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Emmanuel Todd et les systèmes familiaux
Categories: Débats & Critiques

priscilla  02Emmanuel Todd et les systèmes familiaux – suite (et fin ?)

Il y a quelques temps, j’avais abordé dans ce blog, avec un œil passablement critique, les développements d’Emmanuel Todd concernant le rôle et l’évolution des structures familiales (c’était dans ce billet, puis dans celui-là). À l’époque, comme on peut le voir, plusieurs personnes avaient vigoureusement défendu son point de vue, m’adressant au passage quelques reproches d’une amabilité relative.

Il se trouve qu’Emmanuel Todd était hier invité à exposer ses travaux dans un séminaire public organisé par le LIED, un laboratoire de l’Université Paris Diderot dans laquelle je travaille. J’y suis donc allé, et je n’ai pas perdu mon après-midi.

Une histoire de structures

La première partie de la conférence exposait ce qu’E. Todd appelle lui-même la dimension structuraliste de sa théorie, à savoir le fait que les structures familiales déterminent de manière plus ou moins stricte les autres dimensions de la structure sociale – tout particulièrement ses structures politiques. Ce que j’ai entendu a confirmé à peu près en tout point ce que j’avais compris de mes différentes (et certes succinctes) lectures… et les désaccords profonds que j’en retire. Ceux-ci procèdent principalement de deux ordres :

Des systèmes familiaux, des systèmes de parenté et des définitions

Emmanuel Todd, lorsqu’il parle des structures familiales, emploie abondamment le vocabulaire de l’anthropologie. Mais il ne l’emploie pour ainsi dire jamais dans sa définition habituelle. Il parle ainsi, par exemple, de familles bilatérales ou patrilinéaires, ainsi que d’endogamie ou d’exogamie familiale. Or, prises telles quelles, ces formulations n’ont aucun sens. La patrilinéarité ne désigne pas des relations familiales, ou même une transmission de l’héritage (car c’est souvent cela qu’E. Todd semble avoir en tête), mais l’appartenance à un groupe (de parenté). Non seulement ces groupes de parenté, objets classiques de l’anthropologie, ne coïncident pas avec les familles, mais ils ne les englobent pas : un groupe de parenté n’est pas un ensemble de familles.

Prenons le cas très fréquent de groupes de parentés unilinéaires, c’est-à-dire où le rattachement des enfants s’effectue soit par le père, soit par la mère. C’est le cas des clans (en anthropologie, le mot possède un sens précis, et ne veut pas du tout dire « groupe » comme dans le langage courant). Dans l’immense majorité des cas, les clans sont exogames, c’est-à-dire que les gens sont tenus de se marier (et d’avoir des rapports sexuels) avec des individus d’un autre clan que le leur. Cela signifie que les familles, par définition, regroupent des membres de deux clans différents. Ce sont donc les clans qui sont patrilinéaires ou matrilinéaires, pas les familles (au passage, la règle de transmission de l’héritage est généralement beaucoup plus compliquée que la règle de transmission de l’appartenance clanique, ne serait-ce que parce que la plupart du temps, et quel que soit le système de parenté, les biens masculins échoient nécessairement à un homme et les biens féminins à des femmes).

Quant à parler d’exogamie familiale, là non plus on ne voit pas très bien de quoi il est question : traditionnellement, l’exogamie désigne un phénomène qui opère à l’échelle des groupes de parenté et non à celle des familles. Dans les sociétés à deux clans, par exemple, un système très classique prescrit aux hommes de se marier préférentiellement avec la fille du frère de leur mère. Cette pratique allie donc une exogamie de clan (je ne fais pas la démonstration, mais elle est bien connue et assez facile à reconstituer) et une grande proximité de parenté avec son conjoint. Ainsi, quand E. Todd parle de familles endogames ou exogames, je ne sais pas du tout à quoi il se réfère.

Ma conclusion (toute provisoire) sur ce point est que soit E. Todd travaille avec une classification familiale bringuebalante et mal définie ; soit son classement est sérieux, mais mal nommé. Peut-être a-t-il soigneusement défini, quelque part dans ces travaux (que, je le répète, je connais mal) le sens dans lequel il emploie tous ces termes. Mais c’est, au mieux, un choix curieux que de reprendre sciemment des termes techniques pour leur donner une définition différente de celle qui est la leur depuis des décennies dans une discipline scientifique. Ajoutons à cela que la focalisation sur les structures familiales est exclusive, et que les groupes de parenté, qui jouent pourtant un rôle absolument central dans beaucoup de sociétés, sont totalement passé sous silence (ou fondus dans la typologie familiale, ce qui revient au même).

Une sociologie pauvre

J’en viens à l’autre critique, sans doute la principale : la pauvreté du principe explicatif auquel a recours E. Todd.

Partant d’une coïncidence entre certaines formes familiales et certains phénomènes politiques, il en déduit une causalité des premières sur les seconds. Et à l’objection selon laquelle corrélation n’est pas causalité, il répond (en tout cas c’est ce qu’il a fait hier) que les phénomènes politiques étant chronologiquement seconds par rapports aux formes familiales, ce sont forcément les formes familiales qui déterminent les phénomènes politiques et non l’inverse. Il y a là un problème de logique. On ne démontre pas une causalité en réfutant la possibilité d’une causalité inverse. Cette réponse ne justifie en rien la raison pour laquelle on devrait admettre que les formes familiales engendrent les formes politiques et pourquoi, par exemple, toutes deux ne pourraient pas être conditionnées par une troisième variable, ce qui expliquerait tout aussi bien leur similitude.

Mais c’est donc pour la causalité qu’a opté depuis toujours E. Todd, selon des modalités qui lui semblent manifestement évidentes mais qui ont beaucoup de mal à me convaincre (litote) : les « valeurs » qui imprègnent un système familial imprègneront tout naturellement un système politique, surtout lorsque lesdites formes familiales qui portaient ces valeurs s’effondrent. Ainsi, la dictature stalinienne (un des principaux objet du désir intellectuel d’E. Todd) est-elle le produit direct de la combinaison d’autoritarisme et d’égalitarisme censé caractériser la famille paysanne russe traditionnelle. De même, le libéralisme triomphant avec la « modernité » (Les Lumières, la révolution industrielle, etc.) est-il la stricte transposition du libéralisme régnant dans la famille nucléaire à l’extrémité de la péninsule européenne.

Or, tout cela suppose que les formes politiques d’une société ne sont, finalement, et indépendamment de l’Histoire, de la lutte des classes, des déterminismes économiques et de bien d’autres choses encore, que l’émanation des préférences des individus. Non seulement s’agit-il d’une vision platement psychologisante (les institutions correspondent au désir des hommes), mais c’est une vision bien naïve, qui ignore que le résultat d’une action collective n’est pas le simple décalque des aspirations individuelles. Sur ce point, je ne vois pas comment on pourrait dire les choses avec plus de clarté et de profondeur que F. Engels il y a 150 ans :

Mais, deuxièmement, l’histoire se fait de telle façon que le résultat final se dégage toujours des conflits d’un grand nombre de volontés individuelles, dont chacune à son tour est faite telle qu’elle est par une foule de conditions particulières d’existence; il y a donc là d’innombrables forces qui se contrecarrent mutuellement, un groupe infini de parallélogrammes de forces, d’où ressort une résultante – l’événement historique – qui peut être regardée elle-même, à son tour, comme le produit d’une force agissant comme un tout, de façon inconsciente et aveugle. Car, ce que veut chaque individu est empêché par chaque autre et ce qui s’en dégage est quelque chose que personne n’a voulu. (F. Engels, lettre à J. Bloch, 1890)

On pourrait certes rétorquer que dans les lignes suivantes, Engels nuance ce propos en indiquant que les actions individuelles concourent malgré tout au résultat final, et qu’à ce titre, elles interviennent donc bel et bien. Mais il resterait tout de même le plus gros morceau, à savoir que les aspirations individuelles puiseraient leur source dans la forme familiale, censée être la cause déterminante en dernière instance, pour paraphraser Marx. Aux yeux d’E. Todd, cette proposition semble avoir la force de l’évidence étant donné le temps qu’un individu passe en famille. Mais on pourrait à tout aussi juste titre soutenir que ce sont les religions qui font l’Histoire, étant donné le temps que passent les individus (seuls ou en famille) à croire en des forces surnaturelles.

J’ajoute à cela qu’E. Todd a eu plusieurs fois recours à un argument qui m’a paru aussi alambiqué que peu convaincant, pour expliquer comment des structures familiales pouvaient continuer à jouer un rôle décisif… même après avoir disparu. Avec mon mauvais esprit coutumier, j’ai eu l’impression d’être en matière historique face à l’équivalent de la mémoire de l’eau en médecine.

La structure de l’Histoire

J’en viens à présent à la seconde partie de l’exposé d’E. Todd, qui portait sur sa reconstitution de l’évolution des formes de familles – la matière de son livre sur L’Origine des systèmes familiaux.

La méthode

Un premier point, d’une difficulté bien connue de l’anthropologie sociale, consiste à savoir de quelle manière on peut reconstituer des séries temporelles à partir de données synchroniques. Les systèmes familiaux laissent fort peu de traces archéologiques (ou des traces si ténues qu’elles donnent lieu à d’interminables débats). E. Todd, ainsi que l’on en discutait dans un des deux billets auxquels je faisans allusion tout à l’heure, emploie donc une méthode inspirée de la linguistique : si, dans une distribution spatiale, un caractère A est présent dans des poches périphériques, et qu’un caractère B est présent sur tout l’espace central, cela signifie que A est antérieur à B.

J’avais alors déjà quelques doutes sur ce raisonnement, doutes sur lesquels je n’ai pas pu mettre précisément le doigt hier – et du coup, je me suis abstenu d’intervenir sur ce point. Mais entre-temps, j’ai un peu gambergé et je crois avoir cerné un peu plus précisément ce qui me gêne.

En fait, si l’on parle des langues, et bien que je sois très loin d’être spécialiste de ce domaine, il me semble que celles-ci sont des phénomènes très complexes, susceptibles de connaître un nombre très élevé de variations (il existe encore aujourd’hui plusieurs milliers de langues dans le monde). Dès lors, si l’on retrouve un même type disséminé en plusieurs endroits distants, il est extrêmement peu probable que ces occurrences soient le produit d’une évolution indépendante : le plus vraisemblable est qu’elles soient la survivance d’un type commun. Tout le problème est de savoir si le raisonnement peut être transposé à une situation où le phénomène étudié possède un nombre de types beaucoup plus limité (en l’occurrence, les systèmes familiaux). Dans ce cas, en effet, la probabilité que des circonstances similaires aient produit, en des endroits différents, une même mutation, est beaucoup plus élevée. Et par conséquent, la conclusion qu’une dispersion géographique signifie nécessairement une origine commune beaucoup moins assurée.

S’agissant des formes familiales, la distribution spatiale me semble donc être un outil assez peu fiable pour reconstituer une succession historique. Dit autrement, je ne vois pas comment on peut écarter l’hypothèse que la famille nucléaire inuite, par exemple, soit une involution d’une famille plus large en raison, par exemple, des conditions environnementales particulièrement rudes, plutôt qu’un témoin préservé de la forme familiale originelle. Et par conséquent, sur ce sujet comme sur bien d ‘autres, je suis d’avis qu’une bonne prudence vaut mieux qu’une mauvaise certitude.

Un point aveugle

J’ai en revanche pu interpeller E. Todd à propos d’un cas qui me semble représenter une énorme pierre dans son jardin : je veux parler de l’Australie, continent aussi périphérique qu’il est possible de l’être, entièrement peuplé de chasseurs-cueilleurs lors du contact, et qui exhibait des formes familiales très éloignées de la famille nucléaire.

Je dois avouer que j’ai été assez agréablement surpris par sa réponse : il a avoué tout de go que l’Australie posait effectivement un problème considérable à son modèle, problème qu’il devait travailler à résoudre. Et que ledit modèle, en l’état, ne s’appliquait qu’à l’Eurasie. S’il faut saluer l’honnêteté de cette réponse, on peut néanmoins regretter que cette restriction n’ait pas été formulée dans ses écrits et dans les interviews donnés lors de la parution de son Origine des systèmes familiaux, qui prétendaient sans guère de prudence que la question était réglée, et qu’on avait (re)trouvé la forme de famille originelle.

Bref, de l’aveu de son auteur lui-même, le modèle (à supposer qu’il soit valide) est aujourd’hui très loin d’englober l’ensemble des faits constatés, puisqu’il ne porte en réalité que sur deux des cinq continents. Dont acte. Mais mon petit doigt me dit que retrouver la famille nucléaire originelle chez les Aborigènes va s’avérer une tâche au moins aussi rude pour Emmanuel Todd que me convaincre de ses différentes prises de positions politiques. Ce qui n’est pas peu dire.

Christophe Darmangeat

SOURCE : http://cdarmangeat.blogspot.fr

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