume-t-il les tensions de notre époque?

Il m’a semblé important d’articuler mon propos autour de deux notions : le manque d’espace et le manque de temps. Le second est moins évident à décrire que le premier, mais tout aussi important. J’ai voulu expliquer pourquoi on a autant de mal à trouver un endroit où se poser – ou alors de ne pas en avoir du tout, ou alors insalubre, ou trop petit, ou surpeuplé, ou trop cher. Ou excentré de son lieu de ­travail : on passe donc du temps dans les transports. Par conséquent, on passe moins de temps chez soi. Le fait est qu’on nous pousse régulièrement à acheter le dernier canapé à la mode, mais on n’a pas le temps de s’y avachir. Il y a tout un marché qui vend le bonheur domestique, mais si l’on veut ce bonheur domestique, on est obligé de trimer pour se le payer. Donc on ne peut pas vraiment en profiter… Voilà l’injonction paradoxale à laquelle nous sommes soumis en permanence.

Qui dit espace domestique dit travail domestique. En 2015, les tâches ménagères sont encore majoritairement l’affaire des femmes, ce qui fait réfléchir la féministe que vous êtes.

Quand un sujet comme le travail ménager est à ce point méprisé, ça met la puce à l’oreille. Pourquoi le méprise-t-on autant alors qu’il est essentiel – et qu’il peut être agréable quand il est fait dans les bonnes conditions, qu’on a du temps pour le faire, et qu’il est équitablement réparti entre les membres du foyer ? Il y a une sorte de sagesse à faire son ménage ­soi-même. En revanche, lorsque celui-ci est un emploi, cela devient un travail pénible, mal vu, méprisé socialement et physiquement usant. Je cite une femme de ménage qui dit de son travail : «Tout ce que je produis, c’est de la paresse.» Pour ma part, je ­préfère imaginer un modèle de société où on travaillerait moins et on prendrait en main son propre ménage.

Et puis, il y a l’image, pernicieuse, de la femme au foyer.

C’est un mélange d’idéalisation et de mépris. Dans Métiers de femme, Virginia Woolf écrit que lorsqu’elle a commencé à être journaliste, il lui a fallu tuer ce qu’on appelait à l’époque «l’ange du foyer», cette vision idéalisée de la fée du logis. Sinon, «c’est elle qui m’aurait tuée», écrit-elle. Elle explique que cela n’a pas été simple: «Il est beaucoup plus difficile de tuer un fantôme qu’une réalité.» Et c’est vrai que c’est un idéal puissant et séduisant, qui se renouvelle depuis le XIXe siècle. On encourage les femmes à fonder des familles, à fonder leur foyer et leur petit paradis domestique, mais derrière cela, il y a ce mépris, dont parlent, par exemple, toutes ces femmes qui sont à la maison et à qui on demande, dans les dîners, ce qu’elles font dans la vie. Lorsqu’elles répondent «je suis au foyer», les regards se détournent aussitôt… Pour sortir de cette assignation, la revendication féministe du salaire ménager, et aujourd’hui celle du revenu garanti, offrent des pistes intéressantes.

(1) «Chez soi: une odyssée de l’espace domestique», de Mona Chollet, éditions Zones, 250 pp., 16 €. Parution le 23 avril.

Johanna LUYSSEN